Marianne (Léo)/10

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Bureaux du Siècle (p. 237-250).


X


Ce fut Armantine Garetin qui remit cette lettre à Albert.

Non pas qu’ils demeurassent ensemble ; mais elle montait souvent chez lui, et la concierge, qui la connaissait bien, lui remettait les lettres quand elle passait.

Quand il décacheta la lettre, elle se pencha même sur son épaule ; mais il la repoussa durement.

— Eh bien ! tu es gentil ce matin. Je voulais voir seulement si c’était une femme, comme il me semblait à l’écriture. Après ça, comme ça vient de la province, ça ne me regarde pas.

Elle alla s’accouder à la fenêtre, bailla en regardant les passants, et fit un signe amical à Marte, la femme d’Emmanuel, qui, assise à sa fenêtre ouverte, où elle cousait, venait de lever la tête.

Armantine, elle, ne cousait jamais, bien qu’elle usât beaucoup et qu’elle fut toujours à entretenir Albert de nécessités indispensables touchant ses robes, ses bottines, ses chapeaux, etc. Mais aussi elle était artiste, et les artistes, surtout quand ils ont, comme Armantine, de l’avenir — ils en ont tous — dédaignent les travaux et les soins vulgaires.

Cependant elle se retourna bientôt, et vit Albert, qui le front rouge et l’air sombre, pliait la lettre et la plaçait dans son tiroir. Elle s’alla jeter à son cou.

— Qu’est-ce que tu as, mon petit cœur ? Est-ce papa ou maman qui te gronde ? Tu as l’air tout chose.

— Non, je n’ai rien.

— Tu ne veux pas me le dire. Tu as tort, parce que je ne souffrirais pas, moi, qu’on fit du chagrin à mon Bébé. Voyons, est-ce une vieille tante ? une ancienne maîtresse ? J’espère bien qu’elle n’aurait pas le temps de venir te relancer jusqu’ici. Je lui ferais ça !

En même temps, elle leva les bras et la jambe, et fit en cadence un geste connu des Parisiens ; mais toutes ces gentillesses ne pouvaient dérider Albert.

— Laisse-moi, dit il ; j’ai à travailler.

— Quel ours ! Tu étais si gentil tout à l’heure ! Tu veux rester seul… avec ton chagrin ?… Tu as tort ; Il vaudrait mieux venir dîner ce soir, avec sa petite femme, au restaurant. Dis, veux-tu ?

— Je ne puis pas.

— Qu’il est maussade ! C’est égal, je l’adore. Adieu, mon amour.

Elle s’en alla, puis rentra presque aussitôt.

— C’est que j’aurais voulu attendre, parce qu’il doit venir un petit paquet.

— Encore ! dit Albert avec impatience.

— Oh ! presque rien. Eh bien ! puisque ça te contrarie, je dirai à la concierge de me le garder jusqu’à demain.

— Il me semble que tu pourrais bien faire adresser chez toi.

— Puisque je t’ai dit que je n’avais pas confiance en ma concierge : elle chipe tout. Allons, à demain, dis ?

Elle l’embrassa de nouveau avec mille démonstrations de tendresse et partit définitivement.

Albert, les sourcils froncés, écouta le bruit de ses pas se perdre dans l’escalier ; puis respira comme un homme soulagé. Mais presque aussitôt, face à face avec sa pensée, il redevint plus sombre encore ; il se promena dans la chambre, et ses yeux se portèrent sur le tiroir où il avait mis la lettre de Marianne. Elle était là, et cependant il la sentait peser d’un poids énorme sur sa conscience ; il étouffait, il se mit à la fenêtre. Marie, qui était à la sienne, lui fit un geste amical. Il vit passer dans la rue des étudiants et des étudiantes, qui, bras dessus bras dessous, allaient déjeuner ensemble : cela le remit un peu.

— Suis-je bête ! se dit-il. Est-ce qu’elle peut comprendre les choses autrement, la pauvre petite ? Non, certainement ; son éducation, ses idées… la pudeur et la délicatesse de son sexe… car elle n’est pas du même sexe qu’Armantine… et surtout Clémence… Non assurément…

Ici les idées d’Albert divergèrent un peu. Marianne était une vraie femme… un peu sérieuse pourtant ; les autres n’en étaient pas ; cependant… il y avait là bien des variétés, et quelque confusion dans le type… Mais on n’est pas forcé de réfléchir à propos de tout, et Albert, se remettant sur ses pieds, poursuivit son monologue :

… Elle ne comprend pas les droits de la force mâle et les exigences irrésistibles… que certains physiologistes affirment, que d’autres nient, mais que les affirmations des romanciers-philosophes ot des philosophes- romanciers prouvent surabondamment. Lui ôter son illusion serait la flétrir ; il faut donc bien que je la trompe… Car l’esprit de la femme ne peut supporter l’éclat de la vérité seule ; il lui en faut une, féminine, à son usage. Pauvre chère Marianne ! Je l’adore dans son ingénuité, dans sa pureté ; mais elle est bien un peu agressive au moins. Ce diable d’Alfred ! Il n’y a pourtant pas de quoi le pendre. Ah ! il a bien su, lui, triompher de cette Henriette ! Bah ! je ne l’avais pas sérieusement essayé ; un beau brin de fille ! Seulement elle prend la chose de trop haut. Mais c’est Marianne qui est inquiétante ! Il est certain que ma mère a raison, il n’y a que les convenances pour tout sauver. Oui, Marianne a tort évidemment de se mêler de ces choses, qui ne regardent pas les filles bien nées. Elle est trop hardie, trop nette, trop courageuse ! Elle s’emporte comme cela, et veut tout savoir par elle même, ma parole d’honneur ! Qu’elle attende un peu, que diable ! En attendant, cela pourrait devenir dangereux. Bah ! Poitiers est loin de Paris. C’est égal, elle a trop de confiance en elle-même, et pas assez…

… Peut-elle avoir plus de confiance en toi ? lui dit sa conscience.

Il resta étourdi de l’argument, au point de pirouetter sur lui-même, et, se retrouvant ainsi les yeux dans sa chambre et le nez sur le tiroir, il sentit de nouveau le même mal de mer le reprendre.

— Ah ! décidément, il ne faut pas être femmelin. Ce sont là des bêtises. Parbleu ! je me moque pas mal d’Armantine ! Celle-ci ou celle-là, qu’est-ce que ça me fait ? Aussi cela n’a pas d’importance. La vraie fidélité est dans le cœur…

Il descendait en plein la doctrine de Molina, quand, un haut-le-cœur le reprenant, il jugea que décidément il n’était pas bien, et avait besoin de se distraire. Ma foi ! à demain les études… et la réponse !

« Écrivez-moi bien vite. Je suis si triste. » Albert emportait malgré lui cette phrase dans son cœur, et elle le rongeait. Et lui aussi, il était si triste… qu’il avait par moments envie de pleurer ; mais il en aurait eu trop de honte et ne commit pas cette faiblesse.

En passant devant le café de la Jeune France, il vit à la même table deux personnes de sa connaissance : un étudiant de dixième année, inconnu à l’amphithéâtre et aux cours, mais ami de toutes ces dames et coryphée de la Closerie des Lilas, et un étudiant amateur, venu des bords de la Neva au quartier latin. Puisqu’il s’agissait de se distraire, Albert ne pouvait mieux s’adresser. Il vint leur frapper sur l’épaule et s’asseoir près d’eux.

— Que nous veux-tu, jeune sage ? dit le vétéran.

— Justement cette épithète, Radou, afin de la mettre dans une lettre et de l’envoyer à papa. Voulez-vous la signer ?

— Ma signature ne vaut rien sur ce marché-là, vous le savez. Et puis je retire l’épithète, il n’y a de sages que les fous.

— Bravo ! dit Stéphan Basilowitch.

— C’est mon avis pour aujourd’hui, reprit Albert. Voulez-vous un punch ?

— Parbleu… Cet enfant a du bon, je l’ai toujours dit. Vous avez un petit chagrin ?

— Assez pour avoir envie de m’amuser.

— À la bonne heure, c’est de la philosophie. Et de quoi s’agit-il ? Une gronderie paternelle ? Si vous n’êtes pas ferré là-dessus…

— Il ne m’en vient pas encore, ça sera pour plus tard ; je me borne à les mériter.

— Alors, qu’est-ce que c’est une histoire de femme ?

— Peut-être.

— Peuh ! Est-ce qu’on s’afflige de ça. Si c’est Clémence qui te résiste, prends Juliette ; tu auras Clémence plus tard. Avec ça, que c’est toujours la même chose.

— Vous avez l’expérience.

— Un peu, et je ne donnerais pas une chope de bière pour la différence. Une femme, c’est toujours la femme ; ça ne vaut ni moins ni pis, et, en somme, ça ne vaut pas cher. Il en faut, c’est un malheur ; mais se faire du chagrin pour ça ! Il n’y a que le punch qui vous soit fidèle.

