Marianne (Léo)/17

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Bureaux du Siècle (p. 319-335).


XVII


Pierre Démier avait obéi à des considérations pleines de logique et de sagesse, lors qu’il s’était décidé à ne plus escorter les Brou dans leurs visites aux monuments de Paris. En revenant de Notre-Dame, il s’était trouvé dans un tel état d’exaltation et en quelque sorte d’ébriété morale qu’il avait eu peur très-sérieusement. Il avait franchi sans les voir les rues qui le séparaient de sa chambre, s’était assis à sa table comme à l’ordinaire, avait pris sa plume, ouvert ses livres, et s’était mis à penser à Marianne avec de telles délices qu’il s’était éveillé seulement longtemps après, n’en pouvant croire l’heure. Ayant alors commencé à travailler, la même image et les mêmes souvenirs l’avaient repris sans qu’il y songeat, le troublant de plus en plus, jusqu’à ce qu’il se fut aperçu avec étonnement qu’il n’était plus maitre de sa pensée, qu’il ne se commandait plus à lui-même. Il en avait rougi, il s’en était raillé. Cette nature simple et forte n’était pas habituée à de telles surprises. Pierre n’avait eu jusqu’ici qu’une passion dans sa vie, l’étude ; qu’un amour, l’amour filial. Les instincts élevés dominaient chez lui ; il n’avait guère en qu’à se laisser aller pour bien faire ; toutes ses luttes avaient été faibles, et tous ses triomphes faciles. Parfois il avait subi de grandes fièvres, auxquelles il se laissait aller follement et dont le grondait sa mère : des accès de dévouement, d’enthousiasme où il risquait sa vie et sa santé. Il avait entrepris à telle époque des travaux d’Hercule ou de bénédictin, mais jamais il ne s’était trouvé en opposition avec lui-même. Aussi ne s’effraya-t-il pas tout d’abord, cela passerait.

Il y avait longtemps que Mlle Aimont était aux yeux de Pierre la femme idéale qu’il aurait voulu aimer, si la chose eût été possible ; mais comme elle ne l’était pas, il n’avait pas eu besoin de se le dire deux fois, et il n’avait pas plus regimbé contre ce fait, qu’il n’eût songé à contre-carrer une loi naturelle. Marianne habitait au fond de sa pensée une place à part, et il l’aimait d’une affection toute intellectuelle, plus tendre peut-être, plus enthousiaste qu’une amitié d’homme à homme, mais chaste comme l’amitié. Il comptait également sur son estime ; il se fut adressé à elle à l’occasion, — c’est-à-dire s’il se fût agi d’une autre personne, comme pour Henriette, ou d’un intérêt général avec une confiance absolue. Mais il n’avait pas compté sur la sympathie vive et profonde qu’elle lui avait exprimée tout à coup, d’une façon si sincère et si charmante ; l’explosion de ce sentiment, ces beaux regards brillants d’intelligence et de pureté, cette bouche fine et tendre qui disait si bien, toutes ces grâces de femme qui augmentaient le charme de la pensée : tout cela à la fois avait saisi Pierre et l’avait enveloppé. Jusque là, ils étaient restés à distance l’un de l’autre ; mais tout à coup ils s’étalent trouvés la main dans la main, les yeux dans les yeux, et là-haut, en face de l’infini, qu’ils contemplaient ensemble, un même courant électrique les avait saisis, tordus et mêlés.

Pierre, aussi bien que Marianne, avait subi le phénomène sans se l’expliquer d’abord ; il avait cru à une secousse passagère. Mais l’ivresse persistait ; il n’était plus le même, il ne s’appartenait plus ; il était infidèle à l’étude, sa grande maîtresse. Au milieu de ses calmes démonstrations, le jeune homme sentait des bouffées venant d’il ne savait quel Éden l’envelopper et l’amollir ; une voix chère et harmonieuse répétait à son oreille des paroles qu’il avait déjà entendues, et successivement toutes les actions, tous les gestes de Marianne passaient sous son regard ; il se replongeait dans leurs conversations, ou quelquefois se bornait à la contempler, et les heures s’écoulaient ainsi, rapides et délicieuses, jusqu’à ce que des sensations trop brulantes vinssent l’éveiller et lui montrer le fond du gouffre où il se laissai descendre.

— Non ! non ! se dit-il résolument ; non, cela est fou ! C’est impossible ! Non, je n’irai pas !

Et le brave garçon, dont la raison et l’indépendance étaient le seul bien et aussi le culte, se défendit vaillamment ; il s’interdit de revoir Marianne, abandonna pour que temps l’étude solitaire, et fit à l’hôpital, à l’amphithéâtre, de l’étude en action. Cela ne l’empêcha pas, de beaucoup souffrir, et surtout quand il pensait que Marianne devait être étonnée de sa conduite et croire qu’il comptait pour peu de chose l’amitié si haute qu’elle lui avait si franchement exprimée. Lui, causer une peine lui, paraître ingrat ! Il se demandait parfois si son propre salut valait l’odieux d’un tel acte.

Puis sa résolution elle-même fut ébranlée. Il ne pouvait plus consentir à ce que Marianne devint la femme d’Albert. C’était une profanation, ce devait être le malheur de cette noble fille. Albert la trompait. Si elle le savait, assurément elle romprait cette union menteuse. Eh bien ! et lui, Pierre, qu’elle avait choisi pour ami, ne devait-il pas l’avertir ? Il croyait par moments que c’était son devoir, et se disait qu’une fausse délicatesse ne devait pas empêcher qu’il ne sauvât Marianne. N’était-il pas plus son ami à elle que celui d’Albert et même, que faisait l’amitié, que faisaient les considérations personnelles, quand il s’agissait d’empêcher une injustice, un véritable crime ? Il était deux fois indigne d’elle, cet Albert, léger, égoïste de nature, et qui trahissait l’amour, la foi jurée. Elle ne tarderait pas à le bien connaitre, une fois, mariée, et alors elle serait malheureuse pour la vie. Pierre pouvait la sauver en l’éclairant, et il ne le ferait pas ? par lâcheté, par peur d’être accusé de travailler pour lui-même ? Eh bien ! ne pouvait il pas se tuer après ?

Mais, arrivé à ce point d’exaltation, une autre figure se présentait aux regards de Pierre, une figure coiffée d’un bonnet d’ouvrière, sous un bandeau de cheveux gris, et dans les traits de laquelle se fondaient la douceur et la bonté. Elle ne demandait rien et même ne savait rien ; mais pourtant de cette tête si douce et si modeste se dégageaient une majesté, une autorité profonde, qui faisaient rentrer Pierre en lui-même, et il frémissait en se disant : « Oh ! non, ma mère, non ! à toi aussi, je dois du bonheur !

Qu’est-ce que la délation ? Peut-elle être un devoir ? Est-ce toujours une infamie ? N’est-elle pas, en bien des cas, dans ce monde où règne le mensonge, condamnée par des préjugés intéressés ? L’esprit de Pierre s’enfonçait et parfois se perdait dans ces questions. Il se dit à la fin que pour juger en matière si délicate, il fallait d’abord être libre de toute partialité, et n’y voulut plus songer.

Savait-il jusqu’à quel point pouvait aller l’attachement de celle jeune fille à son fiancé, et si une telle révélation n’aurait pas simplement pour effet de lui causer une immense douleur, sans la détacher de lui ?

— Je n’ai qu’une chose à faire, se dit-il, me vaincre, et si plus tard nous devons, nous rencontrer, me conserver le bonheur de pouvoir être encore son frère, son ami ; de lui être utile peut être, à son désir, selon l’occasion et sans rien forcer.

Il eut alors plus de calme, mais il tomba dans une tristesse mortelle, où rien ne le touchait. Il ne trouvait plus de goût à la science même, et s’adressait la terrible question : À quoi bon vivre ? que seul l’homme conduit sur les limites de la vie par le désespoir se pose, et à laquelle il n’est pas d’autre réponse que la joie et le désir d’être qui animent tout ce qui vit.

Cependant Pierre ne s’abandonnait pas. Il attendait, morne, impassible en apparence, avec cette philosophie supérieure à la vue même de l’être qui la possède, et qui dit : Je puis changer. Devait-il guérir ? Lui-même l’ignorait et n’était pas toujours assez sage même pour le vouloir.

Un jour qu’il traversait la rue Taranne, il rencontra Marianne avec Mme et Mlle Brou. Celles-ci marchaient au bras l’une de l’autre, et Marianne se trouva séparée d’elles par un de ces embarras de voitures si fréquents dans ce passage. Un instant, car elle semblait distraite, elle-même courut quelque danger. Pierre s’élança au devant d’elle ; en le voyant, Marianne s’arrêta, pâlit légèrement, fixa sur lui un regard étrange, et se détourna, sans le saluer, d’un air de douleur et de mépris.

Le jeune homme était resté d’abord comme cloué au sol ; il voulut ensuite lut parler, la suivre. Il ne la vit plus !

Cette apparition, cet accueil, le bouleversèrent et, s’il avait gagné quelque chose sur lui-même, détruisit tout. Qu’avait-il fait ? que pensait-elle de luit que signifiait ce mépris ? Assurément ce ne pouvait être parce qu’il s’était abstenu de les accompagner, de les visiter, que Marianne l’avait regardé ainsi ; pour ce motif, elle eût pu être froide, non pas méprisante, elle eût respecté la liberté de son ami ; elle ne pouvait pas être injuste, elle ne pouvait pas avoir de colères mesquines, elle, Marianne : il la connaissait trop bien… Mais alors qu’y avait-il ?

Aurait-elle deviné son amour ? Mais comment ? L’air ne répète pas les soupirs qu’on lui confie, et les lèvres de Pierre n’avalent rien dit, pas même à sa propre oreille. Eût-il parlé en rêve que personne n’eut pu l’entendre, puisqu’il était seul. Et enfin, quand même elle eut deviné qu’elle était aimée, elle eut souffert pour lui au lieu de l’accuser. Oui, il avait droit à sa pitié, il l’aurait eue. ce n’était pas, ce ne pouvait pas être cela !

Mais ce que c’était, Pierre voulait le savoir. et rien au monde ne l’eût détourné de cette recherche. Il n’eut plus, dès lors, d’autre pensée et il en délaissa tout, sans débat. Ce regard méprisant de Marianne plongeait au plus profond de son cœur, plus perçant qu’un glaive. Il fallait l’en retirer ou mourrir, il le fallait même dans la mort. Pierre, mort ou vivant, n’accepterait jamais le mépris de Marianne ; non, jamais, à aucun prix que ce fut ! Et s’il ne pouvait deviner, il irait le lui demander à elle-même !…

Fou de douleur, il ne songeait même plus à se dominer.

Après s’être brisé la tête en vain le reste du jour, Pierre vit bien qu’il y avait là quelque chose d’absolument inconnu pour lui et que Marianne seule pouvait éclairer. Mais comment la voir seule ou même comment lui écrire avec sureté ? Pierre ne savait pas si les lettres de cette jeune fille n’étaient pas soumises à un contrôle. Et comment s’exprimer, s’il devait être lu par d’autres que par elle ? Il fit tour à tour des plans dont lui-même reconnut l’extravagance et finit par s’arrêter à celui-ci, qui n’était pas sans défaut il allait faire une visite à la famille Brou et remettait lui-même ostensiblement sa lettre à Marianne, en l’annonçant comme celle d’un malheureux qui se recommandait à ses bontés. Il répéta, en s’adressant à lui-même : « Oui ! un malheureux ! » Qu’il était changé, ce jeune homme autrefois si sage, si positif, qui, grâce à des goûts simples, à son courage et à sa bonté, ne souffrait guère que par les autres !

