Marianne (Léo)/16

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Bureaux du Siècle (p. 307-319).


XVI

En montant l’escalier d’Albert, Marianne se demandait : Sera-t-il là ? Car il avait allégué le besoin de travailler. Mais savait-elle maintenant si tout dans ses paroles n’était pas mensonge ? Elle frappa, subit une attente de quelques secondes pendant laquelle son cœur l’étouffait.

— Entrez ! dit la voix d’Albert.

Elle entra. Il se leva vivement en la voyant et fut encore plus étonné, au second coup d’œil, de la trouver seule.

— Quelle surprise, chère Marianne ! Mais… qu’y a-t-il ?… Quoi !… vous venez ?… Marianne, cria-t-il en la regardant de plus près, il y a un malheur ? Mon père ?… ma mère ?… quoi donc ?

— Rassurez-vous, dit-elle en faisant un effort pour parler, il n’est rien arrivé de fâcheux à aucun des vôtres.

— Alors, qu’avez-vous, chère amie ? Quoi… L’émotion d’être ici peut-être ? Vous avez quelque chose à me dire ? Ah ! chère Marianne, mon adorée fiancée, remettez-vous ; asseyez-vous là ! Que je suis heureux et honoré de votre visite. Mais comment avez-vous fait ?…

Il s’assit près d’elle et voulut lui prendre les mains ; elle les dégagea.

— Albert, je suis venue pour une raison grave, que votre père ne doit pas connaître. Nous avons vu votre créancier…

Le jeune homme sauta en l’air.

— Il est allé vous trouver !… En voilà une infamie ! Ce drôle veut donc être châtié ? Sur ma parole, il le sera ! Mais cela n’a pas de nom, c’est une trahison indigne !

En proie à une exaspération, où l’étonnement luttait avec la colère, il parcourait la chambre avec de grands gestes, se frappait le front et poussait des exclamations étouffées mais furibondes. Peu à peu cependant, une autre idée sembla le gagner, et la confusion remplaça chez lui la colère. Il s’approcha de Marianne.

— Que devez-vous penser de moi ? lui dit-il. Je comprends maintenant la froideur de votre accueil. Ah ! Marianne, assurément je suis coupable, mais… laissez-moi vous dire… Mon père ne comprend pas les exigences de la vie d’aujourd’hui ; il me fait une pension ridiculement étroite… Ce n’est pas moi… mais on ne peut pas vivre comme un loup, Il faut faire comme les autres… Vous comprenez, n’est-ce pas ? qu’on a besoin de se délasser de temps en temps. Les autres font des folies, et l’on se trouve en être pour sa part. Voilà un crime. À présent toutefois j’en rougis. Oui, j’aurais dû être plus raisonnable… Mais, par moments, la douleur d’être loin de vous me prenait si vivement, la lassitude de ma vie solitaire était si profonde… j’avais tant besoin de me délasser d’une étude acharnée. Je sortais, j’allais me plonger, me détendre dans le mouvement, dans le bruit, sans trop savoir ce que je faisais. D’un autre côté, croyez-le bien, ces usuriers ont doublé tout simplement… Quand une fois on s’est laissé aller à une dette, on est à la merci de ces gens-là… sans compter le café, qui lui-même exagère les consommations prises à crédit… Enfin il n’y a pas que cela, j’ai prêté à des camarades dans le besoin, et, je vous l’avoue, Marianne, je ne puis m’en repentir…

Il parlait ainsi, improvisant à mesure sa défense, comme il avait fait pour Fauvette, et épiant dans les yeux de Marianne le succès de ses arguments ; mais les regards de la jeune fille se détournaient, et elle restait impassible dans sa douloureuse froideur. Il s’écria :

— Marianne ! ces légèretés vous paraissent des crimes, je le vois, Ah ! je vous croyais plus indulgente ! Vous êtes trop sereine, vous, pour comprendre ces faiblesses. Le monde ne fait que vous distraire, l’étude vous contente ; vous ignorez ces abattements pendant lesquels on livrerait sa fortune au monde extérieur pour obtenir seulement en échange un peu de bruit qui endorme vos tristesses ; l’absence ne vous donne point à vous de ces fièvres d’amertume qu’il faut étourdir à tout prix. Vous ne connaissez que les conseils de la raison ; mais tant de sagesse est-ce beaucoup d’amour ? Ah ! si vous saviez combien de fois votre chère image m’a rendu l’étude impossible et m’a fait fuir cette chambre, que votre seul portrait, là, dans ce tiroir, rendait trop pleine de vous ! Vivre sans elle ainsi, l’attendre longtemps, me disais-je ; non, c’est impossible, je ne pourrai pas ! Et je fuyais, je courais sur le boulevard pour ne pas courir à Poitiers, où l’on m’eût reçu comme un fou. Je n’ai pas été prudent, c’est vrai ; j’aurais du me défier de cette nuée d’écorcheurs et de parasites qui m’entouraient, je ne l’ai pas fait. C’est un malheur dont je complais me relever par une année de travail, quand je pourrai enfin gagner moi-même… Ce misérable m’avait promis d’attendre. Quel mobile le pousse ? Je n’y comprends rien. Ses prétendus embarras sont des mensonges, il est riche, et d’autres, à ma connaissance, lui doivent des sommes plus élevées qu’il ne réclame pas. Je lui ai demandé hier qui le payait pour me tourmenter ainsi ; je l’ai malmené, je l’avoue. Est ce pour se venger qu’il s’est adressé à vous ? En ce cas sa vengeance est trop cruelle, elle est infernale ! Oh ! oui, Marianne, car vous continuez de détourner les yeux, et je vois que cette épreuve est trop forte pour votre amour.

Tout cela ne touchait pas le point vif de la blessure, et Marianne éprouvait un étrange malaise de voir présentés comme des preuves d’amour des excès de consommation, en compagnie de fous joyeux. Elle n’avait pas évidemment accepté la théorie qui eut tant de cours en ce siècle et veut en avoir encore, de l’alliance des grandes pensées et des nobles sentiments avec des habitudes débraillées ; elle croyait, elle sentait qu’un amour noble et vrai n’admet pas de tels dérivatifs, Néanmoins elle avait à l’égard des effets de la passion, comme ont beaucoup de femmes, par cela seul qu’elles l’ignorent, une sorte de respect craintif, et pensait qu’Albert pouvait souffrir de l’absence autrement qu’elle-même, Elle eut donc pu, non sans regret et froissement, admettre l’explication, s’il ne se fut agi que de dépenses de café ; mais toute l’éloquence d’Albert venait échouer contre le souvenir des fournitures payées à Mlle Armantine Garetin et à l’inconnue qui lui avait succédé. C’était là que l’esprit de Marianne restait attaché ; seulement, plus son indignation et sa douleur étaient grandes, moins elles pouvaient s’exprimer. Elle regardait cet Albert, ce fiancé, qu’elle avait si longtemps considéré comme la plus chère partie d’elle-même, et pour la première fois, le regardant ainsi avec plus d’attention que de tendresse, elle percevait en lui des traits douteux, étrangers, certaines dissonnances. Alors elle détournait ses regards avec souffrance, avec une sorte de honte pour ses propres sentiments flétris, et quand elle sentait le besoin de répondre enfin, en accusant celui qu’elle avait autrefois comblé de son amour et de sa confiance, une pudeur plus délicate encore et plus haute que sa pudeur de femme, lui coupait la voix.

— Marianne ! dit enfin Albert, votre silence est inexplicable, il est cruel ! Un mot, je vous en supplie ! Si ce ne peut être un mot de pardon, que ce soit un mot de colère ; mais parlez-moi !

La jeune fille alors fit un effort, mais ne put que dire, ces mots d’un ton déchirant :

— Pourquoi m’avez-vous trompée ?

Et, tirant les papiers de sa poche, elle les remit à Albert.

— Moi ? s’était-il écrié, en réponse à la parole de Marianne.

