Maria Chapdelaine/12

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J.-A. LeFebvre, éditeur (p. 156-178).

XII


Comme mars venait, Tit’Bé rapporta un jour de Honfleur la nouvelle qu’il y aurait le soir, chez Éphrem Surprenant, une grande veillée à laquelle ils étaient tous priés.

Il fallait que quelqu’un restât pour garder la maison, et comme la mère Chapdelaine émit le désir de faire le voyage pour se distraire un peu, après ces longs mois de réclusion, ce fut Tit’Bé qui resta. Honfleur, le village le plus proche de leur maison, était à huit milles de distance ; mais qu’étaient huit milles à faire en traîneau sur la neige à travers les bois comparés au plaisir d’entendre des chansons et des histoires, et de causer avec d’autres gens venus de loin.

Il y avait nombreuse compagnie chez Éphrem Surprenant : plusieurs habitants du village d’abord, puis les trois Français qui avaient acheté la terre de son neveu Lorenzo, et enfin, à la grande surprise des Chapdelaine, Lorenzo lui-même, revenu encore une fois des États-Unis pour quelque affaire se rapportant à cette vente et à la succession de son père. Il accueillit Maria avec un empressement marqué et s’assit auprès d’elle.

Les hommes allumèrent leurs pipes ; l’on causa du temps, de l’état des chemins, des nouvelles du comté ; mais la conversation languissait et chacun semblait attendre. Les regards se tournaient instinctivement vers Lorenzo et les trois Français comme si de leur présence simultanée dussent naturellement jaillir des récits merveilleux, des descriptions de contrées lointaines aux mœurs étranges. Les Français, arrivés dans le pays depuis quelques mois seulement, devaient ressentir une curiosité du même ordre, car ils écoutaient et ne parlaient guère.

Samuel Chapdelaine, qui les rencontrait pour la première fois, se crut autorisé à leur faire subir un interrogatoire, selon la candide coutume canadienne.

— Alors, vous voilà rendus icitte pour travailler la terre. Comment aimez-vous le Canada ?

— C’est un beau pays, neuf, vaste… Il y a bien des mouches en été et les hivers sont pénibles ; mais je suppose que l’on s’y habitue à la longue.

C’était le père qui répondait, et ses deux fils hochaient la tête, les yeux à terre. Leur aspect eût suffi à les différencier des autres habitants du village ; mais dès qu’ils parlaient le fossé semblait s’élargir encore et les paroles qui sortaient de leur bouche sonnaient comme des mots d’une langue étrangère. Ils n’avaient pas la lenteur de diction canadienne, ni cet accent indéfinissable qui n’est pas l’accent d’une quelconque province française, mais seulement un accent paysan, en quoi les parlers différents des émigrants d’autrefois se sont confondus. Ils employaient des expressions et des tournures de phrases que l’on n’entend point au pays de Québec, même dans les villes, et qui aux hommes simples assemblés là paraissaient recherchées et pleines de raffinement.

— Dans votre pays avant de venir icitte, étiez-vous cultivateur aussi ?

— Non.

— Quel métier donc que vous faisiez ?

Le Français hésita un instant avant de répondre, se rendant compte peut-être que ce qu’il allait dire serait étrange et difficile à comprendre.

— Moi, j’étais accordeur, dit-il enfin, accordeur de pianos ; et mes deux fils que voilà étaient employés, Edmond dans un bureau et Pierre dans un magasin.

Employés — commis — cela c’était clair pour tout le monde ; mais la profession du père restait un peu obscure dans les esprits de ceux qui l’écoutaient.

Éphrem Surprenant répéta : « Accordeur de pianos ; c’était ça, c’était bien ça ! » Et il regarda son voisin Conrad Néron d’un air supérieur, et de défi, qui semblait dire : « Tu ne voulais pas me croire ou bien tu ne sais pas ce que c’est ; mais tu vois… »

— Accordeur de pianos, répéta à son tour Samuel Chapdelaine, pénétrant lentement le sens des mots. Et c’est-il un bon métier, ça ? Gagniez-vous de bonnes gages ? Pas trop bonnes, eh !… Mais de même vous êtes ben instruits, vous et vos garçons ; vous savez lire et écrire, et le calcul, eh ? Et moi qui ne sais seulement pas lire.