Il écrivit une lettre, sévèrement châtiée, où il demandait avec force une explication, sans déceler, à ce qu’il croyait du moins, ses secrets sentiments ; puis, à midi, il se rendit à l’hôtel du Bon La Fontaine.

La famille Brou venait de partir en voiture, et, devant l’air consterné de Pierre, le suisse crut devoir ajouter :

— Ils sont allés au bois de Boulogne.

— Pourquoi n’irais-je pas ? se dit Pierre ; je puis les rencontrer la comme par hasard et parler plus facilement à Mlle Aimont.

Cette idée d’une rencontre n’avait ce jour-là rien de chimérique : c’était un dimanche. il y avait fête au Pré-Calelan et au chalet des Îles.

Pierre se dirigea vers la place de la Concorde, prit le chemin de fer américain et descendit à Passy. De là il se rendit au Pré-Calelan : La fête du Chalet des Iles était pour le soir.

Il explora tout le jardin sans rencontrer ceux qu’il cherchait ; il fit vainement le tour du concert, des danses, entra dans les cafés et jusque dans la vacherie. Las enfin de heurter cette foule endimanchée et d’observer ces visages couverts généralement d’une même expression : celle de la vanité qui cherche ou qui se pavane, Pierre rentra dans le bois et marcha au hasard. Il était plein d’abattement et d’une sourde irritation. Que faisait-il là ? à quel étrange but consacrait-il désormais son temps et ses pas ? Lui, l’homme d’étude, il courait après des désœuvrés… qu’il ne rencontrait même pas. Hélas ! était-elle moins fourvoyée que lui, Marianne, dans ce groupe vulgaire où le hasard l’avait placée, où une erreur de sentiment allait fixer sa vie ! Ah ! s’il pouvait seulement la délivrer ! Il n’eut pas regretté des années d’efforts ; mais à cela il ne pouvait tien, et ce qu’il poursuivait en ce moment n’était qu’une satisfaction personnelle à lui. Pour elle, que lui importait ? Il était si peu dans sa vie ! Elle l’avait mal jugé, sans prendre la peine de vérifier, et si elle en avait éprouvé sur le moment quelque peine, déjà sans doute elle n’y pensait plus. Peut-être recevrait-elle son ardente question avec une hauteur froide. et lui répondrait-elle évasivement, poliment, comme à un homme qu’on met à la porte de sa confiance et de son intimité ?

Cette pensée lui causa un déchirement de cœur tel qu’il ne put retenir des larmes, et s’enfonça dans le bois pour y cacher sa faiblesse.

Pierre se trouvait sur le bord d’une de ces allées ombreuses qui vont du Pré-Catelan à Bagatelle. Le bois était plein de chèvrefeuilles qui jetaient d’un arbre à l’autre leur lacis touffu. Il s’appuya contre un de ces arbres, à dix pas du bord, et, protégé par le feuillage, il se laissa aller à la sensation, à la fois douce et amère, que lui causaient cet accès insolite de sensibilité, ces larmes que d’ordinaire il ne savait point verser et qui lui étaient arrachées du fond du cœur par elle, par elle seule. Ce n’était que par la douleur qu’elle lui révélait son influence ; mais qu’importe ? Il frémissait d’une étrange volupté à se sentir ainsi touché par elle et se disait amèrement :

— Je n’aurai jamais d’autre faveur. Mais qu’elle soit bénie d’attendrir ainsi mon cœur ! Merci, Marianne !

En réalité, après les huit jours de souffrance, de tension morale et d’insomnie qu’il venait de subir, ces larmes, les premières depuis des années, le soulageaient. De rares promeneurs passaient dans l’allée, et Pierre ne les voyait ni les entendait, quand son oreille fut frappée d’un accent connu. N’était-ce pas la voix de Mme Brou ? Il écouta et regarda.

C’était bien la doctoresse, accompagnée de son mari, de M. Milhau et d’une autre dame, sans doute Mme Milhau, et qui traitait la grave question de savoir où l’on dînerait. Il était environ cinq heures. Il y avait un bon restaurant, paraît-il, aux Îles, et comme cela on se trouverait tout porté pour la fête et l’Opéra du soir. » Le docteur intervint :

— Au Chalet des Îles, dit-il, il y aura trop de monde ; nous serons mal servis en payant fort cher. Le meilleur moyen d’être bien est d’aller où ne va pas la foule, par exemple à Passy ou à Neuilly…

— Ce serait bien loin, dit Mme Brou.

— Puis il faut dîner en plein air, observa Mme Milhau. Ce sera beaucoup mieux ; il fait si chaud !

— Soit, dit le docteur, en plein air ; nous trouverons bien…

Ils passaient, et ces derniers mots se confondirent dans l’oreille de Pierre avec les suivants, prononcés par Emmeline, qui donnait le bras à M. Beaujeu :

— Vraiment, une calèche bleue ?…

— N’est-ce pas ce qu’il y a de plus joli ?

— C’est adorable ! justement tout ce que J’avais rêvé ! Je vous l’ai déjà dit : vous êtes l’homme le plus aimable…

— Je mets tous mes soins à vous faire plaisir… Il va sans dire que nous aurons une livrée.

— Une livrée ! Quel bonheur !

— Il faut que Mme de Beaujeu soit la femme la plus élégante de Saint-Jean-d’Augely.

— Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pouvoir montrer ma calèche à Poitiers, quand nous irons.

— Rien de plus facile ; on la fait transporter par chemin de fer.

— Oh ! alors je serai trop heureuse ! Ah ! cher monsieur, vous êtes bien celui que je devais aimer !

— Vous verrez, chère demoiselle, que notre petit intérieur sera charmant !

Pierre n’entendait déjà plus, et son cœur battait avec violence, car Marianne suivait près d’Albert.

Elle ne disait rien, et ses yeux rêveurs se fixaient à droite sur le feuillage, du côté où se trouvait Pierre. Oppressé, haletant sous ce regard, il restait immobile et n’avait ni la force ni même l’idée de l’aborder, après avoir cependant poursuivi celle idée pendant tout le jour. Mais la présence d’Albert, ce tête-à-tête, lui causaient une douleur, une répugnance mortelle. En tiers avec lui, que pouvait-il dire à Marianne ?

— Que vous êtes silencieuse ! chère amie, dit Albert. Je m’évertue à vous présenter tous les sujets possibles de conversation. J’ai passé en revue la ville et la campagne, je vous ai même adressé quelques paroles bien senties sur la beauté de ce bois et vous ne répondez que par monosyllabes.

— J’ai entendu vos paroles, Albert, et les ai fort goûtées, répondit-elle en souriant.

En même tempe, elle tourna la tête vers lui, c’est-à-dire du côté opposé à Pierre, et prit le bras de son fiancé.

— Mais à mon sens la meilleure façon de goûter la beauté des bois est de s’en imprégner en silence. Vous ne trouvez pas ?

— Si j’étais seulement sûr, dit-il, que vous êtes bien avec moi, que vous ne pensez pas à un autre…

— Oh ! répondit la jeune fille d’un ton grave, — et son visage se rembrunit aussitôt, — encore cette jalousie ? Ne revenez plus sur ce sujet, Albert ; j’en serais blessée.

Albert se pencha vers, sa, compagne pour lui répliquer, et Pierre n’entendit plus rien ; il ne vit que le voile bleu de Marianne, qui, déjà à demi détaché, rencontrant une branche d’arbre, s’envola légèrement et vint tomber de son côté.

Se peut-il que Pierre fût suffoqué de cette chose si simple, et qu’à cet esprit nourri de la science moderne, un lambeau de gaze poussé par le vent pût paraître un envoyé mystérieux, mystique, une émanation de Marianne ? L’amour, qui est une exaltation de toutes nos facultés, une fièvre, entraine-t-il par lui-même la superstition ? Ou plutôt cela tient-il à l’époque où nous sommes, sortis à peine de rêves que nous rend la surexcitation du cerveau et dont l’amour futur serait exempt ? Toujours est-il que Pierre n’eut plus qu’une pensée s’emparer du voile de Marianne, et qu’il sortit immédiatement de sa cachette de lianes, tout en marchant avec précaution, afin de ne pas produire de bruit qui pût faire retourner la tête aux promeneurs.

Il fut en quelques pas au bord de l’allée, saisit le voile avec transport, d’un mouvement irrésistible, et y posa ses lèvres. Aussitôt, quoiqu’un peu tard, il regarda avec inquiétude s’il n’avait point été vu. Mais l’allée à cet endroit formait un coude, et Marianne et Albert avaient disparu. Pierre plia le voile avec précaution et le cacha dans son sein. Des voix, qu’il reconnut pour celles de la famille Brou, arrivèrent à son oreille du retour de la route. Il écoutait, palpitant, espérant entendre celle de Marianne, quand tout à coup il frémit de la tête aux pieds. C’était elle, elle-même, qui venait vers lui, en courant, à travers les arbres. D’abord il crut à une hallucination, mais c’était bien elle ! Elle courait, et la légèreté de sa démarche faisait, quand il l’envisagea de près, un contraste étrange avec la sévérité de sa figure. Elle s’arrêta devant lui, droite, hautaine, avec cette mème expression de mépris qui l’avait, hélas ! déjà tant frappé et qui lui sembla plus accentuée encore. Il cherchait sa voix dans sa gorge, quand elle dit, du ton le plus impérieux :

— Rendez-moi mon voile à l’instant, monsieur !

Pierre rougit, il pâlit ; un son inarticulé sortit de sa bouche, il restait comme paralysé.

— Hâtez-vous, reprit-elle ; je me suis échappée, mais on va me chercher. Je n’ai rien voulu dire tout à l’heure, parce que si celui qui était avec moi eût vu comme moi… mais jamais je n’aurais consenti à laisser ce voile entre vos mains, eussé-je dû vous envoyer quelqu’un… Dépêchez vous donc, monsieur !

Il chercha le voile de ses mains tremblantes, et, en le retirant de son sein devant elle, des larmes de douleur jaillirent de ses yeux ; tandis qu’elle, rouge et les yeux étincelants, détournait la tête avec indignation et colère. Quand elle avança la main, leurs yeux se croisèrent.

— Que vous ai-je fait ? gémit-il.

— Et moi ? répondit-elle avec un suprême dédain.

— Vous m’estimiez autrefois.

— Je ne vous connaissais pas.

Elle avait déjà repris sa course, et il restait anéanti, sans mouvement, sans pensée, comme s’il eut reçu le coup d’une masse de fer. Où était-il ? qu’avait-il à faire ? qu’était-il même ? De longtemps il ne le sut.

À la fin, il se remit en marche machinalement, poussé par l’instinct de la dignité personnelle, en voyant des gens le regarder et s’interroger sur lui ; mais il marcha sans savoir où il allait. Doux idées fixes se choquaient incessamment dans sa tête :

Elle me méprise.

Pourquoi ?

Il était encore incapable de former un plan, mais se disait : Je le saurai ! avec une force de volonté dont il frémissait lui-même.