Mais, ayant ouvert les papiers, en voyant le mémoire, il resta foudroyé ; une pâleur presque livide envahit son visage, ses mains tremblèrent, et ses lèvres pâles remuèrent sans parler. Il se sentit perdu vis-à-vis d’elle.

Bien loin d’observer son trouble, la jeune fille évitait de le regarder. Elle reprit d’une voix rauque et brisée :

— Je vous avais donné toute ma confiance et tout mon amour. Vous ne saviez donc pas ce que c’était ? Vous m’avez fait le plus grand mal… le plus grand outrage !… Quant à vous-même…

La voix lui manqua. Le silence régna un instant

— S’il vous plait de me juger sans m’entendre, dit Albert.

Une flamme brilla dans les yeux de la jeune fille elle sembla retenir des paroles qui lui venaient aux lèvres et elle se leva. Sans doute, ses jambes avalent peine à la soutenir, car elle s’appuya de la main à la cheminée.

— Laissons tout reproche et toute explication, dit-elle. Nous ne sommes plus fiancés. Je vous prie, soyons frères. Votre mère est dans l’angoisse et je lui ai promis de tâcher que M. Brou ne soit pas instruit… Voici ce que je compte faire et à quoi je vous prie de consentir. Le notaire de mon père, M. Andret, m’aime beaucoup, vous le savez. Je vais lui écrire immédiatement, — veuillez me donner ce qu’il faut, — et je lui demanderai de me prêter, à l’insu de votre père, cette somme de 8,265 fr. jusqu’au jour de ma majorité, c’est-à-dire seulement pour deux mois. Il le fera, je le sais, car il a toute confiance en moi et m’a toujours gâtée. Nous irons ce soir chez l’usurier ; vis-à-vis d’un payement assuré, prochain, il attendra. Je sais maintenant que vous reconnaissez la créance, c’est tout ce qu’il faut.

Albert avait eu le temps de se remettre et son attitude n’était plus la même ; il semblait abattu, profondément triste, mais n’avait plus l’air d’un coupable écrasé par sa faute et condamné en quelque sorte par lui-même.

— Hier, dit-il, je possédais encore, vous venez de le dire, toute votre confiance et tout votre amour, et aujourd’hui vous m’accusez et vous voulez m’obliger, comme si j’étais le dernier des lâches. Reprenez au moins l’offre de vos bienfaits, c’est assez d’une insulte à la fois.

Marianne leva la tête, étonnée, et, fléchissant sur ses jambes, elle retomba sur la chaise d’où elle venait de se lever.

— Acceptez cela, dit-elle, pour éviter des angoisses à votre mère. Le bienfait n’est pas grand. Vous me rendrez la somme, si vous voulez me traiter en étrangère ; mais, je vous l’ai dit sincèrement, je désire que vous me traitiez en sœur. La blessure que vous m’avez faite est bien profonde sans doute, mais je n’en veux pas moins respecter entre nous les liens de famille et l’intimité même… Non, ajouta-t-elle en fondant en larmes, je ne veux pas plus rompre avec vous qu’une mère ne peut rompre avec l’enfant qu’elle a porté dans son sein ; il y a des épanchements dont le souvenir reste sacré, quand même ils n’étaient que des trahisons. Les liens de l’âme sont-ils donc moins vrais que ceux du sang ? Vous avez habité mon cœur bien longtemps. Il ne pourra l’oublier, et ne vous sera jamais complétement fermé… Acceptez cette situation… je vous en serai reconnaissante.

Albert ne comprit pas ; il crut voir dans ces paroles une ruse de l’amour, qui reculait devant une rupture définitive et il se raffermit tout à fait.

— Marianne, dit-il, on n’accepte pas une place secondaire dans votre cœur, lorsqu’on y a occupé la première. Vous étiez, ma vie, mon bonheur ; j’étais honoré de votre estime, de votre tendresse : vous venez de me retirer tout cela sur une apparence. J’avais cru, je l’avoue, que vos sentiments avaient plus de force et de profondeur. Mais quand vous me laissez désespéré, ne me demandez pas ce que je ferai ; ne vous occupez plus de moi. Vous ne m’aimez plus ? C’est assez. N’exigez pas que je me soucie d’autre chose.

— Cependant, reprit-elle, si ce n’est pour vous, je le répète, que ce soit pour votre mère, que l’idée d’une scène entre vous et votre père a bouleversée ; pour votre sœur pour moi-même, qui souffrirais…

— Pour vous ! s’écria-t-il avec éclat. Vous venez de me briser le cœur, de me faire la plus sanglante injure !… et vous me demandez… Eh bien, oui ! demandez-moi, demandez-moi beaucoup, Marianne ! Que je puisse encore me dévouer à vous ! Mais — sa voix prit un accent de colère — ne me demandez pas de me laisser jeter par vous une aumône. Ayez, ne fût-ce que pour vous-même, plus de vergogne et ne traitez pas comme le dernier des misérables celui que vous avez aimé.

La jeune fille attachait les yeux sur lui et les détournait tour à tour.

— Si ma sollicitude vous blesse, dit-elle, je ne puis vous l’imposer, Mais… votre délicatesse me paraît s’attacher à un point… trop secondaire ; tandis que…

— Ainsi, s’écria-t-il avec reproche, une dénonciation infâme, une feuille de papier remise par un inconnu, ont suffi à effacer dans votre âme plus de deux années d’amour, de serments, un engagement sacré !… Ah ! je croyais votre attachement plus solide, Marianne. À présent, je vois que vous ne m’avez jamais aimé !

Il jeta sa tête dans ses mains.

La jeune fille le regarda avec un étonnement plein d’angoisse.

— Voulez-vous dire que ce mémoire serait demanda t-elle.

— Et que puis je vous dire quand vous doutez de moi, de ma parole, de mon honneur ?…

Il y eut entre eux un silence, au bout du quel Marianne :

— Parlez, je vous prie ; s’il vous est possible de justifier…

— À quoi bon ? Si vous avez pu douter de moi sur une preuve aussi légère, c’est que Vous ne m’aimiez plus.

Elle tourna vers lui son visage pâle :

— Je n’ai jamais répondit elle, éprouvé une si grande douleur depuis la mort de mon père… Encore celle-ci a-t-elle des aiguillons d’amertume que l’autre n’avait pas. Oh ! reprit-elle avec un redoublement de larmes, la trahison en amour… il n’est rien de plus épouvantable ! Oui, mieux vaut la mort, et même la mort de ceux qu’on aime, que cet horrible breuvage où tous les poisons sont exprimés. Albert ! oh ! s’il est possible, montrez moi que cela n’est pas vrai !… Alors c’est moi qui vous demanderai pardon et tacherai d’expier. Mais vous n’avez rien dit tout d’abord et puis comment cet homme ?…

— Cet homme ! s’écria-t-il, n’est sans doute qu’un instrument ; mais assurément quelqu’un veut me perdre auprès de vous… oui, cela doit être… Il n’avait nul besoin de vous remettre ce mémoire, il suffisait de vous montrer le billet total souscrit par moi. Il y a dans tout cela une trame… je le sens.

Il pensa rapidement à Fauvette, mais il n’avait pas le temps de chercher et reprit :

— Eh bien cette pièce est vraie, seulement ce n’est pas moi…

Il s’interrompit :

— Mais vous ne me croyez plus ?

— Parlez ! je vous en supplie, dit-elle.

— Que je parle ! que je vous dise avoir pris à ma charge les folies d’un autre, d’un camarade, coupable sans doute, mais désespéré ! Quoi ! mais ceci n’est qu’une simple affirmation, et, encore une fois, vous ne croyez plus à ma parole.