— Ni moi ! ajouta promptement Éphrem Surprenant.

Conrad Néron et Égide Racicot firent chorus :

— Ni moi !

— Ni moi !

Et tous se mirent à rire.

Le Français eut un geste vague d’indulgence, impliquant qu’ils pouvaient fort bien s’en passer et qu’à lui cela ne servirait guère, maintenant.

— Alors vous n’étiez pas capables de vivre comme il faut avec vos métiers, là-bas. Oui… À cause, donc, que vous êtes venus par icitte ?

Il demandait cela sans intention d’offense, en toute simplicité, s’étonnant qu’ils eussent abandonné pour le dur travail de la terre des besognes qui lui semblaient si plaisantes et si faciles.

Pourquoi ils étaient venus ?… Quelques mois plus tôt ils auraient pu l’expliquer d’abondance, avec des phrases jaillies du cœur : la lassitude du trottoir et du pavé, de l’air pauvre des villes ; la révolte contre la perspective sans fin d’une existence asservie ; la parole émouvante, entendue par hasard, d’un conférencier prêchant sans risque l’évangile de l’énergie et de l’initiative, de la vie saine et libre sur le sol fécondé. Ils auraient su dire tout cela avec chaleur quelques mois plus tôt…

Maintenant ils ne pouvaient guère qu’esquisser une moue évasive et chercher laquelle de leurs illusions leur restait encore.

— On n’est pas toujours heureux dans les villes, dit le père. Tout est cher, on vit enfermé…

Cela leur avait paru si merveilleux, dans leur étroit logement parisien, cette idée qu’au Canada ils passeraient presque toutes leurs journées dehors, dans l’air pur d’un pays neuf, près des grandes forêts. Ils n’avaient pas prévu les mouches noires, ni compris tout à fait ce que serait le froid de l’hiver, ni soupçonné les mille duretés d’une terre impitoyable.

— Est-ce que vous vous figuriez ça comme c’est, demanda encore Samuel Chapdelaine, le pays icitte, la vie ?…

— Pas tout à fait, répondit le Français à voix basse. Non, pas tout à fait…

Quelque chose passa sur son visage, qui fit dire à Éphrem Surprenant :

— Ah ! c’est dur, icitte ; c’est dur !

Ils firent « oui » de la tête, tous les trois et baissèrent les yeux : trois hommes aux épaules maigres, encore pâles malgré leurs six mois passés sur la terre, qu’une chimère avait arrachés à leurs comptoirs, à leurs bureaux, à leurs tabourets de piano, à la seule vraie vie pour laquelle ils fussent faits. Car il n’y a pas que les paysans qui puissent être des déracinés. Ils avaient commencé à comprendre leur erreur, et qu’ils étaient trop différents, pour les imiter, des Canadiens qui les entouraient, dont ils n’avaient ni la force, ni la santé endurcie, ni la rudesse nécessaire, ni l’aptitude à toutes les besognes : agriculteurs, bûcherons, charpentiers, selon la saison et selon l’heure.

Le père hochait la tête, songeur ; un des fils, les coudes sur ses genoux, contemplait avec une sorte d’étonnement les callosités que le dur travail des champs avait plaquées aux paumes de ses mains frêles. Tous trois avaient l’air de tourner et de retourner dans leurs esprits le bilan mélancolique d’une faillite. Autour d’eux l’on pensait : « Lorenzo leur a vendu son bien plus qu’il ne valait ; ils n’ont plus guère d’argent et les voilà mal pris ; car ces gens-là ne sont pas faits pour vivre sur la terre. »

La mère Chapdelaine voulut les encourager, un peu par pitié, un peu pour l’honneur de la culture.