— C’est vous, monsieur Pierre ? lui dit une voix douce et triste.

Et il sentit un bras se poser sur son bras. D’abord il sursauta, puis s’arrêta en reconnaissant Fauvette.

— Qu’avez-vous, monsieur Pierre ? lui demanda-t-elle ; vous n’avez pas votre air ordinaire aujourd’hui. Assoyez-vous et prenez quelque chose, cela vous fera du bien.

Il vit alors confusément devant lut un café dans les arbres, des gens attablés.

— Je n’ai besoin de rien, dit-il.

— Il me semble, reprit Fauvette, que vous êtes malade ou que vous avez beaucoup de chagrin. Eh bien ! asseyez-vous et laissez-moi vous parler un peu, cela vous remettra peut-être. Moi qui vous connais pour si raisonnable, je ne peux pas vous voir comme ça… Écoutez, monsieur Pierre, je suis ici avec des gens… Voyez-vous par ici une femme en robe de soie grise avec des nœuds rouges, à côté de cet homme qui a son chapeau en arrière ?

— Oui, dit Pierre.

— Celle qui vous tourne le dos, poursuivit Fauvette, c’est Marie ; l’autre, vous ne la connaissez pas. Eh bien ! ce sont là des personnes qui ne songent qu’à s’amuser et ne regardent pas à boire plus qu’il ne faut, vous savez… Ils m’ont amenée malgrée moi en me disant qu’ils voulaient me venger d’Albert, et je suis déjà fâchée d’être ici. Eh bien ! ils vous regardaient venir là, dans l’allée, et disaient… que vous étiez ivre. Moi, bien sûre qu’ils se trompaient, j’ai pensé qu’il vous était arrivé quelque chose de fâcheux, et c’est pour ça que je suis venue vous parler.

— Merci, Fauvette, murmura Pierre. En effet, je ne suis pas bien.

— Vous avez un grand chagrin, cela se voit. Hélas ! moi qui vous croyais si tranquille ! je ne vous demande pas ce que c’est, monsieur Pierre ; mais, si seulement je pouvais vous être bonne à quelque chose ?…

— Merci, Fauvette, répéta-t-il, touché par cette sympathie. À ce moment le garçon de café s’arrêta devant eux. Pierre n’y prenait pas garde.

— Apportez à monsieur un sirop à la glace, dit Fauvette.

Et se tournant vers Pierre :

— Cela vous refroidira un peu. Vous êtes tout hors de vous-même.

— Que vous êtes bonne ! reprit-il.

La regardant alors avec plus d’attention.

— Mais vous aussi, Fauvette, dit-il, vous avez du chagrin ? Vous êtes bien pâlie.

— N’est-ce pas ? dit la jeune ouvrière, et des larmes vinrent à ses paupières. Je ne fais que pleurer depuis trois jours. Aussi comment font-ils pour me dire que je suis jolie ? Je songe bien à cela ! Je voudrais mourir.

— Qu’avez-vous, ma pauvre enfant ?

— Oh ! vous vous en doutez bien.

Elle tira son mouchoir et essuya de grosses larmes qui descendaient le long de ses joues.

— Albert ? dit-il.

— Oui, tout est fini. Il m’a dit… un autre m’eût dit cela, je ne l’aurais jamais cru, et je me demande encore par moment si c’est possible. Moi qui l’ai tant aimé ! penser qu’il ne m’a jamais almée, qu’il ne m’a prise que pour son passe-temps. Ça, voyez-vous… c’est trop !… je suis partie en le méprisant, et d’abord il me semblait que je ne pouvais plus l’aimer, que c’était fini, comme si j’avais eu le cœur mort. Et maintenant… Oh ! ce que je souffre !… Moi qui l’aimais tant ! moi qui elle croyais !… qui l’aurais suivi dans le feu, s’il avait voulu m’y conduire !… me tromper ainsi… Est-ce que vous croyez qu’il l’aime, cette femme, monsieur Pierre, vous qui la connaissez ? ou bien si ce n’est que pour sa dot ?

Pierre ne répondit pas.

— Ce serait toujours bien mal, reprit Fauvette ; mais s’il ne l’aimait pas, au moins pourrais-je croire qu’il m’a aimée et que ce n’était pas un mensonge. Cela m’est trop insupportable à penser. Oui, je voudrais, savoir s’il en est amoureux. Après ça, peut-être pas trop, puisqu’elle vient pleurer dans sa chambre, à ce que j’ai vu.

— Que dites-vous ? de qui parlez-vous ? demanda Pierre vivement.

— De cette demoiselle, qui est sa fiancée, comme il me l’a avoué après m’avoir soutenu le contraire auparavant.

— Elle est venue dans sa chambre ? Quand donc ?

— Il y a trois jours.

— Avec qui ?

— Toute seule.

— Ce n’est pas possible !

— Comment puisque je l’ai vue. J’étais à ma fenêtre, et je la vois à celle d’Albert ; elle s’essuyait les yeux. Alors, moi, la jalousie m’a prise ; j’ai hésité un moment, et puis tout à coup, n’y tenant plus, je suis descendue en courant. J’ai monté chez Albert, et, sans frapper, j’ai ouvert la porte toute grande. Elle était là comme vous êtes ici ; je l’ai très-bien reconnue, allez. Ils étaient tous deux débout près de la table, et elle tenait une lettre à la main. Lui, en me voyant, il est devenu blanc… comme ça ; elle, elle m’a regardée avec de grands yeux pleins d’étonnement, et j’ai bien vu qu’elle était en défiance.

Ah ! si j’avais eu plus de courage ! Mais voilà. Vous savez, je n’ai pas le caractère aux choses hardies, et pas plutôt ai-je eu ouvert la porte comme cela, qu’un tremblemens m’a prise. Je voulais pourtant lui parler à cette demoiselle, quand il s’est avancé sur moi… Voyez-vous, c’était pis qu’un tigre ; il avait des yeux blancs et les roulait sur moi comme s’il m’eut dit : Je te hais ! je te déteste, et tu n’auras plus en moi qu’un ennemi, si tu ne pars pas de suite. J’étais déjà toute saisie, quand, ce qui a achevé de m’épouvanter, ça été de l’entendre, en si grande colère, me dire d’une voix douce (parce que, voyez-vous, il tournait le dos à cette demoiselle, qui ne voyait que moi), oui, d’une voix tranquille, comme si de rien n’était : Pierre n’est pas encore rentré, mademoiselle ; je n’ai pas pu lui faire votre commission. C’est alors que J’aurais dû crier : « Ce n’est pas Pierre qui est mon amant ; c’est toi, menteur, misérable ! » et nous aurions vu ce que la belle demoiselle aurait pensé de ça. Mais je…

— Fauvette ! demanda Pierre, d’une voix pleine de sourds éclats, que dites-vous ? je ne comprends pas !

— Vous ne comprenez pas qu’il lui a fait croire que c’était pour, vous que je venais, que j’étais votre maîtresse et non la sienne, et enfin si bien, qu’il m’a fait passer dans votre chambre par-derrière la commode, comme l’autre jour.

Pierre s’était levé. Il avait la face blanche et convulsée. En l’envisageant, Fauvette jeta un cris.

— Ah ! c’est cela ! dit-il, je sais enfin ! Et vous n’avez pas démenti cette infamie !

— Je le regrette à présent, allez…

— Adieu, Fauvette !

Elle courut après lui.

— Qu’allez-vous faire ? Je suis folle de vous avoir dit cela. Vous allez tuer Albert !

— Oui ! répondit-il, d’un ton sourd, féroce, aveugle, en la repoussant.

Et, la laissant épouvantée, il partit en courant à travers le bois.

Fauvette le suivait des yeux, quand un jeune homme, se détachant du groupe qu’elle avait quitté pour aborder Pierre, vint galamment lui offrir le bras :

— Ce n’est pas un ivrogne, votre monsieur, dit-il, c’est un fou ? Comment peut-il vous quitter ainsi quand il a le bonheur d’être près de vous ? Mais qu’avez-vous, mademoiselle Fauvette ? ajoute-t-il en la voyant pleurer.

— Ah ! je crains d’avoir fait un malheur, s’écria-t-elle. Je lui ai dit une chose qui le met en rage, et je croyais que ce n’était rien. Mais pourquoi cela lui fait-il tant de peine ?

Elle revint ainsi parmi les autres.

— Fauvette s’écria en la voyant la femme à la robe de soie grise, et aux rubans rouges, qui semblait le chef du groupe, comment ! vous pleurez encore ? Cela, devient trop monotone, ma petite.

— Ne la tourmentez pas, mademoiselle Marina, dit le jeune homme qui était allé chercher Fauvette ; il faut tâcher de la distraire plutôt.

— Bon, bon, mon cher, cela vous regarde, et puisque vous y prenez goût, tout est pour le mieux.

Sur cette observation de Marina, Fauvette se tourna vers le jeune homme :

— Je vous suis reconnaissant de votre bonté, monsieur Albin ; mais, il ne faut pas vous y tromper, mon chagrin durera toujours, et d’ailleurs, quand bien même je me consolerais…

— Allons donc ! dit Marie, il faut bien se consoler, ma chère ; que veux-tu qu’on fasse ? Je le suis bien, moi, ajouta-t-elle, avec un soupir.

— Ce qui vaut le mieux, s’écria un autre jeune homme, ce Mérut, qu’Albert avait rencontré un jour au bal Bullier, et qui était l’amant actuel de Marie, c’est de ne pas se chagriner du tout. Se chagriner pour une maîtresse ou pour un amant, quelle bétise ! n’est-ce pas, Carline ? demanda-t-il à la petite blonde qui était en face de lui et qui, maintenant accolée à une sorte de rapin aux longs cheveux, avait été la maîtresse de Mérut autrefois.

— Tu as raison, lui répondit-elle.

— Bravo ! Carline, c’est ça. Carline est non, la Pandore du quartier latin. Remercie-moi, Carline, bien que tu ne saches pas la mythologie. C’est moi qui l’ai stylée, elle a un bon petit caractère ; faute d’opinion personnelle, elle trouve toujours bien tout ce qu’on dit.

— Ah ça ! Marina, qu’attendons-nous ici demanda tout à coup l’homme au chapeau en arrière, qui se tenait à demi courbé sur une table. Il n’y a pas d’absinthe à ce café. C’est embarlificotant, c’est bête !

— Un peu de patience, Miletin. J’ai donné rendez-vous ici à Pommerin, il ne peut tarder à venir.

— Comment, Marina, c’est-il possible que vous ne puissiez pas vous passer de Pommerin ? observa l’amant de Carline, surnommé le Chevelu.

— Oui, mon fils, quand j’ai besoin de lui. Et pour le moment, j’en ai besoin : il fait de la police pour mon compte.

— Oh ! oh ! Marina, vous prenez des manières de gouvernement.

— Pourquoi pas ? Crois-tu qu’à la tête d’un État, je ne me conduirais pas tout aussi proprement qu’une autre ? C’est la place qui fait tout, le bien et le mal comme le reste, et surtout la réputation. Je méprise bien assez les hommes pour pouvoir les gouverner, va ! Mais quant à vouloir en prendre la peine, c’est différent.

— Tu n’es pas digne d’être reine, dit Miletin, laisses tes sujets manquer d’absinthe.

— Tu en auras au dîner… à condition que tu me donneras la réplique.