— Et qui ne vous demande pas de l’être, riposta Albert.

— Oh ! oh ! s’écria Radou, partons qu’il s’agit d’une femme du monde. Un petit adultère, hein ? Une idéaliste qui vous donne un rendez-vous une fois par semaine, passe les nuits avec son mari, et vous écrit le matin : Mon amour, ma passion, je ne vis que de toi, et si je croyais que tu pusses m’être infidèle !… j’en mourrais de douleur. Elle vous aura vu assis au café à côté de Madeleine ou de Zélie, et menace de se tuer, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas cela, dit Albert. Mes réflexions portent sur la fidélité en général, dans le ménage et dans la société. C’est une idée de thèse.

Radou se mit à rire.

— Sur ma parole, il a encore des scrupules de conscience, dit-il au Russe. Je le devine. La fiancée aura appris quelque chose ?

— On ne parle jamais d’elle ici, dit Albert d’un ton sérieux.

— Oui, je connais ça : une fleur ! un ange ! une sainte ! un être à part ! (Il croisa les bras et leva les yeux au ciel.) Comme toutes les fiancées, un rayon, une goutte de rosée, qui sait admirablement faire les confitures et ignore absolument comment se font les enfants. Ne vous fâchez pas ; Brou, je parle en général. Eh bien ! non, mon cher, ces anges-là ont su s’élever au niveau des progrès du siècle, et j’en ai vu plus d’une — je suis aussi de ma province, moi — j’en ai vu plus d’une repousser avec l’aplomb d’un père de famille, la maîtresse gémissante et chargée d’enfants qui venait réclamer ses droits, au seuil de la bénédiction nuptiale — comme à l’Ambigu. — Oui, une petite rousse entre autres, à peine la beauté du diable, mais bien dotée, Mlle Miramine, la veille de son mariage : — Ce que mon prétendu a fait jusqu’ici, ne me regarde pas. Mes droits ne commencent qu’à partir de demain. C’est aujourd’hui une maîtresse femme et elle mène haut la main son mari, ce qui est un tort. Toutes les demoiselles à marier d’aujourd’hui en sont là, et la force de l’opinion est telle que plus d’une de ces petites personnes le dit carrément tout haut. Aucune n’a plus la prétention ridicule et sentimentale d’imposer un mensonge, de fidélité. Mais la femme ne peut pas être parfaite. Aussi n’en sont-elles pas encore venues à supporter sans gémissements ou sans fâcheries l’infidélité du mari. Toujours les préjugés spiritualistes. Et Et voilà pourquoi je reste garçon.

Il partit de là pour une charge à fond de train contre Dieu, le sentiment, la chasteté et la religion : tout cela pêle-mêle, Albert le laissa dire en savourant son punch à petites gorgées ; tous ceux qui connaissaient Radou, le sachant professeur en titre de matérialisme au café de la Jeune-France, s’attendaient à la tirade obligée. Le coryphée de la Closerie était au matérialiste sérieux ce que le braillard est au démocrate, ce que tout cerveau confus et toute vanité en éveil sont à chaque théorie qu’ils embrassent. Parfois les étudiants s’amusaient à le mettre en colère contre Dieu, que malgré sa négation, il poursuivait très certainement d’une haine toute personnelle. Ce jour-là particulièrement, en haine du sentiment et des entités métaphysiques, il célébra la débauche. L’amour, c’est l’attrait des sens. Quoi de plus ? — Rêverie, folie, spiritualisme, christianisme. La fidélité, le devoir, des mots ! À quoi tout cela tient-il ? À la Genèse, à la création, à l’Éden.

Le vrai dieu du monde, c’est le plaisir, c’est l’instinct, dont la fille publique est la prêtresse, etc. etc.

Le Russe était tout oreilles.

— Je vois, dit-il à Radou, quand celui-ci reprit haleine, je vois que nous nous entendons, et je suis heureux de trouver enfin des Occidentaux sans préjugés. Vous êtes dans le vrai ; vous supprimez purement et simplement la morale, cette invention des théocraties, qui a coûté tant de larmes et de douleurs à l’humanité. Vous proclamez le liberté de l’amour.

— Parbleu s’écria Radou, vive l’amour libre, ce consolateur des chaines du ménage, ce vengeur de l’ascétisme et des pruderies bourgeoises ! Admirez, jeune homme, poursuivit-il en s’adressant à Albert, voilà un Cosaque qui vient vous enseigner à être logique.

— Mais, objecta Stephan, Basilowitch, un peu surpris, qu’appelez-vous consolateur ? C’est rédempteur qu’il faut dire. L’amour libre ne laisse point subsister les chaînes du mariage, et rend à la femme, aussi bien qu’à l’homme, toute sa liberté.

— Vous plaisantez ? dit Radou.

— Je suis fort sérieux, répondit le Russe.

— Allons donc ! La liberté de l’amour donnée à la femme, mais alors ce serait la promiscuité complète !

— Pourquoi pas ? Et quelle différence y voyez vous ?

— Il y a, reprit Radou, vivement agité, une différence de nature qui ne permet pas… La femme est inférieure à l’homme, ceci est un fait ; elle n’a donc pas comme lui le droit de se livrer à ses passions. De plus, elle a des instincts de pudeur qui veulent être satisfaits… et…

— Toutes ces affirmations sont a priori, dit le Russe avec sang-froid. Ce que vous appelez l’infériorité de la femme, c’est-à-dire l’infériorité de sa production scientifique et littéraire, est abondamment justifiée par la différence d’éducation et par l’influence du préjugé ; rien ne prouve d’ailleurs son infériorité absolue, et, cette infériorité existerait-elle, ce ne serait pas une raison pour qu’elle fût privée du droit de se livrer à ses passions. Les instincts de pudeur que vous affirmez peuvent et doivent tenir également à l’éducation, comme le prouve l’absence totale de pudeur chez certaines catégories de femmes…

— Ah ! Et le sentiment, si dominant chez elles ! s’écria Radou d’une voix rauque.

— Le sentiment ? dit le Russe en souriant et en regardant Radou d’un air qui lui fit baisser les yeux ; je ne m’attendais pas à trouver cet argument dans votre bouche, tout occidentale qu’elle soit. Allez-vous me parler aussi du devoir et de la fidélité, que vous venez tout à l’heure de déclarer être des mots ?

— Alors vous supprimez le mariage ? demanda Radou hébété.

— Certainement. Il n’y a plus que des couples unis par leur volonté : les uns pour une heure ; les autres, s’il leur plaît, pour des années ; chacun suivant son humeur. Des couples ou… des groupes.

— Ah ! fit Radou.

— N’avez-vous pas dit tout à l’heure que, dans l’essor échevelé de sa liberté et de sa jeunesse, l’homme pouvait avoir plusieurs maîtresses à la fois ? Pourquoi la femme n’aurait-elle pas plusieurs amants ?

— La polyandrie ! exclama Radou suffoqué.

— Pourquoi pas ? Il ne peut y avoir, comme vous le prétendez, deux races distinctes dans une espèce aux mariages mêlés. Au moins, faudrait-il des sélections rigoureuses. Mais il n’y en a pas. Refaites les castes de l’Inde alors, et encore, là même, interviennent les classes intermédiaires, qui brouillent en dessous tout l’ordre établi.

— Il faut pourtant avoir des fils.

— Vous qui professez le célibat ! On en aura cependant.

— En commun !…

— Si l’on veut.

— Et la famille ?

— Et la propriété ? dit le Russe ironiquement, et religion ?

— Sacrebleu ! monsieur, oui, l’héritage…

— C’est la société qui élève les enfants, répondit froidement l’Oriental.

— Ce n’est plus de la bohème, ça ; c’est de la bestialité.

— Pardon, c’est de la bohème égalitaire. De quel droit prétendez-vous qu’il y ait une classe de femmes destinées à vos plaisirs et une autre au soin vos intérêts et de votre progéniture ? Si vous revenez, dites-vous, à la nature, la femme y doit revenir comme vous. En réalité, c’est toujours ici la même chose que je vois partout. Au lieu de consulter la logique, vous consultez vos intérêts et vos passions. La théorie sérieuse vous est étrangère. Vous vous croyez, monsieur, très radical ; vous aviez tout à l’heure la bonne intention de m’instruire, et un moment vous m’avez donné l’illusion de trouver un occidental logique. Mais cela ne se peut pas. Il n’y a en Occident que des variétés de conservateurs. Vous n’avez encore pu vous détacher de l’idée de privilège. Il vous en faut au moins un. J’ai trouvé des personnes qui mettaient de côté le privilège du rang, celui de la richesse, celui de l’éducation ; je n’en ai pas encore trouvé qui mette de coté le privilège du sexe. Il paraît pourtant qu’il y en a, mais j’ai bien peur qu’alors ils ne se rattrapent sur d’autres. Cependant d’où pouvez-vous faire dater un privilége, si ce n’est d’une genèse et d’un dieu quelconque ? Où sont vos lettres patentes ? Votre opinion procède en droite ligne du mystère de l’Éden, des lois de Moïse et des pères du christianisme.

