Aller au contenu

Marianne (Léo)/11

La bibliothèque libre.
Bureaux du Siècle (p. 250-258).


XI

L’été se passa toutefois sans nouveaux orages, à part une brouille solennelle avec les Turquois, qui fit dire plus de paroles, tant dans la maison Brou qu’au dehors, qu’il n’en faudrait pour résoudre la question sociale, si, de part et d’autre, on s’écoutait seulement un peu. Mais ni les Turquois ni les Brou n’écoutèrent, ils se bornèrent à parler. Et de plus, chacun d’eux, bien loin de désirer s’entendre avec son adversaire, n’aurait eu qu’un désir, celui de le mettre en petits morceaux.

En revanche, l’élégante et spirituelle Marthe Touriot, la femme du major, devint plus que jamais l’amie intime des Brou. Elle ne se brouilla point cependant avec les Turquois, mais elle en disait énormément de mal : c’était une compensation. Elle faisait aussi beaucoup de compliments à Mme Brou, et lui disait parfois : « Chère Mme Brou, vous qui savez si bien tout ce qui est convenable, donnez-moi donc un conseil. »

Il n’en fallait pas plus pour que M. Touriot devint une femme accomplie.

— Elle se refait beaucoup depuis quelque temps, disait la fantasque Parisienne, la digne bourgeoise.

Et vraiment, il y avait entre elles des airs de fille aînée et de mère amie fort amusants. Marthe Touriot se donnant vingt-huit ans, il était bien naturel qu’elle aimât la société des jeunes personnes ; elle chantait et jouait avec Marianne, et donnait à Emmeline quelques bonnes leçons. Mme Brou prit tant de confiance en sa jeune amie qu’elle consentit à lui envoyer fréquemment ses filles pour goûter et faire de la musique. Mme Touriot les reconduisait le soir et souvent restait à diner avec la famille. C’étaient d’aimables journées. Marianne, elle aussi, trouvait la jeune femme charmante et se plaisait beaucoup dans sa société.

Comme elles étaient l’une et l’autre de bonnes musiciennes et avaient de jolies voix, elles étudièrent des duos et des morceaux à quatre mains, qu’elles devaient exécuter aux petites soirées de la préfecture. Cela obligeait Marianne de se rendre fréquemment chez Mme Touriot, où Emmeline, n’ayant rien à faire dans ces études, ne l’accompagnait pas. Quelquefois, le piano étant au salon, elles étaient interrompues par des visites ; un jour ce fut celle du bel Horace. Quoi de plus simple ? C’était un hasard. Il parut lui-même étonné de voir Marianne ; mais son respect et son empressement pour elle n’en furent que plus spontanés, et il était même difficile de ne pas les trouver touchants après le refus que l’hiver précédent Marianne lui avait infligé. Il fut très-aimable, mais sans vivacité, avec une certaine grâce laugoureuse.

Après son départ :

— Pauvre garçon ! dit la belle Marthe je ne sais vraiment pas ce qu’il a depuis cet hiver ; mais il n’est plus reconnaissable. Autrefois il était si gai ! puis il avait le défaut de tant d’autres, il était fort galant vis-à-vis des femmes. Et pourtant ce n’était pas la même chose : chez lui, c’est plutôt de l’idéalité, de la poésie ; la femme lui paraît l’être par excellence de la création ; il l’admire, il l’adore, et je sais par un exemple qu’il s’est contenté de satisfactions platoniques en certaine circonstance où on lui attribuait une bonne fortune. C’est, en réalité, un enthousiaste, et une femme qu’il aimerait véritablement en ferait ce qu’elle voudrait. Comme il est beau garçon et que les femmes en raffolent, on lui a fait une fort mauvaise réputation ; mais, en tout cas, il est devenu d’une sagesse et d’une tristesse qui inquiètent sa tante. Elle me disait l’autre jour : « Je ne puis pas savoir ce qu’il a, mais je croirais que c’est une passion malheureuse. Eh bien ! mon ange, reprenons-nous ce duo ?

Tout en s’approchant du piano, Marianne se rappelait le dernier mot d’Horace Fauque, lorsqu’elle avait répondu par un refus à sa déclaration : « Vous me rendez à jamais malheureux ! » Aussi ne put-elle s’empêcher de rougir.

— Mais, reprit Mme Touriot en s’asseyant devant le clavier, vous qui êtes si sévère, vous trouveriez sans doute que c’est juste, si M. Horace souffrait un peu, comme être il a fait souffrir ?

— Vous me supposez si méchante ? Non…

Un premier accord mit fin à l’entretien.

Mais, quelques jours après. Mme Touriot pria Marianne de lui dire à qui elle pouvait remettre 50 francs qu’on lui avait donnés pour Henriette.

— Vous ne savez pas qui ? C’est M. Horace Fauque. Il m’a dit : « Cette malheureuse fille m’intéresse beaucoup. Je l’ai vue, elle paraissait honnête, et surtout je lui sais gré d’avoir trouvé une protectrice aussi pure. Je ne sais où elle est, et d’ailleurs je ne puis l’aller voir moi-même, ce serait l’exposer à des soupçons. Mais faites-lui savoir, je vous prie, qu’elle pourra s’adresser à moi plus tard et que je m’occuperai de l’avenir de son enfant. » Il m’a dit aussi qu’il trouvait Alfred Turquois très-coupable d’avoir perdu l’existence d’une fille honnête, et que pour lui il n’avait jamais eu pareil reproche à se faire, même quand il était étudiant à Paris.

Marianne donna l’adresse de Mme Démier, par qui seule elle avait des nouvelles d’Henriette. La pauvre fille avait été placée au faubourg de Montbernage, dans une honnête famille d’agriculteurs, et vivait là respectée, sous le nom d’une jeune veuve, à qui le soin de sa santé imposait le séjour de la campagne. Elle y recevait presque tous les dimanches la visite de Mme Démier.