— Sois tranquille, on te la donnera comme il faut ; mais où est-il le dîner ?

— C’est Pommerin qui nous le dira.

Pendant cette conversation, M. Albin, assis près de Fauvette, s’épuisait en efforts discrets pour vaincre sa tristesse et sa froideur. Elle y répondait avec distraction, toute absorbée en ses secrètes inquiétudes, quand une femme, qui depuis un moment rôdait autour du café, s’arrêta près d’eux en s’écriant :

— Eh ! c’est vous, ma chère Fauvette ?

— Ah ! vous voilà, Florentine ? répondit la jeune fille.

Et, toujours compatissante au milieu de ses plus grands chagrins, elle offrit une chaise à la vieille étudiante, chose qui parut fort scandaliser M. Albin. Celui-ci était un clerc d’avoué fleuri, prétentieux, bien mis, ayant fleur à la boutonnière. Il regardait, avec un mélange d’étonnement et de dédain, cette toilette composée d’étoffes surannées et d’oripeaux flétris, qui faisait penser tantôt à l’actrice de bas étage et tantôt à la mendiante ce visage plâtré, couronné de cheveux d’un noir rougissant, et cette taille décharnée, horriblement découverte par un corsage largement échancré sur les épaules et fendu par devant jusqu’à la ceinture.

— Cette jolie Fauvette a de drôles de connaissances, semblait-il dire.

La jeune fille ne tint compte de ses dispositions.

— Offrez-lui quelque chose, je vous en prie, dit-elle en se penchant à l’oreille du clerc.

C’était la première chose qu’elle lui demandait. Il s’empressa d’y satisfaire et fit apporter, à l’instigation de Fauvette, un vin chaud et quelques biscuits. Tandis que Florentine se jetait avec avidité sur ce réconfortant, les propos excités par sa présence allaient leur train.

— Toujours jeune et toujours belle, Florentine !

— Florentine, avez-vous fait quelque conquête aujourd’hui ?

— Oui, moqueurs que vous êtes.

C’était à Mérut et à Miletin qu’elle s’adressait, les seuls qui parussent la connaître. Quant à Marina, elle avait fait à peine à la nouvelle venue un signe léger, salut de souveraine.

— Oui, moqueurs, j’en ai fait une ; seulement je n’en ai pas voulu, parce qu’il était trop grossier. Les hommes ne sont plus polis aujourd’hui.

Sur ce, la pauvre Florentine fut assaillie de questions grivoises, auxquelles elle se contenta de répondre par des haussements d’épaules, tout en dévorant ses biscuits.

— Ça fait que Miletin n’est plus dépareillé, observa le chevelu, qui reçut en réponse le chapeau de Miletin en pleine figure.

— Respect à Nestor ! demanda Mérut.

Florentine buvait et mangeait, sans paraître rien entendre, et Fauvette riait en lui parlant.

— Pommerin ! voici Pommerin ! cria Miletin. Vive Pommerin ! vive l’absinthe !

Pommerin était un jeune commis de magasin, de vingt ans à peine, à la mine éveillée, et qui, en s’approchant de Marina, prit des allures non équivoques de soupirant ivre d’espérance. Avec une désinvolture pleine de satisfactions amoureuses et vaniteuses, il s’appuya sur le dossier de la chaise de la lorette et lui dit quelques mots à l’oreille. Elle se leva :

— Eh bien ! partons.

— Où allons-nous ?

— Vous le verrez bien. Qui m’aime me suive ! Vous savez, c’est moi qui paye ; j’ai là tout ce qu’il faut, mes enfants, pour nous faire servir superlativement, et je vous promets que nous allons rire.

Tout le monde se leva, et Florentine fit comme les autres ; mais une angoisse était peinte sur ses traits. Elle regarda Fauvette, et celle-ci s’approcha de Marina.

— Qu’est-ce que vous voulez que nous fassions de cette momie d’Égypte ? répondit d’un ton rude et un peu trop élevé la reine de la fête, à la prière humble et basse de Fauvette.

Miletin s’était approché.

— Sais-tu, dit-il à Marina, qui a lancé Florentine autrefois ? C’est le père d’Albert Brou.

— Bon ! s’écria Marina en éclatant de rire. En voilà une bonne ! Oh ! alors, qu’elle vienne : « Vous venez avec nous, madame dit-elle aussitôt dédaigneusement à Florentine, qui se confondait en remercîments, que la lorette n’écouta pas. Elle prit le bras que Pommerin s’empressait de lui offrir et passa devant, suivie de Mérut avec Marie et de Carline avec le chevelu.

— Miletin Miletin ! crièrent-ils à Florentine.

Et, bon gré, mal gré, le vieil étudiant et la vieille étudiante se donnèrent le bras à la suite des autres.

Un quart d’heure après ils entraient dans un restaurant situé près de la porte Dauphine et de la station, à côté de la rue de la Faisanderie. C’était un de ces restaurants d’été, comme en trouve tant aux environs de Paris, avec des tables en plein air, sous des bosquets, formant chacun un cabinet de feuillage, où chaque groupe se trouve isolé des autres, sinon pour l’oreille, du moins pour la vue.

— Par ici ! dit Pommerin, guidant Marina.

S’adressant au garçon venu à leur rencontre :

— C’est moi qui ai retenu ce bosquet… vous savez ? lui dit-il à demi-voix.

— Bien, monsieur ; on va mettre le couvert. Combien êtes-vous ?

— Deux de trop pour être à l’aise, répondit Marina, après avoir jeté un coup d’œil dans le bosquet. Vous mettrez une petite table ici ; en dehors, pour deux personnes.

— C’est Miletin qui en fera les honneurs à madame, ajouta-t-elle en désignant Florentine. Ne fais pas la grimace, mon vieux, lui dit-elle à l’oreille ; vous défendrez la sortie, et tu la feras parler.

— Ce sont bien eux ! dit-elle encore à Pommerin, après avoir écouté les voix qui partaient du bosquet situé au-dessus du leur.

— Parfaitement. Soyez sûre que je ne me suis pas trompé ; il s’agissait de vous servir.

— Oui, c’est la voix de Beaujeu ! dit-elle en frémissant.

Malgré le bruit générai, car le restaurant contenait un assez grand nombre de consommateurs, on entendait en effet très-distinctement les voix d’à côté, à travers le léger rempart de feuillage. Fauvette se mit à trembler.

— Qu’avez-vous ? lui demanda son compagnon ?

— Oh ! rien, répondit-elle, retenant à grand’peine ses larmes.

Elle avait reconnu la voix d’Albert.

Il causait avec M. Beaujeu de la dernière représentation de la Patti à l’Opéra, trois mois auparavant ; Emmeline regrettait de n’avoir pas entendu la célèbre cantatrice. M. et Mme Brou, M. et Mme Milhau mêlaient de temps en temps leur mot à la conversation. Marianne seule gardait le silence. Toujours attentif pour elle, M. Brou lui en fit l’observation :

— Qu’avez-vous donc, ma chère enfant ?

— Un peu de mal de tête, mon oncle.

— C’est pourquoi vous ne mangez pas ?

— Oh ! ce n’est rien. N’y faites pas attention, je vous prie…

Marina avait donné ses ordres au garçon, presque voix basse. En achevant, elle lui mit 5 francs dans la main.

— À présent, lui dit-elle plus bas encore, servez-nous très-promptement, et faites, attendre ceux d’ici, — elle montrait le bosquet des Brou ; — il faut que nous ayons fini ensemble.

Le garçon fit un signe d’intelligence et partit en courant.

Déjà Miletin était installé en face de Florentine, à une petite table en dehors, tout près de l’entrée du bosquet des Brou. À table, dans le leur, Mérut, Carline, Marie et le Chevelu causaient par moment tous à la fois.

— Quel caquetage ! s’écria Miletin. Mes enfants, laissez parler notre reine.

Cette phrase ; dite d’une voix claire et retentissante, fixa l’attention des Brou : Emmeline tourna curieusement la tête vers la paroi voisine ; les dames sourirent.

— Qu’est-ce que ces gens-là ? demanda en souriant aussi M. Brou.

— Des artistes sans doute, dit M. Beaujeu.

— Oui, c’est ça, une reine de théâtre. Voilà bien le monde parisien. Est-il curieux !

La réponse de Marina s’était fait attendre.

— Je n’ai pas envie de parler, mon vieux, dit-elle enfin. Je n’aurais que du noir à verser, et ça serait dommage, à cause de ces enfants là, qui sont gais comme des oiseaux. Ils n’en sont qu’au commencement eux ! Bah ! le monde est une vilaine chose. J’en ai mal au cœur !

— De la philosophie de restaurant, dit en riant M. Milhau.

Ils se regardèrent en riant, et tous écoutèrent. Seul, au son de la voix de Marina, M. Beaujeu avait tressailli, mais il n’en riait pas moins comme tout le monde.

— Allons donc, reprit Miletin, il ne faut pas se laisser aller comme ça. Tu es encore jeune, Marina, et c’est bon pour les vieux de désespérer.

À ce nom de Marina, M. Millau dressa les oreilles, et sa femme lui fit un signe plein d’effarement. Ils échangèrent un regard avec M. Beaujeu, et tous trois se mirent à dire quelque chose ; mais la verve n’y était pas, et l’on eut dit que M. Beaujeu avait peur de s’entendre.

— Écoutez donc, dit Emmeline.

M. et Mme Brou ne demandaient pas mieux que d’entendre, aussi, bien qu’un peu inquiets pour les oreilles de leurs filles, ne firent-ils aucune objection. On se laisse aller à tant de concessions à Paris.

— Mon vieux, tu me flattes, par bonté d’âme, et je te sais gré de l’intention. Mais je sens mon mal depuis longtemps, va ; j’ai manqué ma vie. Quand j’étais pas plus haute que ça, j’entendais partout dire autour de moi : Le plaisir, la vie libre, c’est la grande vie ! Ceux qui se gênent sont des imbéciles. Moi, je l’ai cru ; ça n’était pas difficile. J’ai connu Musset, il m’a fait sauter sur ses genoux. Alors c’était à qui serait le plus fou, par gloriole et parti-pris. Eh bien ! vois-tu, il n’y a plus personne, pas même toi, mon vieux Tintin, qui croie à cette bêtise. Tu es comme moi, tu en as par-dessus la tête et tu t’embêtes à mourir. Non, ça n’est pas ça la vie. Après ça, qu’est-ce que c’est ? Je n’en sais rien. Un de ces jours peut-être, on me pêchera dans la Seine. En saurai-je davantage alors ? En tout cas, je ne m’embêterai plus comme ça.

— Ah ! mademoiselle Marina, pouvez-vous parler ainsi ? dit Pommerin d’une voix tendre, tandis que Marie, Mérut et les autres ajoutaient leurs observations, et que, dans le bosquet d’à côté, M. Brou disait d’une voix sentencieuse et contenue :

— Voilà un sermon qui sort d’une étrange bouche, mais il n’en est que plus concluant, et je ne suis pas fâché malgré tout que ces demoiselles l’aient entendu. Il prouve bien que le vice ne donne pas le bonheur, et que les faux plaisirs…

— J’ai encore une ressource, reprit Marina, c’est de me faire dame de charité.

— Dame de charité ! dit Mme Brou en roulant des yeux scandalisés.