— Monsieur… dit Radou exaspéré. Ne me parlez pas de ces bêtises-là. Vous savez combien je les méprise. Nous parlons entre hommes, et non pas… Supposez-vous marié : Vous plairait-il que votre femme.

— Certainement, répondit le Russe avec le même sang-froid. Tchernichewsky, l’un des maîtres du nihilisme, bien qu’il ait été dépassé par ses disciples, a montré dans son roman des maris qui insistent près de leurs femmes pour qu’elles cèdent au penchant qui les entraine vers un autre, et ces maris-là ne sont pas des idéalités, mais des types, des portraits, dont l’auteur n’a fait que changer le nom.

— C’est impossible fit Radou en sautant sur sa chaise, tandis qu’Albert écoutait d’un air ébahi.

— Je puis vous l’affirmer, reprit Stephan en souriant. Bien que je n’aie que vingt-cinq ans, je suis marié depuis trois ans, et ma femme actuellement étudie à l’université d’Heidelberg, en compagnie d’un de mes amis.

Il alluma son cigare en disant « J’ai un rendez-vous »

Il partit après leur avoir touché la main.

Quand il fut un peu éloigné, Radou regarda Albert :

— En voilà un Cosaque ! dit-il.

Et là se bornèrent ses réflexions ; car, un moment après, avec de nouveaux venus, il reprit sa thèse ordinaire.

Albert quitta le café tout étourdi. Lui-même était fort mécontent du sauvage et de ses théories.

— Si c’est là que nous allons, se disait-il avec humeur, je ne regrette pas d’être né un peu plus tôt.

Mais une image le rassurait à cet égard, celle de Marianne, posée devant son esprit avec son regard paré d’un doux sourire.

— Non, ce n’est pas là que nous allons, lui disait-elle.

Mais où ? Il ne le savait pas et ne le chercha guère.

— Après tout, se dit-il quand il eut tourné deux heures du Panthéon au pont Neuf et eut échangé vingt bouts de conversation avec ses camarades, après tout, on ne peut demander à un homme autre chose que de suivre les mœurs de son temps.

Il dîna au café, en compagnie de Labobière et de quelques autres, but outre mesure, et se laissa entrainer au bal Bullier. Là, dans ce milieu où le point d’honneur et l’émulation consistent à lutter d’indécence et d’abrutissement, il resta plus persuadé que jamais qu’il y avait bien deux morales : l’une à l’usage des jeunes gens et l’autre à l’usage des honnêtes femmes. Celles du bal Bullier restaient en dehors.

Du diable, s’il se trouvait en effet ; dans ce pandémonium du vice bête et de la dépravation insensée, une seule trace de ces vertus pudiques et paisibles, qui sont la nature de la femme. Jamais on ne se débarrassa mieux de sa nature, si nature il y avait. Au milieu de cette foule hurlante et dégingandée, où tout l’idéal consistait à se montrer le plus indécent possible, Albert éprouva l’étonnement et le dégoût de ceux qui voient ce spectacle pour la première fois. Toutefois, comme il était en joyeuse compagnie, il se garda de se montrer bégueule ; mais il refusa de danser et parvint bientôt à s’isoler. Tandis qu’il attachait des yeux troublés sur ces danses épileptiques, sur ce monde étrange et tourmenté, deux figures saisirent son attention, et saillirent pour lui du cadre général comme ces personnages où le peintre met sa pensée.

C’était, parmi les danseurs, un homme assez grand, maigre et pâle, qui dansait avec son chapeau rejeté en arrière et d’une désinvolture qu’on eut pu appeler celle de la lassitude et du parti-pris. Avec une souplesse de saltimbanque, il lançait en l’air ses bras et ses jambes de pantin, comme s’ils n’eussent été attachés à son corps que par des ficelles ; il bondissait, touchait terre et rebondissait en l’air, provoquant des applaudissements enthousiastes, sans que sa physionomie exprimat autre chose que le calme le plus complet, l’indifférence la plus parfaite. Il faisait cela comme on remplit une fonction habituelle, et, quand ce fut fini, il se retira du mème air et alla s’abandonner sur un banc, dans une sorte d’accablement sourd et résigné. Albert se demanda l’âge de cet homme, sans pouvoir le dire. Il n’était pas vieux et n’était pas jeune non plus : son teint était jaune, flétri, tanné comme une peau roulée dans toute sortes de mordants ; ses traits demeuraient sans expression, excepté celle de l’hébètement, et cependant ces traits appartenaient à un type distingué, cette tête était élevée, ce front vaste. La nature avait voulu faire de cela un homme et ce n’était qu’un pantin.

L’autre figure était celle d’une femme, qui pendant les danses était restée assise et qui gardait dans ses mouvements, comme dans sa toilette, une certaine décence. Elle était évidemment triste, peut-être même dédaigneuse, et ne cherchait pas beaucoup à le cacher. Bien qu’elle fut encore belle, son teint avait cette même pâleur jaune et flétrie qu’avait celui de l’homme, et comme lui, moins que lui cependant, elle devait avoir passé la trentaine. Son expression était beaucoup plus intelligente, mais amère ; elle était seule, et jetait autour d’elle des regards tantôt mornes et lassés, tantôt inquiets et chercheurs, plus las encore.

Albert les regardait tour à tour, quand un de ceux qui l’accompagnaient, Mérut, vint s’asseoir avec sa danseuse, près de l’homme et lui parla d’un air de connaissance. La curiosité attira Albert près d’eux.

— Mon cher, lui dit Mérut, je te présente Nestor Miletin, coryphée du bal Bullier et de plusieurs autres, pilier du café C…, étudiant de vingtième année.

— Ce sont des titres…, dit Albert en saluant, d’un air sérieux.

— Des titres qui en valent d’autres, plusse ou moinsse, répondit Miletin ; mais pouah ! j’ai pas de gloriole, ayant reconnu qu’il n’y avait de quoi en rien du tout. Monsieur est un nouveau ?

— Albert Brou, de Poitiers, étudiant en médecine, première année.

— Ah ! alors monsieur est comme Hercule, prêt à choisir entre la vertu et la volupté. Regardez la volupté, voilà !…

Il montrait de la main des effrontées plus ou moins mal tournées, qui rodaient près d’eux et regardaient particulièrement Albert.

— Nous n’avons pas mieux que ça, ajouta-t-il, mais c’est à vot’ service.

Et il se raffaissa sur lui-même en repoussant son chapeau sur sa nuque.

— Voulez-vous une absinthe, Nestor ? dit Mérut.

— Ça n’est jamais de refus, vous savez bien.

Ils se levèrent et allèrent s’asseoir à une table du café. On servit l’absinthe ; Nestor avala son verre d’un seul coup, sans eau, et parut se ranimer. Poussé par Albert et par Mérut, il se mit à causer.

— Vous êtes de Poitiers, dit-il à Albert ; vous devez connaitre Horace Fauque ?

— Oui.

— Nous le voyons encore ici quelquefois ; c’est un bon vivant.

Puis il raconta sa propre histoire. Il était fils d’un bon bourgeois de la Nièvre, qui le destinait à perpétuer sa dynastie dans le pays, après s’être couvert de lauriers dans la grande ville ; et c’était probablement pour qu’il fût sage et écouté dans les conseils qu’on l’avait nommé Nestor Mais il s’était mis à flaner, à s’amuser et n’avait plus su faire autre chose. Bah ! la vie de bohème, c’est la meilleure ! il avait été l’ami de Murger ; oui, du grand Murger, et de bien d’autres, qui, après avoir fait la bohème, s’en étaient retirés et étaient devenus des personnages, même et surtout des conservateurs. Après tout (il haussa les épaules), qu’est-ce que ça fait ? Rouler dans une ornière ou dans l’autre ! Celle-ci vaut autant.

— Mais votre famille ? dit Albert.

— Ma famille (ses pommettes se recolorèrent), elle est comme toutes les familles. Elle pensait que je devais arriver à tout, et il est certain qu’à dix-sept ans j’étais un petit prodige. Et de l’enthousiasme ! et du feu dans les veines à en ranimer un monde ! Bah ! tout cela est mort ; n’en parlons plus. Mon père est mort en me maudissant, ma mère fait dire des messes pour moi et me sert une petite pension alimentaire. Je suis mort. Il paraît que j’ai mangé ma fortune, je n’en sais rien. Que voulez-vous que j’aille faire maintenant avec des gens gourmés ? On me compterait les verres d’absinthe. Je reste donc ici. C’est un peu bête ; mais, que voulez-vous ? le monde tout entier n’a pas le sens commun, et ici ou là c’est la même chose.

— Lisez-nous quelque poésie sombre ou gaillarde, comme vous les faites et bien, demanda Mérut.