— Elle est toujours bien triste, disait l’excellente femme, et l’on a bien de la peine à lui remonter l’esprit. Pourtant sa mère est venue la voir, et ça lui a fait grand bien à la pauvre abandonnée. Elle a aussi de l’ouvrage. Les gens chez qui elle est se sont attachés à elle et la soignent bien. Il ne lui manquerait que de prendre son mal en patience ; mais c’est ce qu’elle ne sait pas faire ; et chaque fois qu’on va la voir, on la trouve plus pâle et plus maigre. Elle se ronge le cœur. Espérons qu’une fois son enfant venu au monde, elle se consolera en s’attachant à lui.

Le dernier mot de Mme Touriot relatif au bel Horace contenait une flèche empoisonnée que Marianne emporta dans son cœur : « Même quand il était étudiant à Paris ! » La vie des étudiants à Paris était donc abominable ? Il n’y avait pas d’autre conséquence à en tirer.

Mme Touriot n’avait point reçu la confidence des liens qui unissaient Albert et Marianne, et dont on faisait un mystère absolu dans la famille Brou. Le bruit public seul avait pu l’en instruire, mais sans doute elle n’y croyait point et avait dit cela en toute innocence ou sans y penser.

Eh bien ! la conduite des autres n’impliquait pas celle d’Albert.

Ce raisonnement eût paru sans réplique à Marianne, quelques mois plus tôt. Aujourd’hui ce n’était plus la même chose. Le ton des lettres d’Albert avait changé. Marianne essayait de se le nier à elle-même, à en douter ; mais elle le sentait douloureusement et avec une persistance fatale. Un rhétoricien peut paraître ému sans l’être, en des sujets qui sont du domaine de l’intelligence et de l’imagination ; mais dans les choses du cœur règne une harmonie secrète, plus fine que celle de l’oreille, où toute dissonance frappe aussitôt celui des deux qui a gardé la tonalité première. On peut être trompé sur la durée du sentiment, et dans ce cas le trompeur est lui-même sa propre dupe ; — on l’est difficilement sur l’intensité, car tout sentiment vrai vibre dans la parole et donne aux plus simples d’esprit le secret de l’éloquence. Écrite ou parlée, Albert l’avait eu cette éloquence du cœur ; Marianne avait senti vibrer le verbe divin, l’amour. Maintenant, la sonorité n’était plus la même, la musique devenait savante, étudiée, elle ne chantait plus ; l’amoureux n’était plus poëte.

Elle le sentait ; mais c’était chose impalpable, toute intérieure, et une part de doute environne toujours ce qui échappe à l’appréciation de nos sens, au calcul, à la mesure. Aussi Marianne préférait-elle douter de son appréciation, bien que chaque lettre reçue d’Albert renouvelât chez elle la même impression, qu’on eût pu comparer également à celle d’un abaissement d’atmosphère, Albert avait beau se répéter devant le portrait de Marianne : Je l’aime ! oh ! oui, je l’aime ! Il l’aimait en effet comme on aime naturellement ce qui est bon, avantageux et charmant ; mais tout le parfum, toute la fleur, toute la vérité de cet amour, s’en étaient allés avec la confiance trahie. Tromper, c’est être seul, et l’amour est la fusion de deux êtres, d’autant plus grande et plus douce qu’elle est plus complète. Albert lui-même sentait sa déchéance et regrettait la belle fièvre qui l’avait élevé autrefois au-dessus de sa propre sphère ; mais il n’était pas en son pouvoir de la retrouver.

Parfois, sous les suggestions de Mme Touriot, un doute se formulait dans l’esprit de Marianne ; mais aussitôt, en s’indignant contre elle-même, elle le repoussait, et elle n’en était ensuite que plus aimante, se reprochant d’avoir offensé Albert dans sa pensée.

Arrivèrent enfin les vacances, et de nouveau les fiancés se trouvèrent réunis. La joie du retour, la vive émotion que lui causaient les grâces et la beauté de Marianne, sauvèrent à Albert l’embarras qu’il craignait. Il fut moins aimant, mais plus amoureux : nuances difficiles à apprécier pour une ingénue comme Marianne et même pour de plus expérimentées. À le voir heureux de sa présence, avide de ses regards et de ses sourires, ivre d’un baiser, la jeune fille ne se souvint plus qu’il y avait des doutes possibles au monde. Peut-être n’était-il pas très-sentimental ; mais il l’écoutait avec charme et la répétait, de peur de se tromper. Ils recommencèrent l’idylle des premiers jours, moins fraiche, moins embaumée, mais charmante encore et plus brûlante, un midi après une aube. Émue, quelquefois étonnée, Marianne par moments devenait pensive. Qu’avait-elle à dire ? Elle ne savait rien. Une femme seule, qui eût déjà souffert et pleuré, aurait pu formuler cette pensée : moins de passion, plus d’amour.

D’Henriette, il parlèrent peu : Marianne l’osant à peine, Albert n’y tenant pas du tout. Mlle Aimont cependant en était fort préoccupée, août étant le mois où l’enfant abandonné devait déchirer ce sein maternel déjà brisé.

— Elle est bien faible ! disait avec inquiétude Mme Démier, qui avait promis d’apporter aussitôt à Marianne la nouvelle. Pierre aussi était en vacances, et la mère et le fils ne devaient point quitter la malade. Marianne avait pourvu à tous les soins matériels ; mais l’essentiel manquait, hélas, près de ce lit, près de ce berceau, et bien souvent la pensée de la jeune fille allait trouver la pauvre solitaire, et son cœur se gonflait en la voyant souffrir.