Mme Milhau lui répondit par une pantomime non moins expressive.

— Et pourquoi pas, mes, enfants ? Il y a assez de misères ; j’en connais moi seule de quoi fournir à plusieurs bureaux. Mais voilà, il faudrait brûler des cierges ; ça ne me va pas. Et encore une autre raison ! Travailler à guérir des misères qu’on laisse se refaire sans cesse, c’est trop bête, hein ? Quand les hommes auront cessé d’exploiter les femmes, à la bonne heure ; autrement… Car ça fait mal au coeur cette balançoire : la débauche d’un côté, la philanthropie de l’autre, et des deux côtés les mêmes gens, infectant ici, soignant par là ; outre que ça n’est pas à guérir, qu’ils sont les plus forts. Quant à s’occuper de supprimer le vice, ils n’y pensent jamais ça serait ce couper les vivres…

Le sermon n’était plus du goût de M. Brou, et sa femme ne se sentit pas moins formalisée.

— Quelle ville que ce Paris, dit-elle, où l’on est exposé à entendre de pareilles conversations ! N’écoutez plus, mesdemoiselles.

— Il est certain, dit le docteur, que nous sommes mal placés ici ; puis, on ne nous sert pas. Que font ces garçons ?

Et il frappa sur la table.

— Ah ! Marina, cria Miletin, tu dis tout ça sous l’empire d’un chagrin de cœur. Si tu avais encore ton Armand… Pourtant veux-tu que je te dise le fond de mon cœur ? Eh bien ! tu le regrettes joliment plus qu’il ne vaut.

— D’accord, mon fils. C’était un jeune homme de cinquante ans, flambé, roussi, teint fourbu ; parbleu ! je le savais bien, enfin bon à mettre au rencart. Mais, que veux-tu ? c’est bête ; je l’aimais tout de même. Je me disais : Eh ben ! je ne suis plus bien jeune non plus, j’en ai des nausés de la vie libre ; aimons-nous bêtement, conjugalement ; ça vaut mieux que de changer. On finit par avoir besoin de ça. Il me l’avait promis, ça va sans dire.

— Mesdemoiselles, causons donc, dit Mme Brou.

— Mais, maman, je ne sais que dire, observa Emmeline, qui tendait les oreilles de toutes ses forces du côté de ses voisins.

Dans le bosquet bourgeois cependant, chacun s’évertua à dire quelque mot, et M. Brou frappa de nouveau sur la table, mais aucun garçon ne vint. Au fond, chacun, s’il consentait à empêcher les autres d’entendre, tenait pour sa part à écouter, si bien que la conversation s’abattait à chaque instant, et, par-dessus toutes les voix, la voix haute et claire de Marina se faisait entendre :

— Je le soignais comme un malade qu’il était, je l’aimais comme l’enfant que je n’ai pas. Eh bien ! quand ce ramolli s’est trouvé mieux, savez-vous ce qu’il a fait ? Le voilà qui songe qu’il lui faudrait une jeunesse, à lui, ce poussif, et qu’il est tout à point pour se marier, ce vétéran ! Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il a trouvé. Pas difficiles, les demoiselles de bonne maison ; ça vous épouse un sac d’écus et un cul-de-jatte par-dessus le marché. Nous y mettons plus de délicatesse, nous autres ; on se laisse donner bien des choses, oui, des cadeaux, c’est naturel, mais on ne se vend pas à deniers comptant, par-devant notaire. Pouah ! C’est égal, là-dessus ces demoiselles se mettent à empiler des fanfreluches avec de la fleur d’oranger. Elle est propre, leur fleur d’oranger ! Est-ce que tu crois que ces filles-là valent mieux que des cocottes, Miletin ?

— Moi, non ; je suis de ton avis.

— Je sais bien qu’il y en a aussi parmi nous qui font leur pelote ; mais il n’y en a pas tant après tout. Moi, je n’ai jamais fait ça ; j’ai tout bonnement aimé qui me plaisait, J’ai cherché l’amour, le bonheur… Bah ! avec les hommes, c’est de la blague ; ils sont trop pleutres, ils partagent leur vie au mètre et au poids. Ça dans un tiroir, ça dans l’autre. Ils se disent d’avance : Nous allons jusqu’à cette date être des chenapans, et le reste du temps nous serons les gardiens de l’ordre et de la vertu. Ouiche ! avec ça, pas toujours. Carline, raconte-nous ce que tu sais d’un certain docteur, celui que tu as vu chez Pauline…

Était-ce le vin qui montait à la tête du docteur Brou ? Il était rouge ; il toussa, se remua sur sa chaise et dit d’une voix rauque :

— Ah ça ! l’on n’est pas servi du tout dans ce restaurant.

Il frappa de nouveau sur la table.

— Ce n’est pas moi, disait Carline ; c’est à Pauline qu’il faisait la cour ; et il nous a bien fait rire, parce qu’à cause de sa femme il voulait rentrer avant le jour. Et puis, il se faisait appeler d’un autre nom, et c’est Pauline, qui m’a dit le vrai à l’oreille.

— Puisqu’on ne nous sert pas, dit le docteur, devenu tout à fait écarlate en se levant, nous allons quitter ce restaurant, d’autant mieux qu’on y est en fort mauvaise compagnie.

— Mais nous n’avons mangé que la moitié du dîner, observa sa femme, et l’on nous fera payer le tout ; puis il faudra encore aller dîner ailleurs. Moi, je n’ai pas fini.

— Peu importe, répliqua le docteur ; les convenances doivent passer avant tout.

Comment se fil-il que, sur ce mot d’une doctrine si pure, Mme Brou regarda son mari d’un air soupçonneux et irrité ?

— Dites donc, Florentine, reprit la voix éclatante de Marina, ce docteur-là, c’est justement le vôtre. Le reconnaitriez-vous ?

— Out, répondit une voix éraillée, tout près de la porte du bosquet, au moment où le docteur s’apprêtait à sortir, oui, certainement, je le reconnaitrais, et d’autant mieux que je l’ai revu l’autre soir à l’Odéon. Il est bien changé, allez ! Un homme autrefois si joli ! Mais c’est égal, ses traits sont restés au fond de mon cœur. Jugez donc, j’avais quinze ans alors. C’est lui qui m’a entraînée hors des sentiers du devoir. Sans lui, qui sait je serais peut-être une mère de famille honnête et respectée. Oh !…

Elle porta son mouchoir à ses yeux, tout en continuant d’avaler le homard placé sur son assiette, et le docteur revint s’asseoir à sa place, où il essuya son front couvert de sueur.

Albert s’était levé pour parler à son père, mais Mme Brou l’avait devancé. La bonne dame était rouge comme une pivoine. Le travail de la digestion et celui de la jalousie la suffoquaient à l’envi ; les craintes qu’elle avait accueillies depuis quelque temps au sujet des fréquentes absences de son mari la rendaient apte à saisir les plus légères concordances. Aussi dit-elle :

— Eh bien ! Anatole, tu ne sors pas ? Je croyais que tu allais réclamer…

— Oh ! ils vont apporter à la fin. J’ai cru voir qu’on venait…

— Cependant tu étais ai décidé tout à l’heure… Dis donc, c’est drôle ce qu’ils disent d’un docteur qui était à l’Odéon l’autre jour, et qui va chez des filles… Qui sait ? tu le connais peut-être…

Le docteur suait sang et eau.

— Je ne te comprends pas, dit-il sévèrement à sa femme, d’écouter de pareilles histoires. Reste à ta place, et cause le plus haut possible avec ces demoiselles. Tout ceci est d’une inconvenance…

— Je le sais bien, répondit aigrement Mme Brou.

Et elle retourna à sa place, mais cette fois, la première de sa vie peut-dire, avec l’intention bien arrêtée de ne pas fuir l’inconvenance que son mari était obligé de lui signaler. Le parti assiégé se divisait, mauvais signe.

Albert se pencha à l’oreille de son père :

— Tout ceci me parait un coup monté, dit-il. Tu sais que Marina est l’ancienne maîtresse de Beaujeu ?

— Eh bien, après tout, qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? dit le docteur ; tout ceci est fort bête.

— Je crains seulement, à cause de ma sœur, qu’on en vienne à nommer Beaujeu. Il faudrait nous en aller ; mais ils sont là, à la porte, et ces gens-là ne reculent pas devant un scandale, surtout quand ils le cherchent, comme il me semble. Si ce n’était la crainte de pis, je leur imposerais bien silence…

— Non, non, dit le docteur ; la prudence vaut mieux. Ils sont là plusieurs hommes, je ne veux pas que tu te risques. Seulement va chercher le garçon, obtiens le reste du diner, dépêchons-nous, et filons le plus tôt possible.

— Fauvette, dit la voix perçante de Marina, vous ne dites rien, ma petite, et pourtant vous n’êtes pas de celles qui ont le moins se plaindre…

— Fauvette ! murmura Albert en s’arrêtant, Allons, tout y est. C’est très-surement un coup monté. À présent j’en suis sur.

— Quoi donc ? est-ce que tu aurais quelque quelque chose à craindre ? demanda M. Brou, s’oubliant jusqu’à prendre un air sévère.

— Mon Dieu ! oui, mon père, répliqua ironiquement Albert : Fauvette, Pauline, Marina, Florentine, il y en a pour tout le monde.

M. Brou se tut, et, heureusement pour sa dignité dans l’embarras, un garçon fit diversion en apportant enfin le rôti, la salade et de nouvelles bouteilles. On se remit à manger ; mais l’appétit en général fut languissant, la conversation pleine de lacunes. M. Beaujeu était devenu blême, il riait faux ; les Milhau se battaient les flancs pour dire quelque chose ; Emmeline était rêveuse et distraite ; Mme Brou mangeait en dévorant des yeux son mari, dont la contenance empesée cachait mal les préoccupations ; Marianne continuait de garder le silence, excepté lorsqu’on l’interpellait, et la voix d’Albert, qui, avec sa faconde ordinaire, fournissait le plus de paroles, avait baissé d’un ton.

— Fauvette, dit Marina, vous êtes une perle, et le coq qui vous a laissé tomber n’est qu’une bête. Oui, en voilà une qu’il n’a pas fallu longtemps pour connaître. Ce n’est pas une chercheuse de plaisir celle-là, mais une chercheuse d’amour. Cela vit de son aiguille dans son petit coin, douce, modeste, ne voyant que des femmes. C’est bien comme cela qu’elle était, Marie, quand vous lui avez fait connaitre son Albert ?

— Oui, dit Marie, et je lui avais bien dit qu’il ne fallait pas s’y fier.

— Ah ! oui, quand ces petites filles-là aiment, elles se soucient bien des conseils ; et quand elles aiment, elles se croient aimées, et quand elles se croient aimées, elles se jetteraient dans l’eau sans savoir nager, pour faire plaisir à celui qu’elles aiment. N’est-ce pas, Fauvette ?

— Ne me faites pas de ces questions, madame, je ne peux pas parler de ça, répondit Fauvette de sa douce voix. Et je ne veux pas me venger non plus, ajouta-t-elle d’un ton décidé. Qu’est-ce que ça me ferait, puisqu’il ne m’aime plus ?