Le visage si pale de Marianne devint plus pâle encore, ses lèvres s’entr’ouvrirent frémissantes, ses regards prirent une fixité solennelle ; évidemment, suspendue entre le doute et la foi, elle était à l’un de ces instants où le moindre mouvement va décider du sort de la vie, où l’être humain, semblable à un voyageur perdu, prend à droite ou à gauche, presque au hasard, entre deux chemins, Celui qu’elle avait aimé, en qui elle avait eu assez de confiance pour lui engager sa vie, était là devant elle, avec tous les souvenirs de deux ans d’amour et de confiance, et de l’autre un simple fait apporté par un inconnu, fait qui pouvait effectivement se rattacher à un autre qu’Albert. L’apparence était contre lui, mais sa parole était pour lui, et elle ne pouvait rejeter cette parole sans fouler aux pieds ses propres sentiments, ses croyances les plus chères, les habitudes de son cœur. Pourtant un autre souvenir se mêlait à ceux-là qui la retenait indécise : c’était le souvenir des doutes et des inquiétudes qui d’eux-mêmes, depuis plus d’une année, étaient nés dans son cœur sous l’empire d’une déception secrète et constante. Aussi, bien qu’elle souffrit de plus en plus d’hésiter, son hésitation ne cessait point. Tous les deux en proie à une vive angoissé leurs regards se croisèrent, s’observant et s’évitant à la fois. La situation à durer devenait insupportable. Albert s’écria :

— Vous ne pouvez plus me croire sans preuve ? Eh bien ! vous l’aurez. Celui dont je porte la faute en ce moment viendrait…

— Non ! s’écria-t-elle vivement, non ! Si J’attendais. S’il me fallait celas… tout serait aussi détruit par le doute que par une faute. Vous ne pourriez me pardonner l’insulte, et moi je serais écrasée de honte et de remords devant vous. Non, c’est impossible ! Eh bien, Albert… — Elle s’arrêta haletante. — Eh bien ! non, reprit-elle avec une exaltation nouvelle, non, je ne puis pas, je ne veux pas croire que vous ayiez pu trahir votre foi, et garder vis-à-vis de moi la même attitude et le même langage. Ce serait une chose infâme, et vous ne pouvez pas être un infâme ! Albert ! Mentir en disant je t’aime ! trahir avec des baisers ! Ce sont les Judas qui font cela, et ils sont maudits par l’humanité entière. Je vous demande pardon, Albert, j’ai douté ; mais du mois je reviens et me fie à vous sans preuves. Ne me dites plus rien ; pas d’explication ! Dites-moi seulement que vous m’aimez, que nos âmes se retrouvent dans un regard, et nous sommes l’un à l’autre comme auparavant.

Elle attachait sur Albert ses beaux yeux encore humides et tout étincelants d’une grandeur suprême, et elle lui tendait la main. Il resta un instant immobile, étourdi. Cette victoire qu’il demandait à la ruse, à l’éloquence, ainsi obtenue, le terrassait. Il eut honte, et tout ce qui restait en lui de généreux et de noble tressaillit à l’appel de ce grand sentiment.

— Ah ! dit-elle, voyant qu’il ne répondait pas, ne pouvez-vous me pardonner ?

Il tomba à genoux, prosterné, la tête dans ses mains, et, saisi de cette pensée : Je suis indigne d’elle, je dois tout lui dire, et, qu’elle me pardonne ou non, ne pas lui voler son amour ! À côté de ce sentiment de justice, une sorte de crainte et quasi de répulsion instinctive, se glissait ; il était au malaise vis-à-vis d’elle et se sentait écrasé par la grandeur d’âme de celle qui voulait rester sa fiancée.

Mais, pour l’exécution d’un tel mouvement, il fallait plus de caractère que n’en avait Albert et surtout moins de vanité il sentait avant tout que son silence devenait ridicule et prit le plus facile des deux partis, celui du rôle indiqué. Puis, à quoi bon l’affliger ? se dit-il ; mon repentir la vengera, et désormais je serai sincère.

Albert se trompait ; il n’y a pas de sincérité possible en dehors de la vérité. Il ne pouvait plus que mentir. Tandis qu’il exprimait ardemment sa reconnaissance à Marianne, celle-ci, toute à la foi qu’elle venait de ressaisir, s’indignant contre elle-même d’avoir douté, persistait à s’en accuser.

— Oh mon ami, disait elle, c’est vous qui êtes généreux ! Vous aurais-je, moi, pardonné de pareils doutes ? Je ne sais pas, Une pareille insulte l… Oh Je vous velez mieux que moi, Albert ! islenuti ai C’est que pour une femme, objectá-t-il dans son embarras, l’insulte eût été plus grave, et vous auriez eu raison. Plus grave ? répéta t-elle étonnée, et pourquoi ? Y a-t-il deux sortes de menson- -Non, sans doute, répondit-il en frémis- sant ; mais vous accuser, vous, nie paralirait un signe plus grand que tout autre. Ilélas ! jo l’ai commis vis-à-vis de vous, Albert, et je me demande si vous pourrez jamais oublier….. -Oui, je suis trop heureux de vous ro- trouver la même. -Ah ! du moins que jamais pareille criso ne se renouvelle. Cela est trop terrible ! Jamais jamais chère adorée du moins par ma faule, jamais ! Ma Ni par la mienne, dit-elle en frémissant ; mais pour cela, Albert, laissez-moi vous con- fesser toute ma faiblesse. Le doute ne m’au rait pas si vite envahie tout à l’heure, si dop puis longtemps il ne s’était insinué en moi… oh I bien faible, mais aussi bien énervant. Il me semblait depuis longtemps que vous m’aimiez moins, Yos lettres étaient mois fréquentes, moins, longues ; il y manquait l’accent que j’y trouvais autrefois… ! Ahl Marianne !… of Friente estoy C’est que vous étiez occupé, absorbé, je le sais, j’en suis sure, ne me le dites pas ! Mais moi qui l’étais moins que vous, je souf frais de cet affaiblissement apparent de vot tre amour, et parfois des idées sombras, mauvaises, me sont venues. Je vous ai lais sé voir cette souffrance, et vous m’avez rás- surée plus d’une fois par de bonnes paroles ; mais la cause persistail, et la tristesse, les mauvaises pensées revenaient toujours. Dé sormais nous ne serons pas longtemps se parés, je l’espère ; mais ayez pitié de moi, cher Albert, et ne me laissez plus en proie à ces tourments, qui maintenant auraient des aliments nouveaux. Quand j’attendrais en vainavos lettres, je penserais malgré moi que vous êtes peut-être avec vos amis, dans ces compagnies… Albert, je suis égoïste, je suis jalouse ! Pardonnez-moi ! Mais j’ai un besoin absolu d’étre aimée comme je veux aimer moi-même. Oh ! dites-moi si c’est bien vral que vous pouvez être tout à moi. — Je vous le jure, dit-il, et il se disait il voulait croire que pour l’avenir ce serait vrai je vous le jure i O Marianne 1 : com- ment ne pas vous adorer ? Chère perfection ! Si belle, si bonne et si grande ! Marianne, je veux être digne de vous ; oui, vous serez heureuse, vous serez aimée !

— Vous me gâtez, ami. Vous voyez au contraire combien je suis faible, mauvaise même, ingrate ! Oh ! que je me reproche… et que vous êtes bon, Albert

Elle penchait son front et de nouveau ses larmes coulaient. Il la serra contre son cœur avec un mélange de honte et d’ivresse.

— Albert, lui dit elle, soyons plus unis que jamais. Vous aurez toutes mes pensées, donnez-mol toutes les vôtres. Il faut combler ce qui nous sépare. À force de franchise et de bonne volonté, il faut arriver à nous connaître tous deux, comme chacun de nous se connaît soi-même. Alors plus de trouble, plus doute ; nous serons sûrs l’un de l’autre, et, quoi qu’il arrive, rien ne pourra plus nous séparer.

— Chère bien-aimée, murmura-t-il, ne verrez-vous pas en moi trop de faiblesses ?