Le 9 août, à quatre heures de l’après-midi, Albert, Emmeline et Marianne, se trouvaient à Liguzé, dans le pré faisant suite au jardin qui borde la rivière, quand Louison accourut prévenir Albert qu’on demandait à lui parler.

— C’est M. Pierre Démier, ajouta-t-elle ; il dit que c’est pressé et le voilà qui vient.

Pierre en effet suivait la femme de chambre. Il s’arrêta à peu de distance, adressa un profond salut aux deux jeunes filles, et attendit Albert, qui se hâta d’aller au devant de lui. Marianne les vit d’un air sombre échanger quelques paroles ; Albert tourna la tête du côté de Marianne, il semblait indécis ; elle s’avança vivement.

— Vous m’apportez des nouvelles d’Henriette, monsieur ? demanda-t-elle à Pierro..

— Oui, mademoiselle ; elle désire vous voir, elle vous appelle à grands cris…

— Ah ! mon Dieu ! mais comment va-t-elle ?

— Mal, et c’est pourquoi je suis ici. Elle est accouchée d’un enfant mort. Elle-même, selon toute apparence, va le suivre, et elle veut vous dire adieu.

Une exclamation étouffée sortit des lèvres de Marianne, une pâleur extrême se répandit sur ses traits, et, regardant Albert :

— Allons ! s’écria-t-elle.

— Ma chère Marianne, dit le jeune Brou, vous savez combien une pareille démarche ferait de la peine à mes parents ; d’ailleurs c’est bien loin, et déjà peut-être il est trop tard.

— Je ne le crois pas, dit Pierre. Elle peut mourir ce soir ; mais, quand je l’ai quittée, elle m’a paru pouvoir lutter encore plusieurs heures… J’ai une voiture, et nous y serions dans trois quarts d’heure au plus.

— Je vous remercie, mon cher Démier, reprit Albert, contrarié ; nous allons négocier cela, et plus tard ou plutôt demain matin.

— Elle va mourir ce soir, et vous parlez de demain !… s’écria Marianne. Albert, j’ai promis de ne pas sortir seule, sans cela je serais déjà partie ; mais vous pouvez venir avec moi. Si vous ne veniez pas, je ne pourrais pas vous le pardonner…

L’éclat de son regard, son accent passionné, ne souffraient pas de réplique ; avec un regret visible, Albert céda.

— Nous reviendrons ce soir, dit Marianne en se tournant vers Emmeline, qui s’était approchée à petits pas et faisait semblant de cueillir des fleurs, en écoutant de toutes ses oreilles et en regardant de tous ses yeux.

— Mais, ma chère, tu as tort… Et puis, tu ne sortiras pas comme cela, s’écria la fille de Mme Brou en voyant sa cousine filer dans le sentier, sans autre parure qu’un négligé blanc et bleu et son grand chapeau de paille.

Cette sage observation fut perdue ; les trois complices, conduits par Marianne, qui avait pris les devants, avaient déjà franchi la haie qui séparait le pré du chemin, et allaient rejoindre, à l’abri des regards de Mme Brou, la voiture amenée par Pierre. Emmeline fut réduite, pour toute consolation, à courir en hâte à la maison prévenir sa mère de ce scandaleux événement et à jouir de l’émoi qu’il excita. Mme Brou, à peine eut-elle compris, courut à la grille, suivie de sa fille ! mais l’une et l’autre purent voir seulement la voiture disparaitre au loin dans la poussière. Mme Brou, ce jour-là, montra une grande force d’âme ; contenant sa stupeur et son indignation, pour ne point donner l’éveil aux domestiques, elle alla se renfermer dans sa chambre, où elle se livra, en compagnie d’Emmeline, à toutes les exclamations, à toutes les suffocations et à tous les gestes dramatiques légitimés par une telle violation des convenances.

Pendant ce temps, les coupables que la voiture emportait, mornes et préoccupés, échangeaient à peine quelques paroles. Pierre était triste et réservé ; Albert songeait au mécontentement de ses parents, au retentissement que pouvait avoir cette équipée et se disait péniblement que sa chère Marianne était peut-être d’un caractère un peu difficile et sûrement trop énergique. La jeune fille, tremblante d’émotion, avait au bord des paupières des larmes qu’elle retenait à grand’peine et qui l’empêchaient d’adresser à Pierre les questions qui se pressaient au bord de ses lèvres ; cependant quand on approcha du faubourg de Montbernage, elle fit effort pour demander, d’une voix altérée, si réellement il n’y avait plus d’espoir.

— Je n’ai pas assez d’expérience pour me prononcer, mademoiselle ; j’ai fait prier le Dr Micot de venir, et nous allons sans doute le trouver près d’elle.

— Mais votre impression ?…

— Est fatale, je vous l’avoue… mais je puis bien me tromper… Cette malheureuse fille a été minée lentement par la douleur et le dégoût de la vie ; ses forces me paraissent complètement épuisées, et les tortures qu’elle vient de subir, car l’accouchement a été long et pénible, l’ont achevée. Elle a eu pourtant de l’énergie ; mais, depuis qu’elle a vu son enfant mort — on n’a pu le lui cacher, — elle n’a, cela est visible, qu’un désir, mourir elle-même le plus tôt possible. Seulement elle voulait vous voir, elle vous attend…

— Si vous saviez, ajouta-t-il, avec quelle ardeur et quels accents elle vous demandait… Vous… non pas vous, mademoiselle, mais qui que ce soit qui ait des entrailles comprendrait que j’aie couru vous chercher. Ma mère elle-même m’a dit en pleurant : Va !…

Pierre n’acheva pas, et ces derniers mots étaient sortis de sa gorge avec peine. Marianne le regarda d’un air touché, tandis que ses larmes à elle, faisant irruption, inondérent son visage.

— Sans doute, dit Albert, les vœux des mourants sont des ordres.