— Ça force un peu au commencement quand on n’est pas accoutumé, dit-elle, mais vous verrez que quand votre terre sera pas mal avancée vous ferez une belle vie.

— C’est drôle, remarqua Conrad Néron, comme chacun a du mal à se contenter. En voilà trois qui ont quitté leurs places et qui sont venus de ben loin pour s’établir icitte et cultiver, et moi je suis toujours à me dire qu’il ne doit rien y avoir de plus plaisant que d’être tranquillement assis dans un office toute la journée, la plume à l’oreille, à l’abri du froid et du gros soleil.

— Chacun a son idée, décréta Lorenzo Surprenant, impartial.

— Et ton idée à toi, ça n’était point de rester à Honfleur à suer sur les « chousses », fit Racicot avec un gros rire.

— C’est vrai, et je ne m’en cache pas : ça ne m’aurait pas adonné. Ces hommes icitte ont acheté ma terre. C’est une bonne terre, personne ne peut rien dire à l’encontre ; ils avaient dessein d’en acheter une et je leur ai vendu la mienne. Mais pour moi, je me trouve bien où je suis et je n’aurais pas voulu revenir.

La mère Chapdelaine secoua la tête.

— Il n’y a pas de plus belle vie que la vie d’un habitant qui a de la santé et point de dettes, dit-elle. On est libre ; on n’a point de « boss » ; on a ses animaux ; quand on travaille, c’est du profit pour soi… Ah ! c’est beau !


Le prêtre, le curé de sa paroisse, clairement envoyé par Dieu
pour lui expliquer la vie et lui montrer le chemin.


— Je les entends tous dire ça, répliqua Lorenzo. On est libre ; on est son maître. Et vous avez l’air de prendre en pitié ceux qui travaillent dans les manufactures, parce qu’ils ont un boss à qui il faut obéir. Libre… sur la terre… allons donc !

Il s’animait à mesure et parlait d’un air de défi.

— Il n’y a pas d’homme dans le monde qui soit moins libre qu’un habitant… Quand vous parlez d’hommes qui ont bien réussi, qui sont bien gréés de tout ce qu’il faut sur une terre et qui ont plus de chance que les autres, vous dites : « Ah ! ils font une belle vie ; ils sont à l’aise ; ils ont de beaux animaux. »

« Ça n’est pas ça qu’il faudrait dire. La vérité, c’est que ce sont leurs animaux qui les ont. Il n’y a pas de boss dans le monde qui soit aussi stupide qu’un animal favori. Quasiment tous les jours ils vous causent de la peine ou ils vous font du mal. C’est un cheval apeuré de rien qui s’écarte ou qui envoie les pieds ; c’est une vache pourtant douce, tourmentée par les mouches, qui se met à marcher pendant qu’on la tire et qui vous écrase deux orteils. Et même quand ils ne vous blessent pas par aventure, il s’en trouve toujours pour gâter votre vie et vous donner du tourment…

« Je sais ce que c’est : j’ai été élevé sur une terre ; et vous, vous êtes quasiment tous habitants et vous le savez aussi. On a travaillé fort tout l’avant-midi ; on rentre à la maison pour dîner et prendre un peu de repos. Et puis avant qu’on soit assis à table, voilà un enfant qui crie : « Les vaches ont sauté la clôture » ; ou bien : « Les moutons sont dans le grain. » Et tout le monde se lève et part à courir, en pensant à l’avoine ou à l’orge qu’on a eu tant de mal à faire pousser et que ces pauvres fous d’animaux gaspillent. Les hommes galopent, brandissent des bâtons, s’essoufflent ; les femmes sortent dans la cour et crient. Et puis quand on a réussi à remettre les vaches ou les moutons au clos et à relever les clôtures de pieux, et qu’on rentre, bien « resté », on trouve la soupe aux pois refroidie et pleine de mouches, le lard sous la table, grugé par les chiens et les chats, et l’on mange n’importe quoi, en hâte, avec la peur du nouveau tour que les pauvres brutes sont peut-être à préparer encore.