— Je les aimerai, dit-elle, et trouverai du charme à les secourir, quand elles m’auront été confiées et données par vous. Et de même, cher Albert, je vous demanderai pour les miennes secours et indulgence. Oh ! mur mura-t-elle plus bas, l’amour ne contient-il pas tous les amours, celui de la mère et de la sœur, aussi bien que de l’amante ?

— Ange ! fée ! chère inspirée ! dit-il en la couvrant de baisers ; tu me rendras la force, tu me donneras une vie nouvelle !

Et il le croyait, tout au sentiment d’enthousiasme qu’elle excitait en lui, à l’ivresse que lui inspirait la vue de cette charmante fille, qui restait entre ses bras, les joues humides de larmes, et les yeux et les lèvres brillants d’amour, de sourire. D’abord tout abandon, bientôt cependant elle rougit, l’écarta doucement, et, comme pour se mettre sous la protection publique, alla se placer à la fenêtre, d’où elle jeta les yeux autour d’elle. À la fenêtre d’une mansarde en face elle aperçut une jeune femme qui semblait regarder aussi Marianne et fit un brusque mouvement ; mais ce n’était sans doute pas Marianne qu’elle regardait. Puis la jeune fille se pencha dans la rue ; mais Albert, avec une certaine angoisse, la rappela :

— Je vous en prie, Marianne, vous ne devez pas vous montrer ainsi chez moi,

— À Paris observa-t-elle, qui me reconnaîtra ?

— Cela peut arriver, par chance. Il ne faut pas vous y exposer.

— Cela est pourtant étrange, Albert ! Qui m’est plus proche que vous ? qui plus que nous a le droit de se voir et de s’entendre ?

Cependant elle rentra dans la chambre et dit :

— Eh bien ! il est temps que j’aille rassurer votre mère ; mais auparavant donnez-moi pour écrire à M. Audret. Je jetterai la lettre en revenant.

— Ah ! Marianne ! soupira-t-il, faut-il que j’accepte cela de vous ?

— Et pourquoi non ? dit-elle.

Pourquoi non ? Il le savait et en rougissait en lui-même. Cependant il n’avait pas hésité à devoir faire payer par sa femme ce qu’il avait honte d’accepter de sa fiancée, le prix des toilettes de ses maîtresses. Où était la différence ? De même, tout à l’heure, il refusait un bienfait qu’il appelait une insulte, parce que Marianne l’accusait de l’avoir trompée. Et maintenant l’avait-il moins trompée ? Seulement elle le croyait maintenant, et par cela seul il semblait à Albert que ce n’était plus la même chose. C’est dans les mots et dans les apparences que réside ce qu’on appelle la conscience de la plupart des hommes.

Marianne écrivit sa lettre, la plia, la cacheta, et Albert cherchait un timbre pour l’affranchir, quand la porte s’ouvrit sous une main brusque, et parut dans l’encadrement une figure d’une expression étrange : c’était une jeune fille blonde, jolie, à la mise modeste, dont les traits offraient un mélange bizarre d’effarouchement et de décision. À son mouvement emporté, on eût pu croire qu’elle venait pour livrer bataille ; cependant elle s’arrêta, intimidée, sur le seuil, et la voix sembla lui faire défaut pour ce qu’elle avait à dire.

Ainsi la vit Marianne, qui en même temps se demanda où elle avait déjà rencontré cette femme. Ce visage ne lui était pas inconnu. Mais que venait-elle faire ainsi dans la chambre d’Albert ? Ce n’était pas une blanchisseuse ; elle n’avait à la main rien qui justifiât sa présence, et malgré la simplicité de sa mise, son air n’avait rien de vulgaire. Et puis elle n’avait pas même frappé…

Déjà, pendant ces réflexions et même avant de les avoir faites, une lame aigüe avait traversé le cœur de Marianne. Que voyait-elle ? qu’allait-elle entendre ? En un instant, tout le travail qu’elle venait de faire sur elle-même, toute la ferveur de cette réconciliation furent effacés ; elle se retrouva en plein doute comme auparavant, et plus émue, plus terrifiée de ce changement, après ce qui venait de se passer, qu’elle n’eût pu se l’exprimer à elle-même.

Son trouble l’empêcha de voir celui d’Albert. Lui aussi était resté pétrifié de l’apparition de Fauvette ; mais il comprit immédiatement qu’il ne pouvait s’en tirer qu’à force d’audace, et, s’il éprouvait une grande peur, il n’en ressentait que plus de colère. il marcha donc sur Fauvette avec l’expression terrible du maître en fureur qui va châtier l’esclave révolté ; le visage pâle, les lèvres tremblantes de rage, les yeux fulgurants, il s’avançait d’une démarche calme en apparence, tournant le dos à Marianne et dardant en quelque sorte sur la pauvre Fauvette l’épouvantement de sa colère. Terrifiée, elle recula d’un pas, et ses lèvres s’agitèrent sans former un son.

Mais, quand même il obtiendrait ainsi qu’elle partit, sa présence en serait-elle mieux expliquée ? S’il restait un doute dans l’esprit de Marianne, tout serait détruit aussi bien que par un aveu. Une inspiration Jui vint, qu’il saisit au vol. Dominant ses nerfs par un violent effort, et reprenant sa voix naturelle :

— Eh bien non, mademoiselle, Pierre n’est pas rentré. Je n’ai pas pu lui faire votre commission ; mais il sera chez lui dans une heure sûrement, et alors vous pourrez le voir…

Il parlait ainsi d’une voix presque douce, quasi-miséricordieuse, et en même temps ses yeux, chargés de haine et de colère, disaient à Fauvette :

— Prends garde, misérable fille, de ne pas me démentir, si tu veux ton pardon ! si tu ne veux pas ma haine éternelle, si tu ne veux pas connaitre les fureurs de ma vengeance !

— Ah ! dit la jeune fille en portant la main à son cœur.

Toutefois elle ne s’en allait pas, et ses regards se croisaient avec ceux de Marianne. Allait-il brusquement fermer la porte sur elle ? Mais elle resterait peut-être derrière cette porte 7 elle entendrait les explications qu’il serait obligé de fournir à Marianne, et, dans un élan de colère, elle pouvait les démentir ; revenue de cette terreur par laquelle il la domptait pour ainsi dire, elle pouvait se raviser, reprendre la pensée qui l’avait amenée là, achever l’œuvre de sa jalousie. Un mot pouvait tout perdre, et le chemin était long de la porte à la rue dans les trois étages de l’escalier, Albert reprit :

— Vous n’avez donc pas de clef aujourd’hui ? Qu’à cela ne tienne, et si vous voulez attendre Pierre, je vais vous faire entrer par le chemin que vous connaissez.

Il obliqua, sans la quitter du regard, vers la commode, qu’il retira brusquement, et, retournant vers Fauvette, la prit par la main.

— Venez lui dit-il tout haut. Et bas : Je reviens, je te dirai tout !

Pâle, fascinée, frémissante, elle obéit et disparut dans la chambre de Pierre.

Albert alors se hâta de revenir près de Marianne.

— Mille pardon lui dit-il à demi-voix avec expression, nous ne pouvons plus causer ici ; venez, chère amie…

Mais elle semblait ne pas l’entendre. Les yeux fixes, la main tremblante, elle restait immobile à sa place. Il fut épouvanté de la voir ainsi. Avait-elle percé le mensonge ?… Cependant elle se laissa entrainer par lui. Il tira sa porte, sans la fermer à clef ; mais elle ne prenait garde à rien. Ils descendirent l’escalier sans dire un mot. Quand ils furent dans la rue :

— Voulez-vous une voiture chère Marianne.

— Oh ! oui, répondit-elle.

Et à peine y fut-elle montée qu’elle se jeta au fond en sanglotant.

— Cette fois tout est fini, pensait Albert.

Pourtant il eut l’audace de toucher la main de la jeune fille en lui disant d’une voix suppliante :

— Marianne !