Et il serra la main de Pierre, ce dont Marianne le récompensa en lui serrant la main à son tour. La voiture s’arrêta. Mlle Aimont essuya vivement ses larmes et descendit ; soutenue par son fiancé, ils suivirent Pierre au premier étage. Pierre entra le premier, dit quelques mots, et l’on entendit un faible cri.

— Oh ! qu’elle vienne ! Oh ! vite !

Marianne entra et vit dans le lit, sur un oreiller que soulevait par-derrière Mme Démier, une sorte de fantôme aussi blanc que les linges qui l’entouraient, et qui tendait vers elle des bras décharnés. — Henriette ! ce ne pouvait être qu’elle, et pourtant Marianne ne la reconnaissait pas ! Elle s’avança, terrifiée ; ce ne fut qu’à deux pas qu’elle retrouva le regard aimant de ces grands yeux, maintenant énormes, et quelque ressemblance fugitive dans ces traits creusés. Mais c’était elle ! Et Marianne serra ce squelette dans ses bras, et ses larmes recommencèrent à couler, baignant comme une rosée d’amour cet être misérable, desséché par l’abandon et par l’amertume.

Sous la douceur de cet embrassement, la mourante se laissa aller en fermant les yeux. Pierre eut peur ; il saisit une des mains d’Henriette, consulta le pouls, et, rassuré, se rapprocha de sa mère.

— Cette amitié l’aurait sauvée peut-être, lui dit-il tout bas ; mais il fallait que les bonnes mœurs fussent vengées !… et que M. Turquois devint magistrat…

Une contraction agitait ses traits, son œil jeta un éclair. La bonne Mme Démier avait répondu par une pantomime expressive et triste ; elle ajouta tout bas :

— M. Nicot est venu.

— Qu’a-t-il dit ? Elle haussa les épaules avec un coup d’œil significatif et dit ensuite négligemment :

— On a porté l’ordonnance à la pharmacie.

Debout près de l’entrée, Albert regardait autour de lui. Cette chambre, assez vaste et propre, donnait sur la campagne, et, par la fenêtre ouverte, on entendait les oiseaux chanter dans les arbres, illuminés par le soleil couchant. Dans un coin, derrière le lit de la malade, on voyait un petit berceau d’osier, garni de percale blanche, aux rideaux fermés, sous lesquels reposait l’enfant mort. Près de la fenêtre, sur une table, une corbeille pleine de pelotons de fil, avec la ménagère, les ciseaux et le dé de l’ouvrière : et une autre, plus grande, contenant la layette préparée. Puis des flacons de pharmacie encombrant la cheminée. Mme Démier vint apporter une chaise à Albert. À ce moment, la voix d’Henriette se fit entendre au milieu des sanglots et des hoquets.

— Merci ! merci !… Je savais bien que vous viendriez. C’est la dernière fois… J’avais tant besoin de vous voir !… Cela vous a peut-être bien dérangée… à cause… mais on est exigeant quand on se meurt… on dit : C’est la dernière fois… je ne ferai plus de peine à personne !… Il me faut cette douceur-là… il y a si longtemps que je n’en ai plus…

— Henriette dit Marianne — et l’on entendait à peine sa voix — il faut que vous viviez chère Henriette, oh ! tâchez de le vouloir pour l’amour de moi !

— Et pourquoi faire ? chère… Vous voyez bien… si l’enfant avait vécu, alors j’aurais tâché… Pauvre petite ! c’est moi qui l’ai tuée… Je ne l’ai pas fait exprès… On ne peut pas avoir le cœur mort et vivre… Je me disais pourtant bien souvent : Je l’aimerai ; mais qu’est-ce qu’elle serait devenue ? une bâtarde, vous savez… Nous étions toutes les deux un rebut du monde. Ah ! ce n’est pour tant pas juste ça, du moins pour la pauvre enfant… Mais c’était une fille, et il vaut bien mieux qu’elle soit morte… Si les femmes savaient leur sort, elles ne voudraient pas venir au monde.

De ses grands yeux fiévreux, elle contemplait Marianne :

— Oh ! que vous êtes toujours belle, vous ! et jeune et fraiche !… autant que vous êtes bonne !… Quel bien ça fait de vous voir !… Ah ! faites attention qu’on ne vous rende pas malheureuse, vous ! Les hommes sont si abominables pour les femmes… excepté lui, dit-elle en cherchant des yeux Pierre Démier… oh ! celui-là ! Mais il n’y en a pas beaucoup qui lui ressemblent.

— Henriette, dit Pierre en lui serrant la main, voici M. Albert Brou, qui vous a amené Mlle Aimont…

Henriette jeta sur Albert un regard assombri.

— Ah ! merci, monsieur, dit-elle. Puis, reportant aussitôt sur Marianne ses yeux, qui brillèrent d’un éclat plus doux.

— Je suis bien bavarde, n’est ce pas ? mais j’ai tant de choses à vous dire ! Je vous ai tant causé quand vous n’étiez pas là.

Elle regarda autour d’elle avec un muet désir.

— Voulez-vous que nous vous laissions, Henriette ? dit Pierre, et en même temps, il sortit.

Albert le suivit.

— Si je croyais que vous puissiez vous passer de moi, dit alors Mme Démier, j’irais voir si l’ordonnance est faite.