— Je n’en fais plus, puisque je vous dis que je suis mort. Respect à ma cendre. Ci-gît Nestor !

Il avala un second verre d’absinthe, que Mérut avait demandé pour lui, et s’accouda sur la table, la tête dans ses mains.

En ce moment, Albert aperçut en face de lui la femme qu’il avait déjà remarquée ; elle se promenait en agitant son éventail. S’était-elle aperçue qu’Albert la regardait ?

— Carline, demanda-t-il à la danseuse de Mérut, connaissez-vous cette femme ?

Carline était une blonde grassouillette, fière de ses vingt ans.

— Ça, dit elle en jetant un coup d’œil dédaigneux sur la femme pâle et mûre, qui en retour la foudroya d’un regard de reine, c’est Marina, une ancienne.

— Ces enfants, reprit Nestor, qui avait relevé la tête, ça ne respecte rien. Marina, ma petite, c’est une ancienne, oui, c’est vrai ; mais ça n’est pas une autruche. C’est une femme, ce n’est pas un chiffon. On l’appelle la duchesse. Son règne va passer ; pourtant, si vous l’aviez vue, il y a seulement six mois, elle vous aurait encore ébloui. Pour le moment, elle est seule ; puis elle vient d’être malade. Un chagrin de cœur. Elle en a du cœur ! Voyez, elle est fière ; elle s’aperçoit qu’on parle d’elle ; elle s’en va. Quelque jour, on la repêchera dans la Seine, mais elle n’aura jamais ni volé ni mendié. Ça n’est pas une cajoleuse, ça, c’est une viveuse. Elle a fait comme moi ; elle a voulu s’amuser ; or, quand on passe ici un peu trop de temps, on y reste, même en s’y embêtant. Marina s’embête sérieusement, elle finira mal. Cependant elle cherche encore et gare à celui qui tombera sous sa griffe. Celui-là, le dernier, elle le tiendra bien. Mais elle choisit, elle, du moins. Puis elle a de l’esprit à vous revendre à toutes, mes petites chattes. Pauvre Marina ! Bah ! nous sommes tous morts ou mourants. Mais, voulez-vous que je vous dise, nous avons été plus vivants que vous !

On entendit appeler du côté des danses :

— Nestor !

— Nestor !

— Ah ! dit-il, encore !… Allons !… j’y vais, mes petits enfants.

Il se leva, battit un entrechat et alla rendre aux danseurs leur coryphée.

Albert voulait partir, ses amis le retinrent. Il finit par se laisser aller aux avances d’une de ces dames, et sortit avec elle et une dizaine d’autres couples ; il ne rentra chez lui qu’à midi. Il s’entendit appeler par sa concierge.

— Monsieur, Mlle Armantine est venue ; elle a emporté un paquet à l’adresse de monsieur, qu’elle a dit qui était pour elle.

— Quelle sorte de paquet ?

— Oh ! ça venait du Grand-Condé ; c’était une jupe de tarlatane pour son costume de Babel, et puis des rubans. Elle me l’a fait voir.

— Combien y en a-t-il les uns sur les autres de ces chiffons ? se demandait Albert avec inquiétude en montant l’escalier. Il va me tomber sur le dos un autre mémoire un de ces jours.

Albert en était donc là ? Il n’y a que la foi qui sauve, et depuis longtemps il l’avait perdue. On peut garder une vertu, quelque prix qu’elle coûte, mais non plus quand on vient à croire que cette vertu n’est qu’un préjugé, même un ridicule. Pour le plus grand nombre des esprits, les faits sont des preuves, et de ces preuves, Albert était entouré, pressé, aveuglé. Si la crainte du regard de sa fiancée l’avait retenu avant les vacances de Pâques, quand il vit devant lui le reste de l’année, il n’essaya plus de lutter et s’abandonna. Après une aventure où les conseils de Mme Milhau, en ce qui touche la dignité, n’avaient pas même été suivis, — si tant est que la dignité eut quelque chose à voir en tout cela, — Albert, tomba dans les lacs d’Armantine. La pauvre fille, condamnée à manquer de bottines ou de déjeuners, et sûrement des costumes nécessaires à sa profession et à ses succès, cherchait naturellement ce qui lui manquait. Le logement et la mise d’Albert lui avaient fait augurer une bourse bien garnie ; elle ne l’avait pas perdu de vue, et, le voyant venir au théâtre sans dame, avec un ami, elle avait jugé qu’il était seul. Ne l’eut-il pas été d’ailleurs, la loi du commerce est la concurrence, et rien n’empêche les femmes d’en user aussi. Armantine devint donc violemment éprise d’Albert et s’arrangea pour le lui faire savoir. Il ne refusa pas de le croire, il eut la bonté d’en être flatté. Dans son désir de plaire, elle était si aimable qu’elle lui parut charmante, et qu’un beau matin il se trouva chargé de payer un mémoire du magasin de nouveautés qui s’élevait à la somme de 275 fr. Certes, c’était bien peu pour une actrice de talent comme Armantine ; quand elle gagnerait 60, 000 fr. par hiver, elle rembourserait, toutes ces misères. Mais en attendant on ne voulait plus — les marchands sont si bêtes ! — lui rien donner à crédit, et, à moins d’aller toute nue, ce que son petit chou ne voudrait pas, il fallait bien que son petit chou la tirât de peine.

Albert, il va sans dire, n’avait pas d’argent de reste, s’étant établi sur le pied de la pension très-suffisante que lui faisait son père ; mais M. Brou, inflexible sur les comptes, ne lâchait rien au delà qu’après minutieuses justifications. Albert obtint 200 francs de sa mère, et, en homme prudent, alla lui-même avec Armantine porter cet argent au magasin.

— Vous voudrez bien nous attendre pour le reste, dit-il, et il donna son adresse.

Armantine eut dès lors un nouveau crédit ouvert dont elle usa largement, parlant beaucoup de son mari, fils d’un grand médecin de province, mais faisant tout inscrire sous le nom d’Albert et porter chez lui, où elle allait le prendre elle-même. Comme elle était contente et se dépêchait de profiter de cette bonne fortune, car on ne sait jamais ce qui peut arriver dans le ménage le plus uni du quartier Latin !

En se retrouvant à son bureau, Albert se sentit décidément indisposé contre Marianne. Qu’avait elle besoin de se mêler de telles choses ? Et comment osait-elle, même… Ce n’était pas du tout convenable, elle pouvait se faire mal juger… Il fallait convenir qu’elle avait ses idées à elle et que son caractère laissait à désirer… Hum… quand ils seraient mariés, il aurait bien quelques réformes à faire !

Cependant il relut la lettre de la jeune fille, et de nouveau se sentit ému.

… Pauvre petite ! Oui, elle m’aime bien ! Si elle se mêle ainsi de ce qui ne la regarde pas, c’est excès de cœur. Et, si elle en avait moins après tout, elle me planterait là pour un plus riche. Qu’est-ce que je vais lui répondre ?

Plaider les circonstances atténuantes pour Turquois… doucement, pourtant !… Ah ! si elle savait !… c’est qu’elle serait capable, elle, de ne pas me pardonner ! Ce serait payer cher une Armantine. Et cependant c’est elle seule, Marianne, que j’aime oui, réellement. Je vais le lui dire sur tous les tons ; au fond, les femmes ne demandent pas autre chose, et, si mon indignation contre l’infâme séducteur n’est pas assez violente, le côté faible sera sauvé par l’autre.

C’est ce qu’il fit, remplissant de phrases d’amour quatre pages, et, à vrai dire, s’y essoufflant un peu ; consacrant une dizaine de lignes seulement à l’affaire d’Henriette. Il commençait par plaindre celle-ci vivement, et par approuver, Marianne de l’avoir secourue. Mais, quant à être allée la voir, tout en adorant l’ingénuité de sa chère fiancée et son grand cœur, il regrettait cette démarche pour plusieurs raisons : d’abord le dissentiment qu’elle avait produit dans la famille ; puis le risque d’un mauvais propos effleurant celle qu’il adorait, et qu’il voulait voir honorée de la terre entière, dit-il pour cela risquer sa propre vie, afin d’imposer silence aux méchants. Turquois était plutôt faible que pervers ; il s’était laissé entraîner par un goût trop vif pour cette jolie fille, qui n’avait pas su lui résister ; il n’avait pas, lui, pour se préserver, l’amour d’une Marianne ! Cette même faiblesse le soumettait maintenant aux conseils, aux ordres de sa famille, dont il était dépendant. Il ne pouvait d’ailleurs épouser Henriette : c’eût été perdre son avenir, se tuer par le ridicule. Toutefois il était inexcusable de n’avoir pas fait tout au monde pour encourager et soutenir cette pauvre fille. Quant à Pierre Démier, Albert l’estimait beaucoup, malgré ses allures froides et son caractère bizarre ; mais Pierre, d’ailleurs si bien intentionné, devait à son éducation l’ignorance complète des convenances, que pour cette raison même, il affectait de mépriser. Recommençaient alors des serments d’amour et des adorations, sous lesquelles disparut le dernier blanc de la troisième page.