Il s’attendait à une explosion : à son grand étonnement, sa main ne fut pas repoussée ; elle la prit au contraire, et la serra fortement. Puis tout à coup :

— Albert, faites marcher doucement, je vous prie. Je ne voudrais pas arriver ainsi, et je ne puis… Oh ! cette déception est trop affreuse !

Il restait éperdu, hésitant, ne sachant que croire, que dire, lorsque Marianne reprit en essuyant les larmes qui ruisselaient abondantes sur son visage :

— Mais pourquoi !… Peut-être après tout n’est-il pas coupable ? Il aime cette jeune fille, ils sont fiancés peut-être ? Dites-moi tout, Albert.

Le jeune Brou comprenait enfin, et, sans qu’il se rendit bien compte de ce sentiment, il fut irrité de voir Marianne si émue au sujet de Pierre.

— J’aurais déjà dû, chère amie, dit-il, vous demander pardon du hasard qui vous a rendu témoin tout à l’heure d’un fait qui ne devait jamais tomber sous vos yeux, Les camaraderies d’étudiant ont de ces obligations fatales. Je ne sais quelles ont été d’abord les intentions de Pierre Démier à propos de cette… demoiselle, mais en ce moment ils sont à peu près brouillés, et c’est ce qui vous explique le trouble de cette jeune fille. Elle venait pour la deuxième fois chez moi sans doute après avoir longtemps sonné à la porte voisine pour me charger de quelque message, et votre vue l’a intimidée.

— Lui aussi ! dit-elle en cachant sa tête dans ses mains, lui que j’estimais tant !

— Eh ! ma chère amie, ce ne sont pas toujours ceux qui moralisent le plus… Pierre est un brave garçon ; mais, que voulez-vous ? il n’a pas, lui, de fiancée !

Et Albert porta la main de Marianne à ses lèvres. Il était sauvé ! Il respirait ! Quant à la calomnie qu’il venait de lancer contre un autre, le sacrifiant à sa place, et qu’importait cela ne pouvait pas beaucoup nuire à Pierre dans le monde, et, en ce qui touchait Marianne, mieux valait peut-être qu’elle ne fut pas si entichée de ce rêveur dogmatique, Mais comme elle pleurait ! ne semblait-elle pas en vérité aussi frappée que lorsqu’il s’était agi de lui-même ? Il trouvait cela monstrueux. Bientôt cependant Marianne essuya ses larmes, aspira l’air par la portière et fit effort pour se remettre.

— Arrivons-nous ? demanda-t-elle.

Albert donna l’ordre au cocher, puis il reprit la main de sa fiancée.

— Albert, dit-elle en penchant la tête sur l’épaule du jeune homme, cher Albert, que serait la vie, si nous ne pouvions croire, c’est-à-dire aimer ? Pour moi, je préférerais n’avoir jamais vécu, Albert, ô mon ami, je vous en supplie, faites que je puisse toujours croire en vous !

Troublé par cette invocation, et l’accent déchirant et suprême dont elle était faite, il ne sut répondre qu’en appuyant ses lèvres sur le front de sa fiancée. La voiture s’arrêtait. La jeune fille baissa son voile, descendit, et, franchissant légèrement le seuil de l’hôtel, monta dans sa chambre, tandis que Albert, apprenant que sa mère ni son père n’étaient encore de retour, entrait au salon.

Il pensait que Marianne viendrait l’y rejoindre, mais il attendit en vain. Seule dans sa chambre, elle avait cédé à un accès de chagrin, pendant lequel elle répétait : « Oh ! moi qui le croyais si haut, si fier, si vrai, si pur ! Est-il possible ? Moi qui abaissais Albert devant lui !

Elle se reprocha de nouveau d’avoir méconnu son fiancé et se promit de le venger par un redoublement d’amour et de confiance ; mais la blessure de sa déception à l’égard de Pierre Démier restait horriblement âpre et saignante.

— Ne plus croire, se disait-elle, en cette parole vibrante, en ce regard franc, en ces nobles et sérieux sentiments si fortement exprimés, cela me semble impossible ! S’il est trompeur, qui pourrai-je croire jamais ?

Alors elle imaginait des circonstances qui pouvaient l’excuser : sans doute il avait aimé cette femme sérieusement, avec l’intention de de l’épouser, et peut être s’était-elle rendue indigne… Mais d’autres pouvaient invoquer pareille excuse, et il n’y en avait pas moins dans une telle situation quelque chose de douteux et d’abaissant pour son héros, quelque chose d’horriblement triste, qui renouvelait à chaque instant les larmes de Marianne, et où elle trouvait la source d’une des plus âpres souffrances qu’elle eût ressenties. Il en fut ainsi jusqu’au moment où Mme Brou, de retour à l’hôtel, entra dans la chambre de sa nièce, accompagné d’Emmeline, après avoir laissé M. Beaujeu au salon avec Albert.

Marianne leur raconta rapidement ce qu’elle avait fait dans l’intérêt d’Albert, et il fut convenu qu’aussitôt l’arrivée du docteur, elle et Mme Brou sortiraient, sous prétexte d’une emplette, et, prenant une voiture, iraient en hâte s’arranger avec l’usurier. Devant le secours apporté par Marianne, Mme Brou voulut bien ne pas trop lui reprocher l’inconvenance de sa démarche ; elle s’en fit toutefois raconter les détails et leva plusieurs fois les mains au ciel.

— Dans sa chambre, grand Dieu !… Tous deux en voiture ! Hélas ! Marianne… Heureusement que nous sommes à Paris ; sans cela, vous seriez perdue de réputation, et ce n’est pas une raison parce que vous devez épouser Albert… car vous devez tenir à honneur de lui apporter une vertu sans tache… Je ne dis pas que vous n’ayiez eu bonne intention, ma chère enfant ; mais avec un peu plus de patience et de réflexion, un peu plus de confiance en moi, nous aurions arrangé les choses. Vous avez beaucoup pleuré, je le vois, et ce pauvre Albert a dû être bien puni de voir votre chagrin. Je veux aussi le gronder, cela lui servira de leçon, soyez en sûre. D’ailleurs vous touchez au terme, vous serez bientôt mariés, et alors ce sera à vous de savoir le retenir à la maison.

L’usurier consentit à attendre, mais ce ne fut pas à la sollicitation de Marianne ; car Albert, pour mille excellents prétextes, ne souffrit pas qu’elle fit cette démarche et ce fut lui qui accompagna sa mère. Il rentra chez lui, le soir, brisé de fatigue morale, et ne songeant plus qu’à prendre du repos, après tant de périls courus et l’effort de tant de mensonges. Il n’avait songé à Fauvette que pour se dire : « Il faut que cela finisse ; je lui défendrai de mettre les pieds chez moi. En passant devant la loge de la concierge, il demanda sa clef. On ne l’avait pas.

— Vous ne me l’avez point remise ce matin affirma la concierge, quand vous êtes sorti avec cette dame voilée.

Inquiet, il monta. Sa porte était comme il l’avait laissée, fermée au bouton, sans tour de clef.

— Elle aurait bien pu fermer ! se dit-il.

Et il alluma. Quand Albert vit clair dans la chambre, il laissa échapper une exclamation : Fauvette était là, sur le divan ; elle dormait. Sans doute, la fatigue l’avait : emportée ; car elle était seulement assise et toute repliée sur elle-même. Un cercle noir entourait ses yeux fermés, et au-dessus de ce cercle une ligne d’un rouge vif tranchait sur sa joue pâle, que les larmes semblaient avoir corrodée. La bouche entr’ouverte laissait voir une partie de ses dents blanches sous des lèvres enflammées, où la respiration s’échappait haletante et pénible ; un de ses bras pendait presque jusqu’à terre, le bras gauche, au bout duquel son doigt d’ouvrière, piqué, bruni par l’aiguille, se présentait en avant. Sur cette pose donnée par la lassitude, par l’oubli, la vérité, plus forte que tout, avait mis une éloquente empreinte le désespoir de l’être qui sombre, qui s’abandonne, qui se sent enfoncer dans l’abîme avec horreur, Les larmes étaient séchées ; la douleur, vague et suspendue, ne se connaissait plus ; mais toutes les larmes versées, toutes les douleurs senties, criées, s’étaient comme cristallisées dans l’attitude. En ce moment, la pauvre enfant ne savait plus qu’elle souffrait ; mais elle était restée une image de la souffrance, et l’on souffrait à la voir.