— Oh ! restez, vous, répondit Henriette ; vous n’êtes pas de trop, jamais, vous. C’est elle qui remplace ma mère, ajouta-t-elle en s’adressant à Marianne ; ma mère, qui n’ose pas manquer une fois de faire le dîner de son mari pour soigner sa fille qui se meurt. Les voilà, les femmes ! Et c’est ce que je voulais vous dire : il ne faut pas être si bonne ou, pour dire le mot, si bête, comme elles sont toutes, comme j’ai été, moi, toute la première. Les hommes ne sont pas plus raisonnables que nous, voyez-vous ; c’est tout le contraire, parce qu’on les gâte, et c’est pourquoi ils sont plus fiers et se croient le droit de faire toutes leurs volontés. Je sais bien que les lois sont pour eux ; mais encore : il ne faut pas aller au devant, comme font tant de sottes, qui croient tout ce qu’on leur dit et les servent à genoux. Mme Démier, elle, résiste bien à son mari, qui pourtant est un brave homme, lorsqu’il s’agit de faire du bien. C’est comme cela qu’il faut faire, autrement ils deviennent fous d’orgueil et de dureté, comme des rois, à qui tout est permis. Lu, tenez, au fond peut-être n’était-il pas plus mauvais qu’un autre. Les autres n’en font-ils pas autant ? Je lui aurais rendu service de le refuser : il n’aurait pas notre mort sur la conscience ; mais je l’adorais, j’étais folle de lui !… Ah ! que j’ai pensé depuis… Voilà comme on nous élève : la femme n’a rien à faire que d’aimer. Alors, naturellement, nous aimons, nous autres, nous y mettons tout… toutes nos pensées, toute notre âme… Et puis, on vient dire après : ce n’est pas ça ; il fallait vous garder, être prudente, savoir ce que vous faisiez. N’est- ce pas pour se moquer ? Ah ! ce n’est pas, allez, la vie que je regrette ; elle est trop laide comme cela.

Mais vous… vous, vous ne pouvez pas penser comme moi. Et s’il y a du bonheur au monde, ça devrait être pour vous. Je le voudrais tant ! Si vous saviez combien je vous aime ! Vous seule, toute seule, des belles et des heureuses, vous être mise à m’aimer comme cela, au lieu de me mépriser, comme font les autres. Hélas ! vous avez mal choisi… Je vous ai bien mal payée. Maintenant on vous fait honte de moi !… Mais que ça ne vous empêche pas d’avoir pitié des autres et de les aimer aussi. Les pauvres filles ont un cœur, allez !… Et tant de misère !… Mais c’est de vous que je veux parler ! Ah ! si j’osais tout vous dire… tout ce que je pense, et celui que j’aurais rêvé pour vous… Car je serais sure comme cela que vous seriez heureuse. Mais non, je ne peux pas vous le dire ; comme vous avez une autre idée, vous ne me croiriez pas. Eh bien ! seulement, je vous en prie, je vous en conjure, prenez garde ! car vous aussi vous pourriez être trompée…. d’une autre manière… Les femmes le sont tant ! Ne vous engagez pas sans bien savoir. Oui, regardez-y à dix fois. Vous détestez celui qui m’a perdue, mais tant d’autres font comme lui ! Je sais bien tous ceux qui m’ont fait la cour, et que, si j’avais voulu, ç’aurait été celui-ci, au lieu de l’autre. Il n’y a que M. Pierre qui soit juste et bon. Ah ! lui aussi je voudrais qu’il fut heureux, et sa femme le sera. Mais pour vous, chère amie, — laissez moi une seule petite fois vous appeler ainsi, — oui, je vous le dis, faites bien attention ! Tachez de n’épouser qu’un homme digne de vous et qui soit tout de cœur à vous. Ah ! si l’on vous rendait malheureuse ! il me semble que j’en souffrirais là où je vais. Où, je n’en sais rien. Je sais que j’ai bien souffert !…

Elle renversa la tête tout coup et son teint prit un ton livide. Elle avait parlé avec une violence fébrile, la parole se précipitant de plus en plus jusqu’à ce que le souffle lui eût manqué. Son visage alors eut une contraction qui semblait annoncer la mort et dont Mme Dénier fut épouvantée.

— Ma chère fille, lui dit-elle, ne parlez plus, cela vous fatigue. Voulez-vous que j’envoie chercher M. le vicaire ? Il est si doux ! Cela vous fera du bien de l’écouter.

La malade ne pouvait répondre, mais elle fit un signe négatif.

Au bout d’un moment, Henriette répondit :

— Non, murmura-t-elle. Je sais bien ce qu’ils disent. Ils sont comme les autres, ils trouvent bien tout ce qui se fait et contentent les malheureux de paroles. Je suis mieux avec vous deux qui m’aimez et ne me méprisez pas. Oh… mais je suis mal !… Adieu… chère… Marianne… Non… partez !… Je sens… Allez… ça vous ferait trop de mal !…

— Oui, partez, mademoiselle, dit Mme Démier, voyant bien que l’agonie commençait.

Mais Marianne refusa vivement. Saisie par l’enthousiasme de la pitié, de l’affection que lui inspirait Hentielle, elle s’assit résolûment à son chevet, prit là main de la mourante, et pencha sa tête sur l’oreiller, que les belles boucles de ses cheveux inondèrent. Étranges sœurs ! L’une éclatante de beauté, des richesses de la vie et de la nature, et l’autre flétrie, épuisée, maudite, presque morte !

— Oh ! Henriette, dit Marianne, j’ai eu tort de ne pas t’avoir prise plus près de moi, je t’aurais peut-être sauvée ; je le devais ! Oh ! pourquoi n’étais-je pas libre et n’ai-je pas mieux compris ? Pardonne-moi, pauvre amie, pauvre malheureuse !

— Merci !… oh ! que tu es bonne ! ma vraie… amie… sois heureuse, toi !… toi !… je t’en prie !… Oui, prends garde !… Ne te laisse pas tromper !… toi… M. Pierre…… amie…

Ses lèvres s’agitaient encore, mais aucun son n’était plus perceptible, Exaltée par le sentiment d’une amitié passionnée, qui naissait de cette mort, Marianne couvrit de baisers le visage de la mourante, tandis qu’éperdue, Mme Démier courait appeler son fils. Il était sur le palier avec Albert, penchés l’un et l’autre à une fenêtre donnant sur la rue et causant en camarades d’études, sans autre intimité, de la maladie. À l’appel de Mme Démier, ils se précipitèrent dans la chambre. Henriette n’existait plus.