— Oui ! se dit alors Albert, ça doit être ça !

Il relut soigneusement, corrigea quelques passages, ferma sa lettre et prit dans son tiroir le portrait de Marianne, qu’il baisa amoureusement.

— Pauvre chère petite fiancée ! Oui, va, je t’aime bien ! Le reste, ce n’est rien. Tu verras quand nous serons ensemble.

En la regardant encore, avec ce petit air doux, fin et candide qu’elle avait sur ce portrait, des larmes lui vinrent aux yeux.

— Oui, oui ! je l’aime, se dit-il. Ah ! si l’on était seul à Paris !

Il descendit déjeuner, jeta sa lettre à la poste, et n’y pensa plus.

Cette lettre, que Marianne attendait avec impatience, lui causa un froissement pénible. Jamais elle n’avait mieux senti la dissonance qui depuis quelque temps se faisait de plus en plus grande entre elle et son fiancé. Cette profanation de l’amour, qui résonnait si douloureusement en elle, il semblait ne l’avoir pas sentie, et malgré la douceur de la forme, elle comprit un blâme sous ses observations. Ceci la troubla profondément. Elle avait donc eu tort ? Sa première impression fut un mouvement de confusion, presque de remords ; of d’autant plus vif que l’avant-veille encore, elle avait fait contre le séducteur d’Henriette un acte décisif de réprobation, qui de nouveau l’avait exposée aux reproches de Mao Brou, aux observations peinées de son tuteur. Voilà ce qui avait eu lieu.

Mme la préfète avait donné une soirée pour l’anniversaire de sa fille, soirée d’été, dans les salons et dans les jardins illuminés de lanternes vénitiennes ; soirée ravissante, dont tout le monde avait parlé, surtout ceux qui n’y étaient pas. La famille Brou, invitée des premières, n’avait pas manqué d’y assister avec un empressement très-vif. « Charlotte, » c’est-à-dire la fille du préfet, n’était-elle pas l’intime amie d’Emmeline ? Telle était du moins la prétention de Mme Brou. Les Turquois étaient également de la fête, et l’aimable Alfred était accouru des premiers s’inscrire sur le carnet d’Emmeline et de Marianne. Déjà celle-ci avait salué froidement Mme Turquois, dont les jours précédents elle avait évité la présence en gardant la chambre pendant une visite de ces dames. Quand Alfred, avec ce même air de tendre et langoureuse adoration qu’il prenait toujours vis-à-vis de Marianne, s’inclina devant elle en la priant de lui accorder la première schotish, un flot d’indignation vint battre le cœur de la jeune fille et ses traits exprimèrent puissamment ce qu’elle ressentait.

— Non, monsieur, répondit-elle, d’une voix presque dure et pourtant contenue.

Le charmant Alfred se redressa d’un air surpris ; mais, ne pouvant si vite douter des égards qu’on lui devait, il dit d’une voix insinuante :

— Alors la seconde, n’est-ce pas ?

— Aucune reprit Marianne.

Cette fois, le doute n’était plus permis.

— Qu’y a-t-il donc, mademoiselle, que J’aie mérité de pareilles rigueurs, demanda-t-il d’un ton glacial et scandalisé.

Plusieurs autres jeunes gens entouraient Marianne, à ce moment, pour l’inviter à leur tour, attendant la fin de ce dialogue et ne pouvant manquer de l’entendre. Troublée, mais dominée par l’indignation plus que par la timidité, la jeune fille jeta pour toute réponse à l’audacieux interrogateur ce nom, accompagné d’un regard méprisant :

— Henriette.

Une légère pâleur se répandit sur le visage du jeune Turquois, et il se retira en saluant sans répondre un mot.

Mme Brou, assise à côté de sa nièce et témoin de cette scène incroyable, était restée muette d’indignation et… de convenance. Les autres témoins, qui la plupart ignoraient l’aventure, avaient mal entendu ou n’avaient pas compris, mais devaient chercher à s’éclairer. C’était un scandale ! un sandale commis par sa nièce, chez Mme la préfète, et contre une famille amie ! Ah !… Mme Brou suffoquait ! Elle faillit s’évanouir et ce ne fut que la crainte d’augmenter le scandale qui la retint. Pauvre Mme Brou ! Elle était vraiment bien malheureuse ! Elle fit signe à son mari, qui n’était pas loin de là, et le pria de l’emmener au jardin, en priant Mme Touriot, la femme du major, de veiller sur ses filles, qui partaient pour le quadrille, et de les lui amener, dès qu’il serait fini.

Mme Touriot, assise de l’autre côté de Marianne, avait vu et entendu toute la scène, et l’avait parfaitement comprise. Elle dansait ce quadrille avec le neveu de la préfète, Horace Fauque, et se hâta de tout lui raconter.

— Eh mais ! dit-il, c’est une originalité, cela ! Elle est vraiment particulière, cette jeune fille. C’est charmant ! Aidez-moi donc, à l’obtenir pour femme, dites, vous qui êtes si habile et si séduisante. Vrai ! Cela m’irait ! Voulez-vous que nous fassions alliance ?

— À quelles conditions ?

— Comment ! êtes-vous si peu désintéressée ?

— Pas du tout ; c’est vous qui parlez d’alliance. Eh bien ! qui dit alliance dit traité, conditions par conséquent.

— Vous êtes un vrai diplomate, c’est pourquoi j’insiste sur votre concours.

— Ne le croyez pas. Si j’étais diplomate, il y a longtemps que M. Touriot serait chef de bataillon.

— Mon oncle entend bien vous aider.

— Vraiment ? Oh ! comme je vous serais reconnaissante !

— Prouvez-le moi en m’aidant à devenir un mari. Moi, un mari ? ce sera singulier pourtant. Mais cette belle enfant en vaut le ridicule, parole d’honneur ! Et même elle l’efface, n’est-ce pas ?

— Il y a peut être un moyen.

— Ah ! voyons ?

— Puisqu’elle est si indignée contre les séducteurs…

Elle s’arrêta en regardant malignement le lovelace, qui, souriant aussi, d’un air hypocritement innocent, répliqua :

— Je ne comprends pas.

— Il faut lui donner à penser sur la conduite de son fiancé là-bas.

— Ah ! j’y suis… Une jolie petite trahison. Vous êtes adorable !

— Seulement il faudra par contre lui vanter…

Elle se mit à rire.

— La pureté de mes mœurs ? Eh bien ! pourquoi pas ? Les jeunes filles sont si crédules… quand elles veulent l’être. Ceci, c’est mon affaire. Mais avant de bâtir, il faut démolir, et c’est pour cela que je compte sur vous.

— Ne vous gênez pas ! Elle est belle, cette mission que vous me confiez. Cette bonne Mme Brou qui m’affirmait l’autre jour que j’étais son intime amie.

— Eh bien ! on n’est jamais trahi que par les siens. Après tout, quel mal y a-t-il à dire la vérité ? On trompe cette jeune fille.

— Mais je n’en sais rien.

— Allons donc ! je n’en sais rien non plus, mais je vous l’affirme. Au reste, je ferai causer Emmanuel Fourachon et Labobière. Chère madame, quelle bonne idée ! quel fin esprit vous avez ! Vous me permettrez bien d’aller vous voir de temps en temps, pour notre petit complot ?

— Pas trop souvent ; vous êtes si compromettant !

— Ah ! je serais si heureux de vous compromettre !

— Comment ?

— Mais oui, parce qu’alors, le plus grand mal étant fait, cela ne vaudrait plus la peine d’y regarder.

— Vous êtes… Non, cela est abominable !… Je ne dirai rien de vous.

— Si.

— Non.

— Je vous assure que si, et je compte sur vous comme vous pouvez compter sur nous.

En même temps, il la reconduisait à sa place, où il s’inclina profondément devant elle. Marianne et Emmeline arrivaient en ce moment.

— Je suis chargée de vous conduire au jardin, près de M. et de Mme Brou, mesdemoiselles, dit Mme Touriot.

Et, se retournant vers le bel Horace, qui offrait ses hommages à Marianne :

— Vous devriez, lui dit-elle, nous faire danser un quadrille sans numéro.

Elle prit le bras de Marianne et fit signe au major d’offrir le sien à Emmeline. Ils rencontrèrent promptement M. et Mme Brou qui surveillaient le péristyle. Mme Brou, venait d’épancher sa colère dans le sein de son mari, elle se sentait mieux. Mais la soirée était admirable, la fraicheur délicieuse ; les lanternes vénitiennes faisaient dans les arbres un effet charmant. Le quadrille sans numéro suspendit les engagements de ces demoiselles ; on accéda facilement à la proposition émise par Mme Touriot de faire un tour de jardin.

Le docteur voulait prendre le bras de sa pupille.

— Laissez, dit l’aimable Parisienne c’est ; moi qui veux la gronder.