« Vous êtes les serviteurs de vos animaux : voilà ce que vous êtes. Vous les soignez, vous les nettoyez ; vous ramassez leur fumier comme les pauvres ramassent les miettes des riches. Et c’est vous qui les faites vivre à force de travail, parce que la terre est avare et l’été trop court. C’est comme cela et il n’y a pas moyen que cela change, puisque vous ne pouvez pas vous passer d’eux ; sans animaux on ne peut pas vivre sur la terre. Mais quand bien même on pourrait… Quand bien même on pourrait… Vous auriez encore d’autres maîtres : l’été qui commence trop tard et qui finit trop tôt, l’hiver qui mange sept mois de l’année sans profit, la sécheresse et la pluie qui viennent toujours mal à point…

« Dans les villes on se moque de ces choses-là ; mais ici vous n’avez pas de défense contre elles et elles vous font du mal ; sans compter le grand froid, les mauvais chemins, et de vivre seuls, loin de tout, sans plaisirs. C’est de la misère, de la misère, de la misère du commencement à la fin. On dit souvent qu’il n’y a pour réussir sur la terre que ceux qui sont nés et qui ont été élevés sur la terre ; comme de raison… Les autres, ceux qui ont habité les villes, pas de danger qu’ils soient assez simples pour se contenter d’une vie de même ! »

Il parlait avec chaleur, et d’abondance, en citadin qui cause chaque jour avec ses semblables, lit les journaux, entend les orateurs de carrefour. Ceux qui l’écoutaient, étant d’une race sensible à la parole, se sentaient entraînés par ses critiques et ses plaintes, et la dureté réelle de leur vie leur apparaissait d’une façon nouvelle et saisissante qui les surprenait eux-mêmes.

La mère Chapdelaine pourtant secouait la tête.

— Ne dites pas ça ; il n’y a pas de plus belle vie que celle d’un habitant qui a une bonne terre.

— Pas dans ce pays-ci, madame Chapdelaine. Vous êtes trop loin vers le nord ; l’été est trop court ; le grain n’a pas eu le temps de pousser que déjà les froids arrivent. Quand je remonte par icitte à chaque voyage, venant des États, et que je vois les petites maisons de planches perdues dans le pays, si loin les unes des autres et qui ont l’air d’avoir peur, et le bois qui commence et qui vous cerne de tous côtés… Batêche, je me sens tout découragé pour vous autres, moi qui n’y habite plus, et j’en suis à me demander comment ça se fait que tous les gens d’icitte ne sont pas partis voilà longtemps pour s’en aller dans les places moins dures, où on trouve tout ce qu’il faut pour faire une belle vie, et où on peut sortir l’hiver et aller se promener sans avoir peur de mourir…

Sans avoir peur de mourir… Maria frissonna tout à coup et songea aux secrets sinistres que cache la forêt verte et blanche. C’était vrai, ce que disait là Lorenzo Surprenant ; c’était un pays sans pitié et sans douceur. Toute l’inimitié menaçante du dehors, le froid, la neige profonde, la solitude semblèrent entrer soudain dans la maison et s’asseoir autour du poêle comme un essaim de mauvaises fées, avec des ricanements prophétiques de malchance ou des silences plus terribles encore.

« Te souviens-tu des beaux garçons aimés que nous avons tués et cachés dans le bois, ma sœur ? Leurs âmes ont pu nous échapper ; mais leurs corps, leurs corps, leurs corps… personne ne nous les reprendra jamais… »

Le bruit du vent aux angles de la maison ressemble à un rire lugubre, et il semble à Maria que tous ceux qui sont réunis là entre les murs de planches courbent l’échine et parlent bas, comme des gens dont la vie est menacée, et qui craignent.