Longtemps, à demi couchée sur ce lit de mort, et la main de la morte dans les siennes, sourde aux appels d’Albert, qui voulait l’emmener, Marianne pleura. Tout à coup, le roulement d’une voiture se fit entendre, et un pas monta l’escalier. C’était M. Brou, qui, ayant obtenu du père Démier l’adresse d’Henriette, venait chercher son fils et sa pupille. Il entra d’un air gourmé, salua légèrement, et, s’approchant de Marianne, lui prit la main en la priant de le suivre. Elle le regarda, regarda la morte, puis se tourna vers Mme Démier :

— Je dois donc vous laisser chargée de tout, chère madame. Y a-t-il besoin ?…

— Non, ma chère demoiselle ; nous avons tout ce qu’il faut, et tout sera fait pour le mieux, soyez tranquille.

Marianne alors, se levant, alla embrasser Mme Démier, serra la main de Pierre, déposa sur le front de la morte un dernier baiser, et, prenant le ras d’Albert, suivit son tuteur.

M. Brou avait en bas une voiture de louage. Ils y montèrent. À peine la voiture était-elle en marche que le docteur adressa de vifs reproches à son fils ; blottie au fond de la voiture, la figure dans son mouchoir, Marianne le releva.

— Monsieur, dit-elle, c’est moi qui ai exigé cela d’Albert, et cette preuve d’affection qu’il m’a donnée, je lui en serai toujours reconnaissante.

— Je sais déjà que rien ne vous retient, Marianne, de faire votre volonté ; mais, si vous avez de l’influence sur mon fils, j’aurais espéré qu’il en avait aussi sur vous, assez du moins pour empêcher de telles équipées, au nom de votre réputation, à laquelle il a bien droit de s’intéresser. Vous croyez pouvoir braver impunément les lois du monde ; vous vous abusez.

Il parla ainsi longtemps avec plus de ressentiment et d’humeur qu’il n’en avait encore montré. Albert lui répliquait faiblement, en plaidant seulement les circonstances atténuantes. Quant à Marianne, absorbée dans sa douleur, dans le souvenir affreux de ce qu’elle venait de voir et d’entendre, elle restait étrangère à ce qui se disait près d’elle. Ce fut avec la même impassibilité qu’elle subit les reproches de sa tante, et, à voir comment à peine elle répondait, on l’eût dit seulement étonnée de ces bourdonnements enfantins autour de l’horrible drame qui venait de s’accomplir et dans lequel elle restait comme enveloppée.

Ce fut pour elle un deuil nouveau, moins douloureux sans doute que la perte de son père, mais plus lugubre et qui lui ouvrait sur la vie de sombres échappées, dont elle avait peur. Les paroles de la mourante lui revenaient sans cesse dans l’esprit : Prenez bien garde !… Vous aussi, vous pourriez être trompée… d’une autre manière… Vous détestez celui qui m’a perdue… mais les autres font ainsi. »

Et ces avertissements, se joignant à ceux de Mme Touriot, la frappaient d’une terreur secrète. Croyait-elle donc qu’Albert… Oh ! non, non s’écriait-elle, c’est impossible ! ni maintenant ni jamais, je ne puis douter de lui ! C’est impossible ! c’est impossible ! répétait-elle sans cesse à chaque doute nouveau, et la simple foi n’y était plus.

— A-t-on jamais vu, disait Mme Brou, indignée, un si grand chagrin pour une fille pareille ? Nous qui sommes ses parents, elle ne nous pleurerait pas comme ça ! C’est de la folie.

Aussi commença-t-elle sagement à jeter dans l’esprit de son fils les préventions nécessaires pour qu’il ne se laissât pas aller à trop de faiblesse, et qu’il sût reprendre sa femme comme il faudrait.

— Il n’y a pas de risque à présent qu’il lui dise rien, pensait-elle ; mais plus tard il s’en souviendra.

Et Mme Brou pensait justement. Ses insinuations ne soulevaient, aucune opposition chez Albert, il était bien au fond de cet avis ; seulement il n’aurait voulu, pour rien au monde, contrarier Marianue, et il se montrait sympathique à sa douleur, comme s’il l’eût partagée. Touchée de le trouver partout sur ses pas et triste comme elle, la jeune fille avait des élans de confiance et d’effusion.

— Ô Albert, disait-elle, seule avec lui au fond du jardin et le visage couvert de larmes, tandis qu’à demi prosterné devant elle, il baisait ses mains, ô cher Albert, c’est bien étrange, n’est-ce pas, mais je l’aime plus à présent, la pauvre morte, que je ne l’avais jamais aimée. Il me semble que c’était une sœur à moi, que j’aurais dû défendre et sauver. Les usages sont impitoyables. Je n’ai pu l’aimer comme je voulais, quelque chose me barrait toujours le chemin. Et elle est morte… le cœur brisé… parce qu’elle était pauvre ! Il aurait demandé sa main à genoux, si elle avait été riche, et parce qu’elle était pauvre, il lui a pris tout, la vie, l’honneur, l’amour, la foi, tout ce qu’elle avait ; il l’a désolée et tuée ! N’est-ce pas un assassinat, cela, Albert, dites ? Plus qu’un assassinat, puisqu’on a tué l’âme aussi ?…

Votre mère me trouve étrange d’aimer et de pleurer cette victime. On l’accuse encore… de faiblesse, de vanité… Je me rappelle, Albert, qu’un jour elle essaya… c’est moi qui l’avais voulu… une de mes robes. Elle était si jolie ainsi ! Elle se regardait avec joie d’abord, et puis cela lui fit mal, et à moi aussi. N’est-il pas naturel d’aimer ce qui est beau ? de vouloir être belle quand on est jeune ? Leur faire un crime de cela !… Moi, je souffre en pensant à toutes ces jeunesses étouffées par les laideurs et les tristesses de la misère. Henriette m’a dit de les aimer et je le ferai. Il me semble maintenant qu’elles sont toutes ses sœurs… et les miennes. Pauvres sœurs ! elles sont bien malheureuses, n’est-ce pas, Albert ?