Et, sur cette entrée en matière, elle mit l’entretien au cœur de la question.

— Ma chère enfant, dit-elle à Marianne, permettez-moi de vous parler en amie. Certes, vos excellents parents vous diront la même chose ; mais on penche toujours à croire les conseils des parents intéressés ou surannés, tandis que venant d’une femme qui n’a que peu d’années de plus que vous, et que l’amitié seule peut porter à vous présenter ses observations, elles vous persuaderont peut-être davantage. Tout d’abord sachez bien que je vous admire sincèrement ; je ne suis pas de ces jalouses qui ne peuvent supporter les dons de l’esprit et de la beauté chez les autres femmes. Pour moi, ils me gagnent le cœur au contraire. Eh ! bon Dieu, si l’on tient à être admirée, il y a assez d’hommes pour cela ! Je vous admire donc et je vous aime, et, bien qu’en votre qualité d’héritière, vous puissiez vous permettre beaucoup d’excentricité, je n’en souffre pas moins de vous voir donner prise à la critique dans un monde qu’à tous les points de vue vous devriez dominer. Mais pour le dominer il faut le connaître, et cette connaissance-là, ajouta-t-elle en regardant Marianne avec un fin sourire, vous n’en avez pas le premier mot.

— Je l’avoue, madame, dit la jeune fille mais, quant à le dominer, je n’y tiens nullement, je vous l’assure.

— Et vous croyez n’avoir pas intérêt à le connaître, ne fût-ce que pour votre propre sécurité ?

— Pour cela, oui sans doute.

— Eh bien ! vous avez déjà deviné, chère mademoiselle, que je veux parler de l’exécution que vous venez de faire tout à l’heure, avec une inflexibilité digne de nos plus vieux conseillers et une grâce qu’ils n’ont jamais eue. Cela m’a fait de la peine, un peu pour le coupable et beaucoup… pour vous. Jo me suis demandé combien d’effroyables déceptions vous attendent, vous si pure, si sévère, si ignorante, que vous croyez M. Turquois un monstre parmi les autres hommes. Mais, ma chère enfant, il a fait hier ce qu’un autre fait en ce moment, ce que d’autres feront demain. Chaque homme, jusqu’au jour de son mariage bien souvent après est une sorte de Minotaure qui dévore le plus grand nombre possible de jeunes filles… ou de jeunes femmes. Le mariage n’étant pas plus sacré pour eux, ils ne s’en cachent pas ; ils s’en vantent, ils en rient : c’est un lieu commun. Je m’étonne que vous ayez ouvert un livre sans y voir des allusions — que vous n’aurez sans doute pas comprises — à ces dérèglements de jeunesse, si bien acceptés, qu’un père n’oserait pas les reprocher à son fils, pourvu que le mémoire n’en soit pas trop fort. Cela est passé dans l’usage, dans les mœurs ; aucun jeune homme bien élevé n’y voudrait manquer. Ce n’était pas assez de tolérer ce mal ; on est allé jusqu’à soutenir qu’il était nécessaire, et la science n’a pas dédaigné d’inscrire dans ses ordonnances… Mais, chère enfant, je vous dis là des choses bien étranges à vos oreilles, et que je ne me serais pas permis d’exprimer, si je n’avais vu, par l’exemple de tout à l’heure, que vous n’affectez point, comme ces autres demoiselles, une ignorance trop anglaise et qui à vingt ans n’existe point. Votre ignorance ne touche qu’aux habitudes d’un monde que vous n’avez pu connaître encore, et vos illusions à ce sujet sont si grandes, que je crois vous rendre service en les dissipant. La petite scène de ce soir vous fera passer pour très-hardie, quand vous êtes seulement plus sévère et plus chaste que les autres. Voilà ce qui m’indigne et ce que je voudrais empêcher. Il est peu de ces demoiselles, — je n’en excepte pas même votre cousine, et vous pouvez l’interroger à cet égard, — qui ne pardonne d’avance à son prétendu tous les torts de ce genre qu’il lui aura plu d’avoir. Ne vous donnez pas le ridicule de croire au merle blanc, il n’existe pas ; dansez avec M. Turquois ou refusez tout le monde. Et rappelez-vous bien ce que je vous dis : Il n’est pas un homme, vieux ou jeune, étranger ou parent, ami ou indifférent, de la main duquel vous ne deviez retirer votre main, s’il vous répugne de la mettre dans celle de ce pauvre Alfred.

Mme Touriot avait cessé de parler et contemplait furtivement sa jeune compagne à la lueur des lumières éparses dans le feuillage. Marianne, les yeux fixes, la tête un peu penchée sur la poitrine, ne répondait pas. Des rougeurs fugitives avalent, pendant le discours de Mme Touriot, passé sur son visage, et maintenant elle semblait pâle, si ce n’était l’effet de la lumière verdâtre qui l’entourait.

Elle ne répondait pas, mais suivait docilement sa compagne, qui, voulant prolonger la conversation, l’entraînait toujours. Derrière elles venaient Emmeline et le major, qui s’essoufflait à faire de l’idylle pour soutenir l’entretien, tandis qu’Emmeline répliquait par des naïvetés de pensionnaire. Sous l’écharpe légère qui recouvrait les épaules de Marianne, un long frémissement la parcourut.

— Auriez-vous froid ? demanda maternellement Mme Touriot.

— Non, je n’ai pas froid ; mais ce que vous me dites, madame, est horrible !

— Ah ! pardonnez-moi. J’ai eu tort peut-être ; je vous ai fait du mal ! Vous m’en voulez d’avoir déchiré le voile…

— Non, madame ; vous avez agi dans une bonne intention, je ne puis vous en vouloir, et même… oui, quelque pénible qu’elle soit, je préfère toujours connaître la vérité. Mais…

— Vous doutez encore ? Eh bien ! soit, mon enfant, les illusions sont douces à votre âge. Soyez plus prudente seulement.

— Oui, madame ; je vous remercie.

Elle retomba dans le silence, et Mme Touriot la vit trop impressionnée pour pouvoir prêter l’oreille à d’autres propos. L’aimable Parisienne remit donc à plus tard une ingénieuse explication du caractère d’Horace, qu’elle avait imaginée, et l’on rentra bientôt dans la salle de bal. Marianne fut sérieuse et distraite tout le reste de la soirée. Dans la salle, on se racontait l’affaire Turquois, et plusieurs se demandaient, en voyant l’air triste de la jeune fille :

— Est-ce qu’elle avait du goût pour lui ?

— Se croit-elle victime d’une trahison ?

— Le cousin ne lui tient donc pas tant au cœur que nous le supposions ?

— Il y a de l’espoir.

Dans la voiture enfin, pendant le trajet du retour, Marianne reçut les reproches de son oncle et de sa tante, et arriva en larmes à la maison.

Seule ainsi — avec Pierre — contre tout le monde, dans quelle impatience elle attendait la lettre de son fiancé ! Jamais elle n’avait tant éprouvé le besoin de l’avoir avec elle, d’être avec lui. Chose étrange, pur secret des pensées virginales, le but de toutes les paroles de Mme Touriot n’avait pas été atteint, pas même effleuré. Ce qu’on avait dit de tous les hommes ne s’appliquait point à Albert. N’était-il pas pour Marianne l’être seul, à part de tous ?

Mais, après la lecture de la lettre, l’effet fut tout autre. Albert lui-même était venu témoigner de son propre sentiment et attirer en ce qui le touchait l’examen. Aussi fut-il désormais le pivot de toutes les pensées de Marianne à ce sujet.

D’abord l’habitude et la foi prirent le dessus ; elle se dit : J’ai tort sans doute, et se repentit de ses audaces. Mais sa nature était trop élevée, trop sincère, pour qu’elle pût consentir sérieusement à abjurer ce qui tenait aux fibres les plus délicates de son cœur. D’un autre côté, s’il ne se fût agi que de théories, elle eût peut-être glissé, comme tant d’autres, sur un sujet où ses ignorances et sa pudeur également lui inspiraient tant de réserves ; mais un fait était là, palpable, saignant, inhumain : la femme trahie, l’enfant abandonné. Marianne aimait, elle aussi ; elle aussi voulait être mère ; l’amour était la base de sa vie, et par cela même sa religion, car elle se respectait trop pour fonder sa vie sur un mensonge et pour donner son âme au hasard. Il fallait que l’amour et la famille, qu’il crée, fussent une vérité ; mais les vérités existent par elles-mêmes et non par l’usage qu’on en fait. Était-ce dans une parole étrangère, prononcée sur eux, que pouvaient consister l’union de deux êtres et la naissance d’un troisième : vérité au delà de l’autel, erreur en deçà ? Non, ce ne pouvait être ainsi. Ces choses-là ne sont pas dans les mots, mais dans le cœur, dans les entrailles, dans la vie. Et le sceau vivant de l’union de l’homme et de la femme, c’est d’abord la foi, la volonté communes ; puis cet être nouveau qui les réunit, et de sa main débile et de ses regards candides, les enlaçant de liens indénouables, leur dit : Je suis ! donc mon père et ma mère vous êtes époux, car vous ne pouvez ni l’un ni l’autre m’abandonner.