— Ma petite, reprit Marina, vous êtes de celles dont les hommes abusent toujours, qu’elles soient ouvrières ou duchesses. Regardez M. Albin. Il ne vous a jamais trouvée plus adorable, voyant que vous vous laissez trahir de si bonne grâce. C’est pour ça que les hommes prisent tant la douceur. Si vous aviez été un peu plus méchante, votre Albert ne vous aurait pas quittée si vilainement. En tout cas, on se venge, ajouta-t-elle avec un accent plein d’âpreté ; ça fait du bien.

Ce nom d’Albert, répété deux fois, avait frappé l’oreille de Marianne, et maintenant elle écoutait avec plus d’attention qu’Emmeline elle-même. Émue et rougissante de sa propre inquiétude, de temps à autre son regard croisait celui d’Albert. Il causait, il mangeait, il souriait, mais d’un air étrange, d’une insouciance affectée, qui semblait répondre : Il y a tant d’Albert. » Assurément, mais il ne pouvait empêcher le rictus de la peur d’errer sur ses lèvres, et Marianne le voyait et sentait l’angoisse étreindre son cœur.

— À votre place, Fauvette, puisqu’il a eu la lâcheté de vous avouer qu’il était fiancé depuis deux ans à une fille riche, et ne vous avait prise ainsi que pour passe-temps, je ferais en sorte, moi, de savoir l’adresse de cette demoiselle, et je lui apprendrais comment son fiancé lui garde sa foi.

— Pan ! pan ! pan !

C’était Albert qui frappait sur la table à coups redoublés.

— Que veux-tu ? lui dit son père.

— Mais de l’eau !

— Il y en a.

— Ah ! je ne voyais pas.

Il était pâle, et son regard furtif interrogea la figure de Marianne. Elle était plus pâle encore. Il avait mal fait de frapper ainsi, car l’intention n’était guère douteuse, et le bruit s’était produit trop tard.

Le repas devenait lugubre, on se hâtait de finir. Le dessert apporté restait presque intact, et la plupart des têtes, instinctivement, se tournaient vers la sortie du bosquet, vers la délivrance. L’idée de fuir, assurément, dominait. Pour M. Beaujeu, pour Albert, pour le docteur même, c’était le salut, et ils n’aspiraient à autre chose. Mais un autre instinct, le plus impérieux peut-être dans le monde bourgeois, les retenait à leur place : il fallait paraitre n’avoir pas entendu, ne pas s’être appliqué surtout les choses dites. Fuir était un aveu. Laisser un dîner non achevé, c’était grave, insolite au premier chef. Et d’un autre côté, la fuite était pleine de périls, car ces gens gardaient les issues ; Il fallait passer devant eux, et là peut-être, s’ils étaient décidés à une esclandre, subir des apostrophes directes, des révélations ouvertes. Après tout, qui sait ? Peut-être n’était-ce pas un fait exprès ? peut-être allaient-ils quitter la place ? Ou bien l’on pourrait profiter pour partir, le dîner terminé, d’un mouvement favorable dans le café ? M. Brou songeait à faire appeler le maitre d’établissement… C’était une idée, mais dont il n’était pas facile de prévoir les résultats, ces misérables paraissant résolus à braver toute autorité !…

Ce qui rendait la situation encore plus difficile et plus tendue, c’était la division du parti. L’ennemi s’était créé des connivences secrètes dans la place, et Mme Brou, à qui surtout il appartenait de quitter la table, semblait avoir pris racine dans le fatal bosquet. Trop occupée des frasques de ce docteur anonyme, elle n’avait donc pas entendu l’histoire de cette Fauvette et de cet Albert, ou bien elle n’y avait rien compris, du moment où aucun docteur n’y était mêlé. M. Brou avait eu l’oreille meilleure, et il avait été au moment de se lever, en déclarant que de jeunes personnes ne pouvant rester plus longtemps exposées à entendre de pareils propos, on allait quitter sur-le-champ cette table inhospitalière. Mais la jalousie de Mme Brou eût pris texte de cette fuite pour se donner carrière. Et surtout, comment affronter le danger de la sortie ? Florentine l’avait reconnu, Carline était là !

Au milieu de ces pensers pleins d’angoisse, Marina continuait ses propos de cette même voix haute et claire qui retentissait d’une façon désespérante aux oreilles de ses voisins.

— Vous voyez, disait-elle après avoir parlé des illusions de Fauvette et des promesses d’Albert, vous voyez ce que sont les femmes pour ces garnements. Sages ou folles, riches ou pauvres, dévouées ou légères, pour eux, c’est tout un ; il suffit qu’ils en aient envie, il n’y a pas d’autre loi que leur plaisir. Et ils sont tous comme cela, ces fils de famille. Pendant leur jeunesse, ils trompent et ils perdent les filles du peuple, et ensuite ils épousent les filles bourgeoises bien dotées, auxquelles ils font payer leurs fredaines. C’est réglé, convenu, connu, et pas mal imaginé, hein ? Souvent il arrive que la fille du peuple meurt de faim et de misère, quand elle ne se résigne pas à la débauche ou quand elle n’en peut plus vivre. Bah ! qu’est-ce que ça fait il faut que jeunesse se passe. — Mais, d’un autre coté, la fille bourgeoise, mes enfants, qu’en dites-vous ? C’est elle aussi qui est là-dedans joliment lotie ! Pauvre malheureuse ! si l’autre meurt de faim dans sa vieillesse, du moins elle a été jeune, elle a vécu ; tandis que la bourgeoise… du bifteck, oui, mais de l’amour, niche ! famine complète, néant. Nos vieux restes, à nous autres, et souvent de vilains restes. À la vérité, les moins sottes s’arrangent pour avoir des compensations, et elles nous vengent en se vengeant elles-mêmes. Ma foi ! tenez, je suis bonne fille : si la petite qu’épouse Armand veut faire ça, je lui pardonne. Mes enfants, un toast : « Aux cornes d’Armand Beaujeu ! »

Le docteur en ce moment, bien qu’il n’ôsât trop élever la voix, faisait un discours sur l’angine couenneuse. Le toast, lui coupant la parole, tomba comme une bombe sur la table bourgeoise, et pour qu’aucune oreille n’en put ignorer, il fut répété à la suite par sept autres voix, de l’intérieur du bosquet voisin jusqu’à la porte même du bosquet Brou, où le feu de file s’acheva par les voix de Miletin et de Florentine, répétant en écho l’un après l’autre, quasi dans l’oreille du docteur : « Aux cornes d’Armand Beaujeu ! »

Il n’y avait plus d’ignorance possible. Emmeline fondit en larmes, et pencha la tête, comme si elle allait s’évanouir.

— Ceci est infâme ! cria Mme Brou en se précipitant vers sa fille.

Tout le monde s’était levé.

— Oui, c’est infâme ! répéta le docteur. Sortons.

Il prit sa fille dans ses bras et l’entraîna vers la porte ; Mme Brou et Marianne suivaient. Au fond, les Milhau, Albert et M. Beaujeu s’entretenaient vivement. Au moment où le docteur se présentait à la porte :

— Anatole ! Anatole ! s’écria Florentine, toi que j’ai tant aimé !

M. Brou recula et Mme Brou tomba sur une chaise, mais non privée de sentiment ; car cette épouse, jusque là si parfaite, non contente de rouler des yeux flamboyants, s’exalta jusqu’à montrer le poing à son époux.

— C’est le docteur de chez Pauline, ajouta la voix flûtée mais perçante de Carline presque aussitôt.

Une stupeur désespérée régnait dans le bosquet assiégé, quand Mme Milhau, s’adressant à son mari :

— Voyons, Louis, toi qui n’as rien à te reprocher, sors intrépidement et va chercher la police ; car, vois-tu, cela ne peut pas finir autrement.

Certes M. Milhau devait être flatté du compliment de sa femme, et cependant il restait indécis, embarrassé et ne paraissait disposé le moins du monde à l’intrépidité. Que pouvait-il craindre ? C’est ce que lui demanda Mme Milhau, d’un ton légèrement ému. Et devant cette émotion dont il sentit la portée, M. Milhau s’avança ; mais à peine se fut-il montré à la porte que Carline s’écria :

— Tiens ! c’est Milhau !

Car tous les habitants du bosquet voisin, à l’exception de Marie et de Fauvette, étaient venus se ranger autour de la petite table de Miletin et de Florentine, et se tenaient là, épiant la sortie de leurs victimes. Et Marina reprit aussitôt avec un éclat de rire :

— Milhau ! en voilà un type ! Savez-vous ? c’est celui qui a tant vanté à Beaujeu les joies du mariage, qu’il l’a décidé à entrer dans la confrérie. Et je vas vous dire un de ses moyens : il a osé me proposer, le bonhomme, de remplacer Armand près de moi !

Un chœur de rires accueillit la révélation de Marina. M. Milhau avait reculé jusqu’au fond du bosquet, et sa femme se livrait près de Mme Brou à l’indignation et à la douleur.

— Il faut pourtant on finir avec ces scandales ! s’écria-t-elle ; sortez, messieurs, nous vous suivrons…

— Oui, sortons ! dit Mme Brou.

— Passez, monsieur, dit le docteur à M. Beaujeu.

— Après vous, monsieur.

— Non, monsieur ; pas de cérémonie, passez !

— Fauvette ! appela la voix perçante de Marina, venez donc, ma chère ; où vous cachez-vous ?

— Voyons, messieurs, s’écria Mme Milhau indignée, ayez du moins un peu de courage, sortez-nous d’ici. Il ne nous reste plus, je l’espère, rien à apprendre.

— Eh bien ! dit Albert, les yeux en feu, venez avec moi, madame, et si quelqu’un ose nous adresser…

Il donna le bras à Mme Milhau et ils sortirent. Le reste de la compagnie les suivait piteusement, quand un grand jeune homme, dont les cheveux étaient en désordre et dont le visage respirait une énergie extraordinaire, vint se planter devant Albert. Qui eût observé ce jeune homme un instant auparavant, l’eût vu entrer rapidement dans le restaurant et parcourir la ligne opposée des bosquets en jetant les yeux dans chacun d’eux. Il revenait se livrer à la même inspection de l’autre côté, quand il aperçut Albert. Poussant alors une exclamation qui avait quelque chose d’un rugissement, il courut se poser en face de lui. C’était Pierre.

— Ah ! Vous voilà cria-t-il. Je vous cherche depuis assez longtemps, lâche calomniateur !

Trois cris en même temps retentirent à cette apostrophe : d’Albert, irrité dans son orgueil ; de Mme Brou, qui, voyant son fils ainsi attaqué, se jeta au devant de lui, et de Fauvette, qui courut à Pierre et se suspendant à son bras :

— C’est par moi que vous avez su… Oh ! monsieur Pierre, je vous en supplie, pardonnez lui, ne vous battez pas.

L’aspect de Pierre justifiait ces terreurs. Son visage, dont la rudesse de traits était ordinairement adoucie par une expression toute particulière de sereine intelligence et de grande bonté, à cette heure flamboyait de haine et de colère. Ses cheveux en désordre, presque hérissés, lui donnaient un air plus terrible encore. Sa taille déjà haute semblait plus élevée qu’à l’ordinaire, et de ces regards fulgurants, de cette bouche tonnante, de ces muscles soulevés, de toutes ces fibres tendues par la passion, se dégageait une électricité dont tous ceux qui l’entouraient furent frappés. Il était facile de voir qu’Albert lui-même subissait cette influence. Marianne frémit et sans autre explication comprit tout, et un bouleversement immense se fit dans son cœur.