— Ma chère, mon adorable Marianne, ne vous faites pas tant de chagrin ! Il faut être bonne, sans doute ; mais soyez-le pour moi aussi, pour votre Albert, qui voudrait ne voir jamais une larme dans ces yeux.

— Albert, vous m’aimez ? dit-elle tout à coup avec énergie en plongeant son regard dans celui du jeune homme.

— Ah ! Marianne !…

— Eh bien ! ne me trompez jamais !…

Le regard de sa fiancée lui faisait la sensation d’une lame ; il baissa les yeux : Elle crut l’avoir blessé et reprit vivement :

— Oh ! ne croyez pas, Albert, que je doute pas dire… Si je cessais de vous estimer, j’aurais donc cessé de vous aimer ! Je veux dire… ne me cachez rien de vos pensées ; ouvrez-moi votre cœur tout entier, comme je vous ouvrirai tout le mien ! Il faut nous voir et nous mirer en quelque sorte l’un dans l’autre, Albert, j’en ai besoin !… Si vous saviez… Ah ! j’ai honte de vous l’avouer !… Tout ce qu’on me dit… et ce que je vois… ce que j’apprends sur la vie… oui, j’ai honte d’être si peu forte ! Cela me fait peur, Albert, et me donne de mauvaises pensées… La tête par moments me tourne… je sais… je sais que j’ai tort. Oh ! cher ami, ne m’en veuillez pas, je vous prie. Oui, j’ai tort ; c’est affreux ! Vous devez bien peu m’estimer, Albert ; mais apparemment je suis trop faible pour résister à l’impression des faits. Tenez, en ce moment où je vous parle, je comprends que c’est odieux ; je sais bien que vous m’aimez… que vous… fussiez-vous le seul au monde, vous êtes incapable de trahir… Pour nous deux au moins, l’amour est une vérité, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi j’ai besoin que vous m’aidiez. J’ai l’esprit malade ; soyez bon pour votre pauvre Marianne, mon cher lancé. Raffermissez-moi ; dites-moi que le reste du monde peut mentir, insulter l’amour ; mais, que nous deux au moins nous dominons ces fanges, que nous nous aimons vraiment, Albert.

Elle se penchait sur son épaule, en tournant vers lui ses beaux yeux, toute éperdue de cet aveu, pleine de confusion, au point qu’il faillit tomber à ses genoux, lui tout dire et implorer son pardon ; mais à temps il se retint en se disant : Non, tout serait perdu ! Et puis elle était si belle, que l’amour. — du moins ce qu’il appelait ainsi, — l’emporta sur la confusion, et il la pressa sur son cœur en délire, avec tant de serments que Marianne, rassurée, lui sourit à travers ses larmes et sentit le besoin de s’excuser encore.

Un des premiers jours de septembre, — la famille Brou était toujours à la campagne, — comme on achevait de déjeuner, Louison vint apporter à Albert une enveloppe non timbrée. À quoi, en fille qui ne cache point les informations qu’elle peut avoir, elle ajouta :

— C’est un domestique du théâtre qui l’a apportée ; il est venu en voiture pour ça.

— Un domestique du théâtre ? répéta Emmeline.

— Je ne sais ce que cela signifie, dit Albert.

Il décacheta l’enveloppe et en retira le coupon d’une loge de premières.

— C’est curieux, dit-il.

— Qui peut t’envoyer cela ? demanda sa mère.

— Je n’en sais rien.

Le docteur était absent. Mme Brou prit le carton et, tandis qu’elle, le regardait, Emmeline s’écria :

— Il y a quelque chose d’écrit derrière.

Mme Brou retourna le carton :

— Souvenir à…

Elle s’arrêta brusquement, d’un air effaré, garda un instant le silence, et passa le carton à Albert.

— Qu’est-ce que c’est un secret donc ! dit Emmeline.

— C’est que je ne puis pas lire ; c’est trop mal écrit, répondit Mme Brou.

Mais son trouble était visible, et elle roulait des yeux étranges, comme si elle disait : Vous voyez, je sais garder un calme digne et superbe dans les circonstances les plus terribles.

La curiosité d’Emmeline était vivement excitée, mais Albert avait déjà mis la carte dans sa poche.

— C’est un acteur que j’ai connu à Paris, dit-il, qui m’envoie cela.

— Il est donc à Poitiers maintenant  ?

— Oui, vous savez que nous avons une troupe nouvelle ?

— Ah ! Est-il bon ?

— Assez.

Emmeline allait poursuivre ses questions, mais Mme Brou se leva de table et Albert sortit aussitôt.

— Qu’est-ce qu’il y a ? se dit Emmeline.

Car elle était bien sûre qu’il y avait quelque chose. Pour Marianne, à son regard absorbé, à sa contenance passive, il était à croire qu’elle n’avait rien vu ni rien écouté.

On vit pou Albert le reste de la journée, et Mme Brou garda un air mystérieux qu’émaillaient seuls quelques soupirs. Le soir, quand le docteur arriva, elle alla au-devant de lui et ils montèrent ensemble dans leur chambre. Puis le docteur passa dans celle d’Albert, qui venait de rentrer.