Sur tout le reste de la veillée un peu de tristesse pesa, tout au moins pour elle. Racicot racontait des histoires de chasse, des histoires d’ours pris au piège, qui se démenaient et grondaient si férocement à la vue du trappeur, que celui-ci tremblait et perdait le courage, et puis qui s’abandonnaient tout à coup quand ils voyaient les chasseurs revenir en nombre et les fusils meurtriers braqués sur eux ; qui s’abandonnaient, se cachaient la tête entre leurs pattes et se lamentaient avec des cris et des gémissements presque humains, déchirants et pitoyables.

Après les histoires de chasse vinrent des histoires de revenants et d’apparitions ; des récits de visions terrifiantes ou d’avertissements prodigieux reçus par des hommes qui avaient blasphémé ou mal parlé des prêtres. Et après cela, comme personne ne consentait à chanter, l’on joua aux cartes ; la conversation descendit à des sujets moins émouvants, et le seul souvenir que Maria emporta avec elle de ce qui fut dit alors, quand le traîneau la ramena avec ses parents vers leur maison, à travers les bois enténébrés, fut celui de Lorenzo Surprenant parlant des États-Unis et de la vie magnifique des grandes cités, de la vie plaisante, sûre, et des belles rues droites, inondées de lumière le soir, pareilles à de merveilleux spectacles sans fin.

Avant le départ Lorenzo lui avait dit à demi-voix, presque en confidence :

— C’est demain dimanche… J’irai vous voir après midi.

Quelques courtes heures de nuit, un matin de soleil sur la neige, et voici qu’il était de nouveau près d’elle, reprenant ses récits merveilleux comme un plaidoyer interrompu.

Car c’était pour elle surtout qu’il avait parlé la veille au soir ; elle le comprit clairement. Le grand mépris qu’il avait témoigné pour la vie des campagnes ; ses descriptions de l’existence glorieuse des villes, ce n’avait été que la préface d’une tentation dont il lui mettait maintenant sous les yeux les vingt aspects comme on feuillette un livre d’images.

— Oh ! Maria, vous ne pouvez pas vous imaginer. Les magasins de Roberval, la grand’messe, une veillée dramatique dans un couvent ; voilà tout ce que vous avez vu de plus beau encore. Eh bien, toutes ces choses-là, les gens qui ont habité les villes ne feraient qu’en rire. Vous ne pouvez pas vous imaginer… Rien qu’à vous promener sur les trottoirs des grandes rues, un soir, quand la journée de travail est finie — pas des petits trottoirs de planches comme à Roberval, mais de beaux trottoirs d’asphalte plats comme une table et larges comme une salle — rien qu’à vous promener de même, avec les lumières, les chars électriques qui passent tout le temps, les magasins, le monde, vous verriez de quoi vous étonner pour des semaines. Et tous les plaisirs qu’on peut avoir ; le théâtre, les cirques, les gazettes avec des images, et dans toutes les rues des places où l’on peut entrer pour un nickel, cinq cents, et rester deux heures à pleurer et à rire. Oh ! Maria ! Penser que vous ne savez même pas ce que c’est que les vues animées !

Il se tut quelques instants, repassant dans sa mémoire le spectacle prodigieux des cinématographes et se demandant s’il pourrait l’expliquer et en raconter les péripéties ordinaires : l’histoire touchante des petites filles abandonnées ou perdues dont la vie est condensée sur l’écran en douze minutes de misère atroce et trois minutes de réparation et d’apothéose dans un salon d’un luxe exagéré… Les galopades effrénées de cow-boys à la poursuite des Indiens ravisseurs ; l’épouvantable fusillade ; la délivrance ultime des captifs, à la dernière seconde, par les soldats qui arrivent en trombe, brandissant magnifiquement la bannière étoilée…

Après une minute d’hésitation, il secoua la tête, reconnaissant son impuissance à peindre toutes ces choses avec des mots.

Ils marchaient ensemble sur la neige, les raquettes aux pieds, dans les brûlés qui couvrent la berge haute de la rivière Péribonka au-dessus de la chute. Lorenzo Surprenant n’avait eu recours à aucun prétexte pour obtenir que Maria sortît avec lui ; il le lui avait demandé simplement, devant tous, et maintenant il lui parlait d’amour avec la même simplicité directe et pratique.