— Il faut que vous soyiez fou pour m’insulter ainsi, avait dit Albert d’une voix où perçait le tremblement intérieur.

— Monsieur ! que signifie ?… Rentrez en vous-même ! Nous sommes ici en public, s’écria le docteur en s’adressant à Pierre.

— Misérable ! comment osez-vous parler ainsi à mon fils cria Mme Brou.

— Vous m’avez calomnié ! reprit Pierre, sans prendre garde à ces interruptions ; vous m’avez lâchement enlevé l’estime qui m’était la plus chère et la plus précieuse au monde. Vous avez introduit votre maîtresse dans ma chambre, en mon absence, en disant : C’est lui qui est son amant ! Vous en avez menti ! Gardez vos infamies, ne me les imputez pas ! Je n’ai pas gardé le respect de moi-même, je n’ai pas lutté contre ma jeunesse depuis des années et conservé une vie pure, pour que vous veniez, en un moment d’embarras, jeter sur moi le panier de vos immondices. Vous savez bien que je respecte, moi, celles que vous vous faites un jeu de trahir ; que la femme, qui pour vous est une chose, une proie, est pour moi un être sacré ! Ce n’est pas moi qui vole ici l’honneur, la paix et la confiance d’une fille pauvre, et là-bas la confiance et la fortune d’une héritière. Je n’ai rien dit, quand peut-être j’aurais du parler ; mais, quand vous m’attaquez, à mon tour vous m’investissez du droit de défense. Aussi vous rétracterez, votre calomnie devant celle à qui vous avez osé la faire, monsieur Albert Brou, ou tenez, car vous m’avez changé en sauvage, je vous tuerai !

— Ou je vous tuerai moi-même ! cria Albert.

Pendant cette véhémente attaque, le jeune Brou avait inutilement cherché à interrompre son adversaire, dont la voix puissante couvrait la sienne ; il n’avait d’ailleurs trouvé de meilleure réponse que de le provoquer en duel, provocation qu’il répétait sans cesse, tandis que Mme Brou, gémissante, cherchait à entraîner son fils, que Fauvette pleurait, terrifiée, et que M. Brou, désespéré, prenait le parti d’emmener sa fille et sa pupille.

— Emmeline, Marianne, vous ne pouvez rester au milieu de pareilles scènes ; venez.

Emmeline avec empressement donna le bras à son père, mais Marianne refusa.

— Il est trop tard, monsieur, dit-elle avec un calme apparent ; j’ai tout entendu. Laissez-moi tâcher d’empêcher un duel.

Et elle s’approcha de Pierre et lui mit la main sur le bras. Il tressaillit, comme s’il ne l’avait pas encore vue, et sa physionomie changea tout à coup ; ses yeux se baissèrent, un tremblement nerveux le saisit.

— Monsieur Pierre, lui dit-elle, je viens vous demander pardon ; car moi aussi j’ai été coupable envers vous… bien coupable !

— Ah ! répondit le jeune homme, aussi humble maintenant qu’il était terrible l’instant d’avant, si vous ne m’en voulez plus, si vous m’estimez encore, je serai trop. Mais est-ce blen sûr ?… Qu’ai-je fait ? Je viens de céder à un emportement qui ne me laissait pas maître de moi-même, je ne savais pas vous étiez là.

— Non, je ne vous en veux pas, dit-elle avec une expression singulière, qui à la paleur de la colère fit succéder sur les joues de Pierre une vive rougeur, et, si vous le permettez, j’oserai vous demander une grâce. N’acceptez pas un duel avec… mon cousin. Je suis sûre que cela est aussi bien contre vos principes que…

Elle s’arrêta.

— Je vous le promets, dit-il d’un ton ferme, et je vous remercie.

Cette scène, ces cris, ces éclats de voix, avaient attiré les consommateurs, qui, joints aux acolytes de Marina, s’étaient groupés autour de Pierre et des Brou. Inquiet, le maître du restaurant arrivait.

— Messieurs, dit-il, qu’est-ce que ce bruit ? Jo ne veux pas voir mon établissement envahi par police. Veuillez, messieurs, mesdames, reprendre vos places, et vous, messieurs, pas de provocations ou veuillez sortir.

Ces paroles dispersèrent tout le monde. En peu d’instants, les bosquets eurent retrouvé leurs groupes et les tables de café leurs consommateurs, et Marina, en se retirant à la tête des siens, dit :

— Ce garçon-la, mes enfants, est venu finir la chose. C’est lui qui a donné le coup du lapin, et mieux, ma foi ! que je n’aurais pu le faire. Si j’osais, je l’inviterais à souper avec nous ; mais il n’y a pas mèche, il refuserait. C’est un oiseau rare, celui-là. Enfin nous avons tout de même gagné notre souper, mes enfants, et moi j’ai goûté le plaisir des dieux. Donc, à présent, buvons du nectar, et qu’on s’en donne !

Ils rentrèrent sous leur bosquet, y compris Florentine et Miletin.

Pendant ce temps, Pierre avait marché vers la sortie du restaurant, d’un pas lent et la tête baissée, recueilli dans l’émotion nouvelle que venaient de lui causer les paroles de Marianne. Albert l’avait suivi, en dépit de sa mère, qui s’attachait à ses vêtements.

— Vous aurez demain de mes nouvelles, monsieur, dit-il.

— Je m’expliquerai devant vos témoins, répondit Pierre.

Et il s’éloigna.

Les Brou restaient sur le champ de bataille, non comme des vainqueurs, hélas ! mais blessés, meurtris, honteux, éperdus. Les femmes pleuraient, à l’exception de Marianne, qui contenait son émotion, mais se soutenait à peine. Les hommes évitaient leurs regards et se demandaient in petto, les uns par combien de scènes conjugales, de pleure, d’attaques de nerfs et d’exigences éternelles, ils allaient expier leurs forfaits ; les autres, si l’avenir caressé n’était pas à jamais perdu.

Le Dr Brou ayant soldé la note, on sortit pêle-mêle du restaurant, non sans avoir essuyé certains quolibets, lancés comme des fusées du bosquet de Marina.

La nuit tombait, l’avenue de l’Impératrice brillait de lumières, et la longue traînée des équipages et des fiacres ruisselait des hauteurs de l’Étoile à la porte du bois, comme un fleuve étrange, étincelant. Le docteur parla aussitôt de prendre des voitures ; Il n’était plus question du chalet des Iles, ni d’aucune fête. Mais l’élan des ressentiments conjugaux qu’avaient suspendu l’arrivée de Pierre et la présence d’un public ne lui laissa pas ces loisirs. On se trouvait, au sortir du restaurant, dans l’allée latérale de l’avenue sombre et presque solitaire. Mme Milhau éclata.

— Après ce qui s’est passé, dit-elle, il s’agit d’autre chose que de rentrer paisiblement chez soi. Je m’éveille d’une sécurité longue, mais bien trompeuse. Et voilà le payement de tant de soins, de confiance, de fidélité ! — Mesdemoiselles, poursuivit-elle on s’adressant aux deux jeunes filles, vous êtes plus heureuses que nous ; votre sort n’est pas fixé. Vous voyez ce que sont les hommes. À votre place, j’en resterais là pour toujours.

— Ma bonne amie, dit M. Milhau, comment peux-tu ajouter foi à des propos évidemment…

— J’ai surtout ajouté foi à votre propre contenance ! s’écria-t-elle, et ce qu’ont dit ces femmes est d’ailleurs trop probable. Ainsi, tandis que vous déploriez hypocritement avec moi les excès de notre cousin, sous prétexte de le retirer de ces débauches, vous n’aspiriez qu’à vous y plonger vous-même.

— Aménaïde, peux-tu parler ainsi ? Quoi ! c’est toi qui prends plaisir à détruire notre œuvre…

— Je m’en inquiète bien à présent de ce mariage… Moi, je n’ai qu’un conseil à donner à Emmeline, c’est de rester fille. Il n’y a que ce moyen d’échapper à d’infâmes trahisons…

Il sembla qu’Emmeline trouvait le parti extrême, car elle ne répondit pas.

M. Beaujeu prit la parole :

— Tout esprit sensé, dit-il, reconnaîtra que nous venons d’être victimes d’un infâme guet-apens et, pour dire le mot, d’une véritable mystification. Il ne serait pas digne par conséquent d’attacher la moindre importance à ces pitoyables plaisanteries et de continuer à nos dépens l’œuvre de nos ennemis. Pour ma part, je nie absolument toutes les sottises qui ont été débitées contre moi par une personne animée d’un dépit inqualifiable, et digne quant à elle-mème du plus profond mépris. Je n’en conserve pas même le souvenir, et j’ose espérer que Mlle Emmeline, dont j’ai déjà pu apprécier l’extrême bon sens, ne daignera pas de son côté y prêter la moindre intention. J’ai pu, avant de la connaître, user de ma liberté ; mais elle sera persuadée, j’aime à le croire, que depuis que je la connais, ma liberté existe plus, et que je sens désormais toute l’étendue des obligations que des liens sacrés m’imposent.

Ayant débité ce petit discours, M. Beaujeu s’inclina profondément devant Emmeline, et les trois autres hommes le trouvèrent très-fort. — C’est parbleu bien ainsi qu’il faut faire et ne pas se laisser démonter ! — D’autant plus qu’un magnifique succès couronna son éloquence. Emmeline lui tendit la main :

— Vous avez raison, monsieur, de n’avoir pas douté de moi, dit-elle. Votre conduite passée ne me regarde pas, et c’est avec une confiance parfaite dans l’avenir que je vous renouvelle l’assurance de mes sentiments. — D’ailleurs, ajouta-t-elle avec moins de solennité, en reprenant l’air candide et léger qu’elle venait de déposer un moment, je n’ai rien entendu, moi. Maman m’avait défendu d’écouter.

Elle s’avançait peut-être un peu, et c’est ce que lui fit observer Mme Milhau — qui décidément avait brandi le drapeau de la révolte — en objectant algrement :

— Alors, ma chère enfant, il ne fallait pas vous trouver mal ; il est bien extraordinaire !…

— Oh ! reprit aussitôt Emmeline, c’est d’avoir entendu seulement le nom de M. Beaujeu. Cela m’a fait un si étrange effet…

— Pauvre chère enfant ! dit Mme Brou entre deux sanglots.

— Oh ! reprit aussitôt Emmeline, c’est d’avoir entendu seulement le nom de M. Beaujeu. Cela m’a fait un si étrange effet…

— Fort bien, ma chère, reprit Mme Milhau ; faites comme les autres, allez-y à l’étourdie. Faites de la générosité, on vous le rendra en mensonges, en trahisons. Vous êtes femme, donc, faite pour être dupe. Quant à moi, je me vois ainsi payée de vingt ans de soins, de confiance et de dévouement ; j’en ai assez et je prends mon parti. — À dater de ce moment, monsieur, poursuivit-elle en s’adressant à M. Milhau, nous sommes séparés. Je vais chez ma sœur, et, s’il vous plaît, nous nous arrangerons à l’amiable. Je ne gênerai plus votre liberté.

— Aménaïde, je t’en supplie, prends le temps de la réflexion. J’ai beaucoup à te dire, mon amie, tu juges sur de simples apparences…

— En ce cas, monsieur, ce n’aurait pas été de votre faute. Peu importe ! ma résolution est prise, et je ne reculerais pas au besoin devant un procès… Adieu.