— Ce que vient de me dire ta mère est il possible ? Tu reçois des lettres de tes maîtresses ici, sous les yeux de la mère et de ces demoiselles !…

— Permets, papa, ce n’est pas ma faute, et j’étais à cent lieues de prévoir…

— Soit mais à défaut de la décence, la plus simple prudence aurait dû t’ordonner de tenir ces relations loin de la maison. Une actrice à Poitiers, à deux pas de ta fiancée ! cela est indigne et insensé.

— Mon père, dit Albert, si tu avais bien voulu me demander tout d’abord des explications, tu te serais épargné cet emportement. La personne qui m’a écrit est une ancienne connaissance faite à Paris et par laquelle je pouvais d’autant moins m’attendre à me voir relancé ici, qu’elle m’avait quitté, de son propre gré, plus d’un mois avant les vacances. Maintenant, comment a-t-elle osé me faire passer un pareil mot, sur une carte destinée à être vue… C’est ce que je ne puis comprendre. Ce n’est pas une dévergondée.

Il remit en même temps le coupon à M. Brou, qui lut au dos :

« Souvenir à mon chéri Bébert.

» ARMANTINE. »

— Quelle effronterie ! Marianne pouvait voir cela… au lieu de remettre ce carton à ta mère, si tu l’avais passé à ces demoiselles !… c’était possible…

— J’en frémis encore, dit Albert, et je ne puis comprendre une pareille façon d’agir.

— Tu m’affirmes que cette fille est une ancienne maîtresse ? C’est bien vrai ?

— Sur l’honneur

— Tu ne lui as laissé aucun gage, rien de compromettant ?

Albert réfléchit.

— Non, je ne crois pas lui avoir écrit deux lignes. Elle venait elle-même souvent… Je n’avais rien à lui dire, et, je le répète, c’est elle qui m’a planté là, en me faisant une scène impossible, une querelle qui n’avait ni queue, ni tête, ni bras, ni jambes. Je n’y comprenais rien, sans m’en soucier beaucoup d’ailleurs, quand j’ai appris qu’elle avait conquis un Américain lesté de dollars.

— Mais alors comment se serait-elle engagée au théâtre de Poitiers ?

— On m’a dit qu’il l’a laissée quinze jours après…

— C’était avant ton départ de Paris ?

— Oui, peu de temps avant.

— Et elle n’avait fait aucune tentative pour se remettre avec toi ?

— Aucune, et elle a bien fait !

— Tout cela me semble un coup monté, dit le docteur en regardant son fils. L’éclat de cet envoi, à la campagne, en voiture, par un domestique de théâtre et qui s’annonce comme tel, le choix de l’heure tout cela me semble organisé dans un autre but qu’un souvenir.

— J’y ai pensé, dit Albert ; mais qui, diable !… Je ne vois pas…

— Ce peut être une vengeance des Turquois ou une entreprise de quelque autre, d’un prétendant… Il s’en est fallu de peu que cette bombe n’éclatât sous les yeux Marianne. Je n’ai pas besoin de te dire qu’il faut veiller à ce que rien de semblable ne puisse se reproduire ; nous avons besoin d’une extrême prudence.

Emmeline demanda vainement des nouvelles du coupon de loge. On lui apprit qu’il était pour le soir même ; il était trop tard et de plus, Mme Brou se dit fort souffrante. Emmeline pria son frère d’en obtenir d’autres. Sa mère dit qu’il n’était pas convenable qu’Albert eût des relations avec un acteur, et la curieuse eut beau tourner autour du mystère : il lui fallut prendre son parti de n’y rien voir.

Le lendemain, un autre message arriva, porté cette fois — ce qui était bien plus grave — par le messager de Ligugé, colporteur de paquets de toute espèce, à qui le domestique du théâtre était venu remettre la lettre en lui apprenant qu’elle venait d’une jeune et jolie actrice, qui paraissait connaître et aimer beaucoup M. Albert, etc. Cette lettre, pleine de tendres reproches sur l’absence d’Albert au théâtre, la veille, constatait qu’Armantine avait eu pour son début un succès fou dans un rôle de première amoureuse, et réclamait avec instance une entrevue. Elle fut jetée au feu ; mais l’on n’y pouvait jeter les propos du messager, qui, arrêtés à la cuisine par la vigilance de Mme Brou, devaient déjà circuler dans le village. Les Brou furent épouvantés. Il y avait là certainement un complot perfide, et, devant l’audace de ces premières tentatives, on pouvait à chaque instant redouter un coup mortel.

M. Brou n’hésita pas. Dès le soir même, Mme Brou s’alla coucher en se plaignant de grandes douleurs, et le docteur, en descendant de sa chambre, déclara à, ses enfants qu’il n’avait pas voulu, pour ne pas les inquiéter, leur parler de symptômes fâcheux qui s’étaient produits depuis quelque temps dans la santé de Mme Brou ; mais que ces symptômes s’aggravant, il jugeait un changement d’air nécessaire et de plus l’air salin de l’Océan. En conséquence, il venait de décider sa femme à partir pour Douarnenez, où l’on pourrait encore prendre des bains de mer, et l’on irait ensuite faire une visite à Trégarvan.

Marianne en tressaillit de joie. Emmeline fit une observation ingénue :

— Quoi ! maman qui est si fraîche et si ronde, et qui mange si bien ?

Le docteur répondit qu’il y avait des maladies cachées, d’autant plus à surveiller. Il était en effet très-soucieux et disait à son fils et à sa femme.

— Oui, je reconnais en ceci la main d’un ennemi. Quelle perversité ! Est-il possible qu’il y ait des gens si peu délicats ?

Albert et les dames partirent deux jours après, sans faire d’adieu à personne, et le docteur, qui devait les aller rejoindre un peu plus tard, annonça à toutes ses connaissances qu’ils étaient allés dans le Midi.