Mais la passion personnelle rend aveugle sur autrui. Dans la disposition où était Albert, las de lutter et résolu à rompre avec Fauvette, ce fut un mouvement de colère que sa vue lui inspira, et il ne chercha pas à le contenir. Après tout, avec celle-là, il n’avait rien à ménager ; elle ne lui en imposait nullement. Ce n’était pas une héritière bien née, enviée, dont il eût à conquérir la personne et la fortune ; ce n’était qu’une petite ouvrière, une pauvre fille qui l’avait aimé et s’était donnée à lui. Aussi fit-il retentir un jurement sonore, Fauvette, à ce bruit, tressaillit, essaya de se soulever, et, engourdie dans son attitude douloureuse, laissa échapper des gémissements ; tandis que ses yeux, brûlés de pleurs, blessés par la clarté de la bougie se refermaient. Enfin elle se redressa, passa la main sur ses yeux et d’une voix brisées :

— Ah ! c’est toi ? dit-elle.

— Mon Dieu ! oui, répondit rudement Albert, c’est moi qui me permets de rentrer et ne me doutais guère que j’allais vous déranger. Vous aurait-on chassée de votre chambre que vous élisez domicile dans la mienne ?

La jeune fille le regarda d’un air navrant :

— C’est ainsi que tu me parles, dit-elle, quand c’est toi !… après ce que tu m’as fait ce matin !…

— C’est justement de quoi j’ai à vous demander compte. Comment vous permettez-vous d’entrer ainsi dans ma chambre, quand il y a quelqu’un, et sans même frapper ? Ce sont là des façons que je ne souffrirai pas, car je n’entends pas être compromis par vous d’une manière aussi ridicule !

Fauvette le regardait avec stupeur ; ses yeux s’agrandissaient, et toutes ses facultés semblaient se réveiller pour souffrir.

— C’est ainsi que tu me parles, répéta-t-elle ; ah ! c’est toi qui me fais des reproches ! Mais cela ne peut pas prendre, vois-tu, parce que… Dis-moi d’abord ce que cette demoiselle était venue faire dans ta chambre ce matin, et pourquoi tu me regardais, avec de ces yeux qu’on ne voudrait pas faire à un assassin ? Tu avais donc bien peur qu’elle sût, dis, que nous sommes ensemble ? Et tu oseras après ça me soutenir que tu ne veux pas d’elle et que tu ne lui fais pas la cour ? Mais je le sais, je le vois, que tu me trompes, et j’ai été bien trop bête et trop faible ce matin. Hélas ! pourquoi n’ai-je jamais su faire autre chose que ce que tu veux ? J’aurais dû lui crier : Ma belle demoiselle, je ne suis pas la maitresse de Pierre, mais la sienne à lui, qui vous conte des douceurs qu’il ne faut pas croire. Ah ! que j’ai été lâche ; j’ai eu peur de dire, j’ai eu peur de toi. Et puis encore n’as-tu pas de honte de me faire passer pour la maîtresse d’un autre homme ? Ah ! qui m’aurait dit cela de toi ?

Ces paroles s’achevèrent dans un sanglot et elle se leva.

— J’allais vous répondre, dit-il froidement ; mais, en effet, il est tard et vous faites bien de partir. Cette explication aura lieu demain.

— Demain ! s’écria-t-elle, demain ! Non ! non ! la nuit est trop longue. La journée déjà l’a trop été !… Ah !… t’ai-je attendu !… Te voilà ! Et tu crois !… Non, je ne pars pas ! Tu ne sais donc pas ce que je souffre, Albert ? Ah ! si tu savais ce que je me suis dit pendant cette journée mortelle ? que j’en suis brisée, vois-tu ?… je me suis dit… bien des fois… que tu ne m’aimais plus !

Il fit un geste d’impatience à cette parole, Quoi ! les choses en revenaient à ce commencement ? C’était donc à n’en plus finir ? Il faillit tout brusquer et dire : Eh bien ! non, je ne t’aime plus. » Pourtant il n’osa pas : elle était là si frappée, si meurtrie dans toute son attitude, si malheureuse ! Elle avait dit ces mots avec tant d’émoi : que tu ne m’aimais plus ! comme une chose énorme, impossible, et elle le regardait avec de grands yeux ardents, qui semblaient lui dire : — Dépêche-toi de me crier le contraire, N’es-tu pas indigné d’un tel soupçon ? — Pauvre petite ! elle l’avait bien aimé. — Et il s’attendrit un peu malgré lui.

— Tu ne me réponds pas ? dit-elle d’une voix rauque. Veux-tu me dire ce que cette demoiselle, qui n’est pas la sœur, était venue faire dans ta chambre ? et pourquoi tu m’as renvoyée avec de tels yeux ? Parce qu’à la fin, vois-tu, ces choses-là, j’en ai assez ! tu ne sais pas toi ce que je souffre ! Et puis, je ne veux pas !… Quand est-ce qu’elles partent ? Quand tout ça sera-t-il fini ? Je ne te vois plus… je ne sais pas ce que tu deviens… et c’est vrai, par moment, qu’on dirait que tu ne m’aimes plus… Je sais bien que cet n’est pas vrai !… Je le sais !… Mais ça fait mal tout de même… Il y a trois jours que je ne fais quasi plus rien de mes doigts. Cela ne peut pas durer ainsi… Il faut vivre… On aimerait mieux mourir que de vivre ainsi.

Albert marchait lentement dans la chambre, les mains derrière le dos. Que fallait-il dire et faire ? Il s’était promis d’être désormais fidèle à Marianne, de cesser des mensonges qui lui-même le faisaient rougir et mettaient en péril son bonheur et son avenir ; il voulait désormais pouvoir supporter le regard de sa fiancée et goûter la joie de l’aimer, sans cette peur et cette honte qui empoisonnaient tout pour lui. Ce jour même, sous l’influence puissante de la sincérité, de la grandeur de Marianne, il s’était dit, il s’était juré : Je serai digne d’elle ! Et, bien que déjà la chaleur de cette résolution se fût refroidie, elle tenait toujours, et les raisons d’intérêts et de sentiment qui la lui avaient fait prendre étaient toujours présentes à son esprit. Il fallait que cette rupture fut prompte et définitive. Deux fois déjà, le voisinage de Fauvette l’avait mis dans un grave danger.

Sans doute, Marianne ni ses parents ne viendraient plus dans sa chambre, il l’espérait bien ; mais le plus sûr était cependant que Fauvette elle-même n’y mit plus les pieds. Albert n’hésitait donc pas sur le point de la rupture ; il ne savait seulement comment la signifier, Le moment où il eût pu être brutal et impitoyable était déjà passé, et il éprouvait de nouveau l’influence de cette aimante et douce créature, qu’il avait aimée, qui portait en elle tout un passé d’heures charmantes, de bonheurs intimes, et qui déjà souffrait tant, bien qu’elle fût si loin encore de croire à l’abandon. Il craignait l’éclat de sa douleur, et il avait peur de ses reproches.

Sombre, embarrassé, marchant d’un pas fébrile, il se taisait donc, et ce silence indigna Fauvette. Rien n’irrite la passion comme l’inertie c’est la flamme rouge et brûlante qui crie en rencontrant l’eau, son flasque mais terrible ennemi. Fauvette alla se placer devant Albert :

— Qu’est-ce que ça signifie, s’écria-t-elle, que tu ne dises pas un mot ? As-tu perdu la langue ou le cœur ? Je suis là, moi, tu le vois bien, toute bouillante de peine… et tu sembles un mort !