— Oh ! oui, cela est ainsi, se disait-elle frémissante, et le sein déjà palpitant de maternité, oh ! oui, l’abandon de l’enfant est un sacrilége, et c’est un sacrilége aussi que de prendre un autre être sans se donner à lui. Comment font les hommes pour consacrer l’amour et le mépriser tout à la fois ? pour tantôt honorer la famille et tantôt la fouler aux pieds ?

Non, elle ne pouvait douter : elle voyait, elle touchait, elle était sûre. S’il était possible encore aux êtres sans foi de nier la confiance, d’avilir, d’insulter la femme, on ne pouvait pas nier l’enfant ; il était là, tout éclatant d’innocence et de confiance, fort de sa faiblesse, armé d’un droit absolu. Oh ! comment pouvait-on le méconnaître ?

Comment pourquoi ?… Marianne chercha et frémit. Oh ! c’était épouvantable, mais c’était vrai : cet oubli des droits de la nature ne tenait qu’à une question d’argent. Les Turquois ne doivent épouser que des filles dotées. Peuple ou non, cela est peu de chose ; affaire d’argent, toujours. Et c’est pour cette raison qu’ils font de l’amour un jeu infâme ! c’est pour cela qu’ils jettent à la voirie leurs enfants !

Albert ! Albert… Il n’y a pas songé, bien surement. Oh ! comment n’a-t-il pas senti cela ?

Un malaise, un trouble profonds remplissaient l’âme de la jeune fille. Elle se sentait comme sous le poids d’un malheur. Lequel ? Elle ne savait, mais instinctivement elle pleura beaucoup. Tout ce qu’il y avait en elle de religieux et de chaste était en émoi. Elle souffrait au plus intime de son être, dans un monde de susceptibilités vagues, indéterminées, mais sensibles à l’excès. C’était plus qu’un croyant frappé dans son culte ; c’était une femme atteinte au plus profond d’elle-même, dans sa dignité, dans ses intérêts et dans sa pudeur, comme dans sa foi.

Les instructions de Mme Touriot lui revinrent en même temps à la mémoire, et ce fut alors que leur généralité prit pour elle un caractère importun et menaçant : une pensée lui traversa l’esprit, qui jeta un voile de pourpre sur son visage, un doute à peine formulé fut rejeté par elle avec indignation. Ce ne fut d’ailleurs qu’un éclair. Elle se leva, courroucée contre elle-même, passa la main sur son front, comme pour se défendre de penser davantage, se mit au piano, le quitta bientôt pour aller à la fenêtre, et enfin descendit près de sa tante et de sa cousine, bien qu’elle préférât ordinairement la solitude à leur compagnie.

Elle trouva le chanoine, oncle de Mme Brou, dans la salle à manger. C’était le jour où il venait dîner en famille. Il regarda Marianne d’un air goguenard, et continua de commérer, comme il faisait d’ordinaire. Ce prêtre était de la vieille époque, tout rond dans ses manières, sans gêne, grivois à l’occasion, bavard et à l’affût de tous les cancans, homme du fait et de la formule, répétant par cœur tout ce qu’on lui avait appris et n’ayant jamais réfléchi, partant catholique sincère. Il avait pourtant ses petites malices, et n’entama le plus sérieux et le plus nouveau de ses commérages qu’après l’arrivée de M. Brou.

— Vous ne savez pas, dit-il alors, que les Turquois disent beaucoup de mal de vous ?

— Comment, s’écria Mme Brou. Est-il possible ? des amis !…

— Eh ! Eh ! Il paraît que Mlle Marianne a fait un mauvais compliment au jeune homme. Eh ! eh ! ça ne lui a pas fait plaisir, et ça se comprend, une belle demoiselle !…

— Voilà le fruit de vos étranges sorties, Marianne, dit Mme Brou en lançant à sa nièce un regard couroucé ; mais enfin, poursuit-elle en se retournant vers le chanoine, ce n’est pas notre faute à nous.

— Ah bien dit le vieillard, ils ne l’entendent pas comme ça ; au contraire, c’est vous qui avez tout fait. Mlle Marianne, à ce qu’ils prétendent, voyait de bon œil le jeune Alfred, et alors, de peur que la dot n’échappât à votre fils, vous auriez noirci le jeune homme et instruit votre pupille du tendre péché qu’il a commis avec la petite couturière ; et là-dessus, ils crient que c’est indigne, que c’est une véritable captation, et que votre avarice ne recule devant aucune infamie, jusqu’à ne pas craindre de salir l’imagination de votre pupille par ces histoires et de la pousser à des scènes scandaleuses. Moi…

— Monsieur ! s’écria M. Brou.

Il s’était levé, pâle et tremblant de colère, et vint mettre sa main sur le bras de son oncle. Bien que l’intempérance de langue du vieux prêtre lui fût connue, il ne s’attendait pourtant pas à tant de crudité, et la chose en elle-même, et le fait que de telles paroles étaient dites devant Marianne, le mettaient hors de lui.

— Eh bien ! quoi ? demanda le chanoine avec une imbécillité sénile, fallait pas le dire ?… Vous savez, moi… je ne fais pas de façons ; je dis tout à la bonne franquette. Ah ! ah ! ah ! Mais aussi votre aimable nièce a trop d’esprit pour croire un mot de tout ça. Et c’est ce que j’ai dit à ceux qui m’en ont parlé : C’est de la calomnie ! Brou est incapable ! Ça n’a pas le sens commun.

— Ah ! nous sommes cruellement punis ! dit Mme Brou, en levant les yeux au ciel, du bien que nous avons voulu faire.

Elle courut à son mari.

— Ah ! mon ami, du courage ! Le témoignage de ta conscience doit te suffire.

— Il me suffira, dit le docteur d’une voix altérée ; cependant j’avoue que le coup est rude. Ces Turquois, vouloir me déshonorer ! moi qui les croyais amis !

— Tu vois quelles étaient leurs visées.

— Ils n’ont jamais cherché qu’à nous trahir, je le vois bien maintenant, s’écria Mme Brou.

Elle s’arrêta sous le coup d’œil impérieux et significatif de son mari. Emmeline était venue se jeter au cou de son père ; Marianne s’approchait également…

Les jugements humains sont si remplis de passion, que le fait d’être la cause ou plutôt l’occasion d’un mal, né de la méchanceté d’autrui, quand même votre intention a été pure et votre acte légitime, vous couvre toujours d’une fâcheuse responsabilité. Marianne avait justement témoigné le mépris qu’elle éprouvait pour un coupable, ce coupable se vengeait par d’odieux propos ; la faute n’en était qu’à lui. Et cependant Marianne ne se sentait pas moins écrasée sous le ressentiment de son oncle, de sa tante et de sa cousine, en y ajoutant même la malice du chanoine, qui la regardait de ses petits yeux égrillards. Aussi s’excusa-t-elle en disant d’une voix entrecoupée combien elle regrettait d’avoir provoqué d’aussi indignes calomnies.

— Que ceci vous serve donc de leçon, ma chère Marianne, lui dit le docteur d’un ton sévère et douloureux. Les jalousies du monde sont atroces, et une femme doit veiller avec soin sur ses moindres actes pour ne pas les exciter. À plus forte raison n’est-il ni de votre âge ni de votre sexe de vous poser en redresseur de torts.

— Je n’avais rien prémédité, mon oncle, répondit Marianne ; c’est quand j’ai vu ce… monsieur venir du même air qu’autrefois me demander à danser : le cœur m’a bondi, j’ai refusé… Je ne sais pas comment j’aurais pu mettre ma main dans la sienne.

— Vous voyez pourtant qu’il faut apprendre à contenir de tels mouvements ; et puis, je vous l’ai déjà dit, votre affection pour Henriette vous exagère les torts de ce jeune homme. C’est contre elle surtout que vous devriez être indignée.

— Parbleu ! dit le chanoine en haussant les épaules, c’est aux filles à se garder.

— Est-ce donc là aussi le jugement de l’Église ? se demanda Marianne tout bas.

Bientôt après, on se mit à table. Le docteur ne mangea pas, et les soupirs de sa femme rendirent le repas funèbre. Toute la soirée se passa en discussions sur l’événement et en lamentations. M. Brou était extrêmement affecté.

— Toute une vie d’honneur n’est rien, disait-il, devant la calomnie. Pour peu que les faits y prêtent, on la croit toujours. Ah ! Marianne, votre fortune nous coûte bien cher.

Il revint plusieurs fois sur ce sujet. Certes, il ne regrettait pas l’engagement de son fils et de sa pupille. Ils s’aimaient, c’était leur bonheur, c’était sacré ; mais, si Marianne n’eût été qu’une orpheline sans fortune, la situation eût été bien plus simple et plus avantageuse, car l’honneur est le premier des biens, etc., etc.