— Le premier jour que je vous ai vue, Maria, le premier jour… c’est vrai ! Voilà longtemps que je n’étais revenu au pays, et j’étais à me dire que c’était une misérable place pour vivre, que les hommes étaient une « gang » de simples qui n’avaient rien vu et que les filles n’étaient sûrement pas aussi fines ni aussi smart que celles des États… Et puis rien qu’à vous regarder, je me suis dit tout d’un coup que c’était moi qui n’étais qu’un simple, parce que ni à


Lorenzo Surprenant — « Rien qu’à vous promener sur les trottoirs des grandes rues,
un soir, quand la journée de travail est finie. »

Lowell ni à Boston je n’avais vu de fille comme vous. Après que j’étais retourné là-bas, dix fois par jour je pensais que peut-être bien quelque malavenant d’habitant allait venir vous chercher et vous prendre, et chaque fois ça me faisait froid dans le dos. C’est pour vous que je suis revenu, Maria, revenu de tout près de Boston jusqu’icitte : trois jours de voyage ! Les affaires que j’avais, j’aurais pu les faire par lettre ; c’est pour vous que je suis revenu, pour vous dire ce que j’avais à dire et savoir ce que vous me répondriez.

Toutes les fois que le sol était nu l’espace de quelques pieds devant eux, dépourvu de chicots et de racines, et qu’il pouvait relever les yeux sans crainte de trébucher dans la neige, il la regardait, mais ne voyait d’elle que son profil penché, à l’expression patiente et tranquille, entre son bonnet de laine et le long gilet de laine qui moulait ses formes héroïques, de sorte que chaque regard lui rappelait ses raisons d’aimer sans lui rapporter de réponse.

— Icitte, ce n’est pas une place pour vous, Maria. Le pays est trop dur, et le travail est dur aussi : on se fait mourir rien que pour gagner son pain. Là-bas, dans les manufactures, fine et forte comme vous êtes, vous auriez vite fait de gagner quasiment autant que moi ; mais si vous étiez ma femme vous n’auriez pas besoin de travailler. Je gagne assez pour deux, et nous ferions une belle vie : des toilettes propres, un joli plain-pied dans une maison de briques, avec le gaz, l’eau chaude, toutes sortes d’affaires dont vous n’avez pas d’idée et qui vous épargnent du trouble et de la misère à chaque instant. Et ne vous figurez pas qu’il n’y a que des « Anglâs » par là ; je connais bien des familles canadiennes qui travaillent comme moi ou bien qui ont des magasins. Et il y a une belle église, avec un prêtre canadien : M. le curé Tremblay, de Saint-Hyacinthe. Vous ne vous ennuieriez pas…

Il hésita encore, et promena son regard autour de lui sur le sol blanc semé de souches brunes, sur le plateau austère qui un peu plus loin descendait d’une seule course jusqu’à la rivière glacée, comme s’il cherchait des arguments décisifs.

— Je ne sais pas quoi vous dire… Vous avez toujours vécu par icitte et vous ne pouvez pas vous figurer comment c’est ailleurs, et je ne suis pas capable de vous le faire comprendre rien qu’en parlant. Mais je vous aime, Maria, je gagne de bonnes gages et je prends pas un coup jamais. Si vous voulez bien me marier comme je vous le demande, je vous emmènerai dans des places qui vous étonneront ; de vraies belles places pas en tout comme par icitte, où on peut vivre comme du monde, et faire un règne heureux.

Maria resta muette, et pourtant chacune des phrases de Lorenzo Surprenant était venue battre son cœur comme une lame s’abat sur la grève. Ce n’étaient point les protestations d’amour qui la touchaient, encore qu’elles fussent sincères et honnêtes, mais les descriptions par lesquelles il cherchait à la tenter. Il n’avait parlé que de plaisirs vulgaires, de mesquins avantages de confortable ou de vanité ; mais considérez que ces choses étaient les seules qu’elle pût comprendre avec exactitude, et que tout le reste — la magie mystérieuse des cités ; l’attirance d’une vie différente, inconnue, au centre même du monde humain et non plus sur son extrême lisière — n’avait que plus de force de rester ainsi impalpable et vague, pareil à une grande clarté lointaine.