— C’est pour ne pas le faire encore plus de peine que je me tais, dit-il.

Elle jeta un faible cri :

— Quoi quelle peine ? Encore plus ? Ah ! qu’est-il donc arrivé ?… Mais non, mon chéri, va, ne crains pas ; pourvu que tu m’aimes, la peine ne sera rien.

Décidément elle ne voulait pas comprendre. L’impatience le poussa :

— Il faut nous séparer, dit-il ; c’est inévitable.

Fauvette demeura comme étourdie :

— Nous séparer !… Pourquoi ?…

— Je l’ai promis.

— Tu as promis cela, toi…

— Il le fallait ; mon père m’a interrogé. Que veux-tu ? Notre liaison ne pouvait pas durer ; plus tôt ou plus tard… j’ai promis… Je ne te laisserai pas dans la peine ; je t’ai causé bien des dérangements, et tu n’as jamais voulu… Mais, précisément parce que tu es honnête… et pour que tu puisses rester honnête, il te faut un peu d’aide. J’ai là un billet de 50 fr. Prends-le, je te prie ; je t’en enverrai un autre demain. Sois sûre, ma pauvre petite, que, moi aussi, j’ai le cœur brisé… mais mon pète le veut absolument, et, je te le répète, j’ai promi…

Il cherchait en même temps dans son portefeuille et lui tendait le billet.

La jeune fille le saisit, le mit en morceaux et le lui jeta à la figure.

— Lâche ! dit-elle.

Et, chancelant, elle alla tomber à deux pas au pied du lit.

Il y eut dans le geste d’Albert, en la voyant presque évanouie, plus d’embarras et de colère que de compassion. Pour les natures faibles, le premier pas seul coûte ; une fois engagées dans une voie, elles s’y précipitent avec d’autant plus d’élan qu’elles ont hésité davantage. Il alla pourtant la relever, mais sans amour, sans pitié même. Après tout, il était minuit ; Albert arrivait las, avec l’intention de se reposer, et de pareilles scènes sont extrêmement désagréables. Puis un homme qui a pris son parti d’une rupture n’en supporte pas volontiers les péripéties. À quoi bon tant de lenteurs quand c’est déjà fait en lui ? Enfin les nerfs des femmes, cela est suspect et ridicule depuis longtemps, et les manifestations de la sensibilité, pour ceux qui n’en ont pas, sont encore des nerfs.

— Écoute, Fauvette, dit-il, sois raisonnable ; vois-tu, les injures ne serviraient de rien, pas plus que les scènes. Je suis décidé, Quand j’ai donné ma parole…

Elle se mit à le regarder sans parler, mais d’un tel air qu’il rougit, et elle répéta lentement, d’une voix étouffée :

— Ta parole !… c’est à moi que tu dis cela ?

Appuyée contre le lit à demi assise, ses traits doux exprimaient encore plus de stupeur que de colère ; elle passa la main sur son front :

— Est-ce possible ? C’est lui qui me parle ainsi ! Albert !… Non, je ne croyais que ce fut possible !…

— Que veux-tu, ma pauvre enfant. Notre destinée ne peut pas être la même. Il faut avoir du courage !

Fauvette le regarda d’un air étonné, sans lui répondre. Il reprit bientôt :

— Nous n’étions pas faits pour vivre ensemble, mais nous garderons le souvenir l’un de l’autre. Je penserai souvent combien tu étais bonne, douce et simple. Ne sors pas à présent de ton caractère, quittons-nous doucement et… Pourquoi veux-tu me laisser une inquiétude à ton égard ? Ce n’est pas un payement, tu le sais bien, je n’ai pas pu songer à cela ; mais si tu venais à être malade… Voyons, ne prends pas mal la chose comme cela.

En même temps, il se mit à ramasser les morceaux du billet et à les confronter semble. La jeune fille restait les yeux fixes, silencieuse et immobile, sauf un léger tremblement nerveux.

— Rentre chez toi, Fauvette, poursuivit Albert. Sois raisonnable, mon enfant. Si tu le veux absolument, j’irai te parler demain matin ; mais pour ce soir je suis vraiment fatigué.

Elle le regarda plus fixement encore, et, tout à coup, avec un petit rire saccadé :

— C’est que tu as eu si peur tantôt, n’est-ce pas ?…

— Tu crois ?

— Bien sûr. Avoir chez soi une belle demoiselle, une fille riche, ça se voit, qu’on veut épouser, à qui l’on conte qu’elle est adorée, qu’on meurt d’ennui loin d’elle, qu’on ne regarde pas seulement les talons d’une autre ; et puis là, tout à coup, voir entrer sa maitresse, qui de la fenêtre a aperçu la demoiselle, et qui se doute qu’on la trompe !… Oh ! oh ! oui, tu as eu là une belle peur ! Et moi, bête, folle que je suis ! imbécile ! avoir laissé échapper cette occasion ! Hélas ! je n’ai jamais su te résister. Mais je la retrouverai, va, ta demoiselle ; oui, je la retrouverai et je lui dirai ce que tu es un homme sans cœur, sans foi, qui vient dire à une femme : Je t’aime ! comme on dit : J’ai faim ! et qui n’a pas honte de prendre à une pauvre fille tout ce qu’elle a, son âme, sa tranquillité, son pauvre temps, pour la mettre à la porte ensuite en lui disant : Je ne t’aime plus, sois raisonnable ! Va-t-en ! — Oui, va, elle saura ce que tu es, et, à son tour, elle te chassera. Ah ! j’avais bien vu l’autre jour, au théâtre, et tu m’as, le soir, encore fait croire que tu m’aimais. C’est infâme !

— Veux-tu te taire s’écria-t-il, tout en contenant sa voix, car il craignait que de la chambre de Pierre on entendit ; tais-toi, pars. Je ne te crains pas ; mais si tu osais…. prends garde !

— Je ne te crains pas non plus, va ; tu m’as fait tout le mal que tu peux me faire. À présent, que me reste-t-il ? Je n’avais rien que mon cœur et tu l’as tué ! Tu peux bien prendre ma vie aussi, cela me rendra service. Tu m’as fait plus de mal qu’un assassin !

— Fauvette dit Albert en prenant un air sévère, j’aurais voulu emporter de vous un bon souvenir, mais vous m’insultez !…

— Et toi, ne m’as-tu pas insultée ? Avais-tu le droit de me prendre pour ton plaisir, moi qui t’aimais ? Si tu m’avais dit : Je suis un garçon pour qui l’amour n’est qu’un passe-temps, je t’aurais répondu : Passez votre chemin ; ça n’est pas ici. Mais vous êtes venu à moi, doux et tendre, avec des yeux qui semblaient dire… tant de choses !… Et vous me répétiez : Je ne songe qu’à vous, j’ai tant besoin de vous voir ! Je vous aime ! — Vous restiez là des heures, les yeux sur ma fenêtre. Ah ! malheureuse que j’étais ! Il me sembla que tout le bien, tout le beau de ce monde était en vous, et quand vous m’avez dit plus tard : Je ne peux plus vivre sans toi, je t’aime pour toujours, alors je t’ai cru comme on croirait le bon Dieu ! Depuis, combien m’as-tu répété de fois : Ma petite Fauvette, je t’adore ! nous passerons notre vie ensemble. M’as-tu dit cela ? Je le croyais ; j’étais si heureuse de le croire, si heureuse de te donner du bonheur !

— Tout cela, dit-il violemment, ce sont des niaiseries. Je ne vous ai jamais promis de vous épouser, et quand même je me serais laissé aller à le faire, une fille de votre classe doit très-bien savoir qu’elle ne peut pas compter sur ces promesses-là.