Comme tout ce qui la frappait, la jeune fille écoutait ces paroles en silence ; elle ne prit part à la conversation que par répliques obligées et semblait absorbée dans ses réflexions.

Mais, aussitôt après le départ du chanoine, comme le docteur exprimait encore la même douleur et le même regret :

— Mon oncle, dit-elle avec affection et en lui prenant la main, il y a un moyen de justifier votre honneur et de prouver d’une manière éclatante votre désintéressement. Je viens d’y penser et j’y suis bien décidée. Ma fortune vous gêne, elle est un prétexte à calomnies contre vous. El bien ! quoi de plus facile que de la réduire ? Je ne suis pas majeure, c’est vrai ; mais vous pouvez me faire émanciper. Dès lors, je me dépouille de 400, 000 fr. pour une œuvre utile, par exemple de secours pour les filles séduites, et qui leur donne le moyen d’élever elles-mêmes leurs enfants. Alors, ma dot n’étant plus qu’une dot ordinaire, la calomnie tombera d’elle-même, et nous aurons de plus…

Marianne avait soutenu sans trouble le regard perçant du docteur ; elle s’arrêta devant la figure horripilée de Mme Brou. Celle-ci n’avait pas même la force de lever les bras au ciel, et disait d’une voix dont les intonations parcouraient toute la gamme de la stupéfaction :

— Décidément elle est folle ! oui, folle à lier !

— Comment, madame ? observa la jeune fille avec un accent d’irritation.

— Voyons ! Tu ne peux pas dire cela sérieusement, s’écria Emmeline.

C’est justement ce que s’était demandé le docteur, et le but du regard dont il avait enveloppé sa pupille. Parlait-elle sérieusement, cette enfant terrible, ou bien, avec une malice machiavélique, avait-elle résolu de percer à jour l’inanité des regrets appliqués au chiffre de sa dot ? Il était rassuré par le regard limpide et convaincu de Marianne, mais il n’en restait pas moins embarrassé…

— Mon enfant, dit-il avec majesté, je ne puis accepter un tel sacrifice…

— Et pourquoi ? Puisque je le ferais avec joie. J’ai déjà éprouvé qu’il était pénible d’exciter l’envie. Vous voyez quels maux elle produit. Je souffre d’avoir été pour vous la cause involontaire d’un si grand chagrin, d’un tort public. C’est avec bonheur que je vous verrai vengé, et d’un autre côté j’aurai fait du bien…

— Non, jamais ! ce n’est pas votre tuteur, celui que votre père a chargé de vous conserver votre fortune, qui peut consentir à être l’agent de votre ruine.

— Je ne serai pas ruinée pour cela. Plus de cent mille francs encore, outre l’héritage futur de ma tante ! Il y a des gens qui passent pour riches avec cela, et combien ont beaucoup moins !

— Vous êtes trop jeune. Vous ne savez pas à quoi vous renoncez. Plus tard, vous auriez des regrets, et moi… je resterais accablé de remords.

Mme Brou était allée respirer près de la fenêtre, où Emmeline l’avait suivie, et elle rafraichissait, à grands coups d’éventail, son visage enflammé, tout en soufflant au dehors l’air chaud et chargé d’émanations caloriques qui lui gonflait la poitrine.

— Elle me fera mourir avec ses idées, disait-elle à sa fille à demi-voix ; tout ça n’est pas naturel. Vois-tu, elle le fait exprès

— Il est certain, répondit Emmeline d’un air plein de sous-entendu. Oui, elle est aussi par trop extraordinaire. Non, ce n’est pas naturel.

— Ma chère fille, reprenait le docteur en réponse à une nouvelle objection de sa pupille, je reconnais en tout ceci la grandeur et la générosité de votre caractère ; mais, encore une fois, je ne consentirai jamais à vous voir ainsi vous dépouiller…

— Et pourquoi ? Doutez-vous que pour moi, comme pour vous, l’honneur ne soit pas plus précieux que l’argent ? Et votre honneur n’est-il pas lié au mien ?

— Mes engagements vis-à-vis de votre père…

— Mon père était le plus généreux des hommes. Je l’ai vu sacrifier un héritage par un point d’honneur. Il m’approuverait, au contraire, vous devez le croire.

Le docteur suait sang et eau. Il était évident qu’il ne se laisserait point mettre à bout d’arguments par cette petite fille, lui qui n’avait pas fait sa rhétorique inutilement ; mais ce débat en se prolongeant l’excédait. Il n’était sans doute pas moins indigné que sa femme de l’étrange idée de son extravagante pupille, et, de temps en temps, un regard dur, une inflexion amère, venaient contraster avec la douceur voulue de sa voix et les épithètes tendres ou admiratives qu’il prodiguait à sa chère Marianne.

— Enfin, dit-il un peu brusquement, c’est impossible. La loi ne fait pas de sentiment. Pour vous émanciper, il faudrait un motif ; nous n’en avons pas.

— Comment donc ? Il est assez sérieux.

— Légalement, non.

— Vous croyez…

Elle baissait les yeux, et le docteur respirait, heureux d’en être quitte, lorsque, relevant la tête :

— Eh bien dit-elle ; nous pouvons du moins annoncer hautement cette résolution. Je serai majeure dans un an. On se lie aussi par sa parole.

Une vague rougeur bistra le teint jauni du docteur et une crispation de sa lèvre s’acheva dans un faux sourire.

— Écoutez, ma chère enfant, reprit-il ; sans doute, les soupçons jetés sur mon honneur m’ont été bien douloureux. Le premier a été cruellement rude ; il l’a été, il faut bien que je l’avoue, jusqu’à m’enlever la saine appréciation des faits. Nous sommes, à tout âge, soumis à l’affolement de la passion. Mais la discussion que je viens d’avoir avec vous m’a fait du bien en me ramenant au sens des réalités. Non, mon enfant, rassurez-vous, l’honneur d’un homme, quand il a mon âge, ma réputation et mes services, n’est pas à la merci d’un propos odieux. Ce serait faire la part trop belle au mal en ce monde, ce serait calomnier l’humanité. De tels soupçons même sont trop au-dessous de moi pour que je veuille m’abaisser à les combattre. Je n’aurai qu’à me présenter et ils s’évanouiront devant mes pas. Laissons donc tout ceci. Nous avons fait fausse route. Mes concitoyens connaissent mes travaux désintéressés, mes fatigues pour le bien public ; ils me rendront justice, et mes calomniateurs en seront pour la honte qu’ils ont méritée !…

M. Brou s’était levé ; il regarda la pendule, qui marquait l’heure du coucher. La discussion était close. Que faire contre un président, votre adversaire, qui lève la séance ? Marianne resta muette, Puis d’ailleurs n’étaient-ce pas là de bonnes raisons ? Si vraiment il en était ainsi, si les choses s’arrangeaient si bien toutes seules, si l’honneur du docteur devait rester intact et même être vengé, il n’était plus besoin évidemment d’aucun remède héroïque. Au bout d’un instant de silence, Marianne ouvrait la bouche. Était-ce pour insister encore ou se désister ? Le docteur ne voulut pas le savoir. Il reprit la même thèse avec de nouveaux développements, alluma un bougeoir, et mit en finissant un baiser sur le front de sa pupille.

— Bonsoir, mon enfant.

Puis il se retira d’un pas majestueux et décisif.

À partir de ce moment, M. Brou supporta angéliquement la calomnie ; mais, quant à Mme Brou, il n’était pas en son pouvoir de pardonner à sa future belle-fille tant d’excentricités accumulées.

— Non, disait-elle à son mari, je ne peux pas la comprendre, et je n’ai plus du tout confiance au bonheur d’Albert. Une personne à qui il tombe dans la tête des idées de l’autre monde et qui vous les dit comme ça !… Qui ne se demande jamais, avant de parler ou d’agir, si c’est convenable ? Et encore !… s’occuper des filles perdues, une demoiselle comme il faut ! N’est-ce pas impudique ? Vois Emmeline, quand on parle de ces créatures, elle baisse tout de suite les yeux, et l’on voit bien qu’elle ne voudrait pas y toucher du bout du pied. Voilà une jeune fille bien élevée. Mais la pupille ! Non, ce n’est pas comme ça que j’avais rêvé la femme d’Albert, et, je te l’avoue, à 50, 000 francs de moins, j’en aimerais mieux une autre.

Pauvre Marianne ! avait-elle réellement pour 250, 000 fr. de travers ? Le docteur, bien que fort contrarié, en homme pratique, inclinait à l’indulgence.

— Tout cela passera avec l’âge, disait-il. Elle a été mal élevée, on ne peut le nier ; mais c’est affaire à son mari de la réformer. Pour nous, nous n’avons qu’à conduire les choses tout doucement jusqu’au mariage, et alors notre tâche sera finie. Ayons patience jusque là.