En même temps, la résolue Parisienne fila du côté de la station et disparut bientôt dans l’ombre. Le désolé M. Milhau hésita un instant, puis la suivit.

— Elle va pour prendre le train, dit M. Beaujeu ; mais il vient de partir, et il y a une heure à attendre. Ils ont le temps de se réconcilier.

— L’espérez-vous, monsieur ? demanda Emmeline.

— Oui, mademoiselle. Ma cousine est très-vive, mais elle connaît ses intérêts et n’aime pas le scandale. M. Milhau est un mari faible, il fera toutes sortes d’excuses et de promesses et se laissera gouverner plus qu’auparavant ; car c’est là un des torts de ma cousine, elle oublie trop qu’une femme ne doit jamais prendre le rôle prépondérant. Je vous parle comme à une personne sérieuse.

— Certainement, dit Emmeline ; je suis bien de cet avis.

Pendant ce colloque, Albert et Marianne, séparés par Mme Brou, qui s’appuyait au bras de son fils, gardaient le silence, et Mme Brou ne faisait que gémir et soupirer. Albert reprit l’idée d’aller chercher une voiture ; mais M. Brou insista pour y aller lui-même, heureux sans doute d’échapper à l’embarras que lui causaient les pleurs de sa femme, qu’il ne pouvait essayer d’apaiser sans toucher à un sujet impossible à traiter devant leurs enfants. Il s’échappa donc, après avoir recommandé à Albert de tâcher de faire asseoir sa mère ; car, un soir de fête, la recherche d’une voiture pouvait être longue.

En suivant l’allée, ils finirent en effet par trouver un banc, et Mme Brou, dont les idées étaient décidément brouillées sur tout autre sujet que celui de sa jalousie conjugale, domina sa suffocation pour demander à Albert ce que signifiait cette inqualifiable agression de ce Pierre Démier ; quel était le sujet de leur querelle. Albert alors commença une explication embarrassée, d’après le système de M. Milhau, c’est-à-dire fondée sur la seule malice des apparences. Pris à l’improviste, craignant d’éveiller la jalousie de Marianne, anxieux de ne pas voir recommencer un malentendu dont il avait trop souffert, il s’était débarrassé en l’imputant à Pierre, d’une visite importune que rien n’autorisait, sauf ces familiarités habituelles d’étudiant à étudiante, dont il regrettait maintenant de n’avoir pas su se préserver.

— Pauvre cher enfant ! dit Mme Brou en gémissant, et voila pourquoi il t’a traité comme le dernier !… Mais ce Pierre est un monstre ! un fou ! Il faut porter plainte contre lui… et par-dessus tout ne pas t’exposer… Cet homme n’est pas de ton rang, mon fils, et les gentilshommes ne se battaient qu’avec leurs égaux. Ah ! si tu ne veux pas rendre ta mère folle de douleur…

— Sois donc tranquille, maman, je t’ai dit qu’il n’était pas question de cela. Pierre n’y songe pas plus que moi.

Marianne avait écouté sans dire un seul mot les allégations d’Albert. Il sentit le poids écrasant de ce silence, il se vit maladroit et comprit trop tard qu’un aveu sincère, le jour où elle était venue chercher elle-même une explication, aurait pu le sauver peut-être ; en tout cas, ne l’eut pas déshonoré aux yeux de Marianne.

— Eh bien ! ma chère, dit Mme Brou, vous voyez qu’il n’y a dans tout ceci rien de grave. J’espère que vous lui pardonnerez sa légèreté, qui ne l’empêche pas de vous adorer, et que vous vous joindrez à moi pour lui persuader de ne pas se battre avec ce misérable charpentier… Oui, car je crains qu’il ne me dise pas là-dessus la vérité. Grand Dieu !…

— Ma tante, répondit Marianne avec l’intonation grave que prenait sa voix en de certaines circonstances, et qui faisait un contraste touchant et charmant avec sa jeunesse et la douceur de ses traits, je veux en effet tâcher d’empêcher ce duel, et je prie Albert d’en venir causer avec moi, au salon, demain matin à sept heures.

— J’y serai, Marianne, répondit-il avec empressement.

Emmeline et M. Beaujeu, à l’autre bout du banc, causaient, les mains dans les mains.

Plus d’une demi-heure s’était écoulée quand le docteur revint. Il était fort essouflé, trempé de sueur, et n’avait pas trouvé de voiture. Les quatre-places manquaient absolument, deux fiacres étaient introuvables. On agita la question de prendre le chemin de fer ; mais pour des habitants de la rive gauche, cela n’avançait guère. M. Beaujeu affirma que si ces dames avaient le courage de se rendre à pied jusqu’à la place de l’Étoile, on trouverait là surement aux environs le véhicule demandé. Il offrit également de l’aller chercher ; mais on jugea qu’il valait mieux y aller ensemble. Les jeunes personnes étaient bonnes marcheuses. Mme Brou seule était bien suffoquée, mais elle assura que le mouvement la distrairait ; elle en avait grand besoin !… Et poussant un soupir énorme, elle prit le bras de son fils.

Mais la bonne dame avait trop présumé de ses forces. Elle se traînait, ne marchait pas, et de temps en temps s’arrêtait pour jeter au vent son haleine et ses soupirs. On mit près d’une heure à se rendre place de l’Étoile, et là on fit halte, pendant qu’Albert et M. Beaujeu couraient à la station des Champs-Élysées,

Ils revinrent désespérés : la station était absolument vide. Que faire ? Aller voir aux Ternes peut-être ? Mais cette nouvelle désastreuse parut avoir épuisé le courage de Mme Brou. Elle mit tout à coup la main sur sa poitrine en disant :

— Mes enfants, mes chers enfants, le chagrin, la fatigue… J’étouffe !… Il me semble que je vais mourir.

Il y avait un troisième terme, le dîner, dont elle ne parlait pas, mais qui, ajouté aux deux autres, devait fortement agir. Le docteur y songea, et tout en soutenant sa femme avec empressement, il dit à Albert :

— Conduisons-la chez le pharmacien. Un digestif énergique et un peu d’éther…

Du côté des Ternés, une pharmacie, tout proche, montrait à la lumière du gaz ses bocaux verts et rouges. On y traina Mme Brou. Sa fille la délaça ; les secours de l’art médical lui furent prodigués, et moins d’une demi-heure après, la bonne dame soulagée, rattachant tant bien que mal sa robe, se disait à peu près remise de son attaque de nerfs, et de nouveau l’on s’occupait de trouver une voiture, en parlant de prendre au pis-aller l’omnibus, quand une voiture de remise découverte, arrivant au grand trot de l’avenue de l’Impératrice, s’arrêta devant la pharmacie.

— Un médecin ! un médecin ! cria un jeune homme en sautant à terre ; il y a ici une femme qui se meurt !

— Me voici ! dit le docteur.

On s’empressa autour de la voiture, où une jeune personne, saisie de terreur, soutenait dans ses bras le corps convulsé d’une autre femme, rejetée et comme tordue en arrière, la bouche écumante. Albert et Marianne tressaillirent en reconnaissant Fauvette ; quant à la mourante, c’était Florentine.

Elle fut transportée dans la pharmacie, où le docteur, dominant quelque émotion, s’efforça, aidé de son fils, de triompher du mal. D’abord qu’avait-elle ?

— Je ne puis vous dire que peu de chose sur cette dame, que je ne connais pas, dit le jeune homme, qui n’était autre que M. Albin. Elle faisait partie d’une société… joyeuse où je me trouvais. Nous avons soupé et bu copieusement. J’ai insisté pour faire accepter une voiture à mademoiselle, qui voulait rentrer chez elle, — poursuivit-il en montrant Fauvette, — mais elle n’a consenti qu’à la condition que cette personne monterait avec nous. À peine étions-nous en voiture, que cette dame s’est trouvée mal, et le mal est devenu si terrible que nous nous sommes hâtés de chercher du secours.

— C’est une indigestion épouvantable, dit le docteur, voilà tout. Mais il faut que cette femme…

Il n’osait achever sa phrase, Albert le fit.

— C’est un estomac perdu par le jeune, dit-il ; elle n’aura pu résister ce soir au plaisir de la bonne chère, et vraiment elle est bien mal.

Fauvette avait abandonné Florentine aux soins du docteur, d’Albert et du pharmacien, qui l’entouraient ; elle s’était retirée dans un coin, debout, toute saisie, et les larmes coulaient sur ses joues. Placée en face d’elle, Marianne la regardait ; maintenant elle retrouvait la ressemblance qui l’avait frappée : c’était cette tête douce et jolie qu’elle avait admirée dans la chambre d’Albert, et qu’il lui avait dit être le portrait d’une grande artiste. Quel entassement de faciles mensonges, et comme elle le sentait impossible à combler l’abime de défiance qui désormais les séparait ! Elle se glissa près de Fauvette.

— Mademoiselle, lui dit-elle à demi-voix, je désirerais beaucoup vous parler ; voudriez-vous me donner votre adresse et puis-je aller chez vous un matin, de très bonne heure ?

— Vous, mademoiselle ! dit la jeune ouvrière tremblante.

— Ne vous défiez pas de moi, je vous en prie.

— Non !… non !… Eh bien ! venez : rue des Écoles, n°… tant matin que vous voudrez, et demandez Mlle la lingère.

— Merci, au revoir !

Tout le monde était trop préoccupé pour qu’on s’aperçut de ce colloque. Les remèdes du docteur paraissaient agir, les spasmes qui agitaient la malade s’apaisaient ; elle reprit ses sens et tourna, les yeux autour d’elle. M. Brou s’était reculé de quelques pas ; Florentine ne vit qu’Albert et Fauvette, qui s’étalent rapprochés.

— Ah ! leur dit-elle, que je souffre !… Faut-il qu’un si bon dîner…

De nouveaux gémissements lui échappèrent, puis elle reprit avec effort :

— Ce n’est pas, au moins, que j’aie été bien gourmande… non… c’est que… voyez-vous… je n’avais rien mangé depuis trois jours !

M. Beaujeu amenait enfin une voiture ; Mme Brou se hâta d’y monter avec sa fille et appela Marianne au moment où celle-ci remettait sa bourse à Fauvette pour Florentine.

— Quelle horreur que ces débauchées ! s’écria Mme Brou quand elle se fut établie à l’aise sur les coussins. N’avoir pas de quoi manger et faire des orgies ! On frémit de se trouver en présence de telles créatures. Ah ! Paris est un lieu bien compromettant ! Vous vous êtes approchée de l’autre fille, Marianne, je l’ai vu. C’était pour lui donner quelque chose ? Mais c’est égal vous avez eu tort ; une demoiselle comme vous n’approche pas de ces personnes-là. Il fallait laisser faire la chose à ces messieurs. Et puis c’est une charité mal placée. Ces filles-là ne méritent aucune pitié.

On attendait le docteur. De nouveaux gémissements s’échappèrent de la pharmacie, dont la porto était ouverte.

Les spasmes l’auront reprise, dit Albert ; je ne crois pas que la malheureuse en revienne.

Quelques instants s’écoulèrent, puis le docteur vint et monta en voiture. Il était livide.

— Eh bien ? dit Albert.

— Elle est morte, répondit-il.