Tout ce qu’il y a de merveilleux, d’enivrant, dans le spectacle et le contact des multitudes ; toute la richesse fourmillante de sensations et d’idées qui est l’apanage pour lequel le citadin a troqué l’orgueil âpre de la terre, Maria pressentait tout cela confusément, comme une vie nouvelle dans un monde nouveau, une glorieuse métempsycose dont elle avait la nostalgie d’avance. Mais surtout elle avait un grand désir de s’en aller.

Le vent soufflait de l’est et chassait devant lui une armée de nuages tristes chargés de neige. Ils défilaient comme une menace au-dessus du sol blanc et des bois sombres ; le sol semblait attendre une autre couche à son linceul, et les sapins, les épinettes, les cyprès, serrés les uns contre les autres, n’oscillaient pas, figés dans cet aspect de grande résignation qu’ont les arbres aux troncs droits. Les souches émergeaient de la neige comme des épaves. Rien dans le paysage ne parlait d’un printemps possible ni d’une saison future de chaleur et de fécondité ; c’était plutôt un pan de quelque planète déshéritée où ne régnait jamais que la froide mort.

Ce froid, cette neige, cette campagne endormie, l’austérité des arbres sombres, Maria Chapdelaine avait connu cela toute sa vie ; et maintenant pour la première fois elle y songeait avec haine et avec crainte. Quels paradis ce devaient être ces contrées du sud où l’hiver était fini en mars et où dès avril les feuilles se montraient ? Au plus fort de l’hiver l’on pouvait marcher sur les chemins sans raquettes, sans fourrures, loin des bois sauvages. Et dans les villes, les rues…

Des questions tremblèrent sur ses lèvres. Elle eût voulu savoir s’il y avait de hautes maisons et des magasins des deux côtés de ces rues, sans interruption, comme on le lui avait dit, si les chars électriques marchaient toute l’année ; si la vie était bien chère… Et des réponses à toutes ces questions n’eussent satisfait qu’une petite partie de sa curiosité émue et laissé subsister presque tout le vague merveilleux du grand mirage.

Elle demeura silencieuse, pourtant, craignant de rien dire qui ressemblât à un commencement de promesse. Lorenzo la regarda longuement tout en marchant à côté d’elle sur la neige, et il ne devina rien de ce qui se passait dans son cœur.

— Vous ne voulez pas, Maria ? Vous n’avez pas d’amitié pour moi, ou bien c’est-il que vous ne pouvez pas vous décider encore ?

Comme elle ne répondait toujours pas, il s’accrocha à cette dernière supposition par peur d’un refus définitif.

— Vous n’avez pas besoin de dire oui de suite, bien sûr ! Il n’y a guère longtemps que vous me connaissez… Seulement pensez à ce que je vous ai dit. Je reviendrai, Maria. C’est un grand voyage, et qui coûte cher ; mais je reviendrai. Et si vous pensez assez, vous verrez qu’il n’y a pas un garçon dans le pays avec qui vous pourriez faire un règne comme vous ferez avec moi, parce que si vous me mariez nous vivrons comme du monde, au lieu de nous tuer à soigner des animaux et à gratter la terre dans des places désolées…

Ils rentrèrent. Lorenzo causa quelque temps du voyage qui l’attendait, des États où il allait trouver le printemps déjà venu, du travail abondant et bien payé dont témoignaient ses vêtements élégants et sa bonne mine. Puis il partit, et Maria, qui avait laborieusement détourné les yeux devant les siens, s’assit près de la fenêtre et regarda la nuit et la neige descendre ensemble, en songeant à son grand ennui.