— C’est donc impossible qu’un fils de bourgeois soit un homme de cœur ? Oui, tu as raison, j’aurais dû le savoir ; j’en ai vu assez d’autres abandonnées. Mais je te croyais, toi, meilleur que les autres, je t’aimais. Ah ! les filles de ma classe… Eh bien ! il n’est pas fier, votre orgueil !

— Vraiment ? dit-il avec mépris.

— Non, il n’est pas fier. Qu’est-ce donc qui nous manque, à nous autres pauvres filles, pour être épousées ? Rien que de l’argent. Si j’avais des mille francs de dot, combien ? je ne sais pas, moi, autant que la demoiselle de tantôt, alors tu ne me traiterais pas ainsi ; tu me ferais la cour comme à elle, et tu tremblerais devant moi comme tu tremblais ce matin devant elle. Oui, le voilà votre orgueil ! et il est beau. Savez-vous ce que vous êtes vis-à-vis des femmes ? Des voleurs et des mendiants ! Vous faites semblant de les mépriser, et vous ne vivez que d’elles, tant les pauvres que les riches. À celles-ci vous prenez leur fortune ; aux pauvres, leur jeunesse, leur honnêteté, leur âme et jusqu’à leur vie souvent : tout cela à force de quémanderies, de lâchetés, de mensonges !…

— Misérable fille, te tairas-tu ? s’écria-t-il, si plein de colère qu’il s’avança sur elle en levant la main.

Fauvette poussa un étrange cri du fond de ses entrailles et le regarda d’un œil hagard. Il s’était arrêté.

— Frappe, lui cria-t-elle, frappe-moi donc !

Albert se détourna brusquement et alla donner du poing dans les vitres. Pour elle, s’affaissant sur le lit, elle éclata en larmes et en sanglots.

Pendant longtemps, on n’entendit que le bruit de sa respiration entrecoupée et de ses gémissements étouffés. Sombre, impatient, la tête dans ses mains, Albert attendait ; à la fin, il perdit patience, prit son chapeau et se dirigea vers la porte. Mais elle courut au devant de lui :

— Où vas-tu ? lui demanda-t-elle d’un ton effaré.

Et sa voix était redevenue douce, toute brisée qu’elle était.

— Je vous laisse ma chambre, répondit-il ; je fuis le spectacle de vos fureurs et je regrette d’emporter de vous un tel souvenir.

— Quoi ! dit-elle vivement, qu’ai-je dit ?… Tu ne veux pas qu’on se plaigne quand on souffre tant ? Vois, j’ai la tête brisée, et j’ai tant pensé de choses aujourd’hui !… Mais je ne dirai plus rien. Ne t’en va pas, je t’en prie ; car il faut que je te parle. Écoute-moi seulement un peu. Vois-tu, je ne peux pas supporter cette idée que je ne te verrai plus ; cela me tue, j’en deviendrai folle. Tu savais bien que je t’aimais.

Il fit un geste de lassitude.

— Je t’ennuie ! Rappelle-toi le temps où tu ne vivais que pour me voir. Oh ! est-il possible de changer ainsi ? Je ne puis pas le comprendre. Eh bien ! dis-moi seulement ce que je l’ai fait. Si je t’ai fait quelque chose, si j’ai mal agi, alors c’est différent, alors… je te demanderai pardon… je ne le ferai plus. Dis ? qu’as-tu à me reprocher ? Tu sais que tous ceux qui sont venus tourner autour de moi, je les ai renvoyés ; je n’ai vécu que pour toi. Je ne t’ai pas fait de dépenses, excepté quand j’ai été malade ; mais ce n’était pas de ma faute. Depuis j’ai mangé du pain sec souvent pour ne te rien demander ; j’ai accepté seulement de la toilette, parce que ça te faisait plaisir. Je soignais ton linge et tes habits ; tu m’as dis souvent : Quelle bonne petite femme tu fais, na Fauvette ! Oui, je rêvais de passer ma vie ainsi. Ce n’est pas que je n’eusse désiré davantage : oui, j’aurais voulu que nous fussions tout à fait ensemble, travailler près de toi, sans rien dire, heureuse d’être là ; et puis… comme d’autres… si heureuses, mon Dieu !… de petits êtres autour de moi… Oh ! je sais bien que cela ne se pouvait pas. Ç’aurait été trop de bonheur ! Et j’en avais assez d’ailleurs quand je te voyais si content de nos promenades du dimanche, de nos causeries, de nos tendresses ; j’avais le paradis dans le cœur. Cela s’en est allé peu à peu. Je l’ai bien senti. J’en ai tant souffert ! Mais je me disais : c’est qu’il s’habitue. Je ne pensais pas… Je n’aurais jamais cru… Non ! c’est impossible que tu ne m’aimes plus. Albert ! Moi, je t’aime toujours. Comment fait-on pour cesser d’aimer ? Alors ce n’est pas la peine… Il fallait me le dire alors. Mais non, non ! tu as voulu seulement être méchant n’est-ce pas ?… Tu n’as pas pensé à ce que disais. Ce sont tes parents qui t’ont fait croire. C’est cette femme de tantôt. Quelle effrontée ! venir te trouver dans ta chambre ! Voilà comme on te prend…

— Taisez-vous, s’écria-t-il ; oser l’injurier, vous ! Quand vous n’avez pas même le droit de parler d’elle !

Blessée, tremblante, elle le regarda plus fixement.

— Ne me parlez pas ainsi, Albert. Vous ne pouvez pas me mépriser… Ah ! que je souffre !

— Gardez cette chambre jusqu’au jour, dit-il en faisant un nouveau pas vers la porte. Je vais à l’hôtel.

— Ne t’en vas pas ! ne t’en vas pas ! s’écria la pauvre fille en se jetant encore au devant de lui. Mais est-il donc possible que tu n’aies plus de cœur ? C’est cette femme qui te l’as pris ? Tu m’as abandonnée pour elle ? comme cela ! si vite, sans raison ! Est-ce juste cela ? N’est-ce pas abominable ?

— C’est ce qui te trompe, reprit-il, et je veux te dire toute la vérité, parce qu’il faut que cela finisse et que tu prennes les choses sérieusement. Je ne suis ni un barbare ni un homme sans foi, comme tu le prétends dans ta colère. Je t’ai offert de t’aider, et c’est toi qui ne veux pas ; j’y suis prêt encore. Je ne t’abandonne point pour une autre ; tu n’as jamais pu compter que notre liaison durerait toujours, et c’est au contraire ma fiancée que j’ai trahie pour toi, car je suis engagé depuis plus de deux ans. Tu vois donc bien que tu n’as rien à dire et que les reproches portent à faux. C’est par sagesse que je te quitte. Je suis las des dangers que tu me fais courir, je ne veux plus m’exposer à ces esclandres : c’est une résolution bien définitive et à laquelle toutes les paroles ne feront rien. J’aurais voulu me séparer de toi en de meilleurs termes, parce que jusqu’ici tu as été une bonne fille, et je m’attendais de ta part à plus de douceur et de raison. Après tout, moi non plus ce n’est pas pour mon plaisir que je te quitte, mais parce qu’il le faut. J’aurais aimé à te conserver jusqu’au bout, crois-le bien ; mais cela n’est pas possible. Prends-en donc ton parti, comme je prends le mien, et puisque tu sembles redevenue plus gentille, séparons-nous bons amis. J’irai demain chez toi pour la dernière fois, et j’espère que tu accepteras…

— Tu étais fiancé, dit-elle, tu étais fiancé quand tu es venu à moi ?…

— Depuis plus d’un an.

— Et tu… l’aimais… elle ?

— Assurément.

— Et alors tout ce que tu m’as dit, c’était des parjures et des mensonges, tes baisers des soufflets, et tes caresses…

Fauvette dardait sur lui des yeux étrangement ouverts, d’un regard âpre, intense, écrasant, d’où sortit à la fin comme un éclair, dont il se sentit aveuglé. Elle étendit en même temps le bras vers lui, et tout à coup se précipita hors de la chambre.