Marianne (Léo)/2

La bibliothèque libre.
Bureaux du Siècle (p. 161-169).


II

Le lendemain matin, vers onze heures, Mme et Mlle Brou frappaient discrètement à la porte de Marianne. Celle-ci vint ouvrir tout de suite, comme une personne levée depuis longtemps. Ces dames, lui souhaitèrent le bonjour en l’embrassant et l’accablèrent de questions sur la manière dont elle avait passé la nuit, si elle se trouvait bien couchée, si rien ne lui avait manqué, etc.

— Nous pourrions oublier quelque chose, mais ce ne serait pas mauvaise volonté ; ah ! bien au contraire !… Il faut vous considérer ici comme chez vous et commander ce qu’il vous faut. Avez-vous trouvé bon votre chocolat ? C’est du chocolat à l’osmazôme que le docteur a ordonné pour vous, comme plus fortifiant. L’avez-vous trouvé bon ? J’espère que Louison ne vous a pas réveillée ? Je lui avais recommandé de frapper très-doucement. Et comment vous êtes-vous habillée toute seule ? Cela n’est pas raisonnable. Il fallait sonner. Cette fille est à votre service, ne l’oubliez pas. Nous serions si fâchés que vous vous gênassiez le moins du monde !…

Un peu étourdie de toutes ces protestations qui lui étaient faites par deux personnes à la fois, Marianne suffisait à peine à y répondre. L’expression douce et reconnaissante de ses traits secondait ses remercîments et son air abattu demandait trêve pour tant d’obligeances.

— Vous allez bien descendre pour déjeuner avec nous ? dit enfin Mme Brou. Ce n’est pas qu’il faille vous gêner. Vous n’avez qu’à le dire, on vous servira dans votre chambre ; mais la solitude ne vaut rien, et il sera bien mieux de descendre avec nous, qui ne demandons qu’à vous être utiles et à vous distraire.

— Je vous suis, madame, répondit la jeune fille avec un effort évident.

— Ah ! c’est très-bien ! dit Mme Brou.

— Venez, dit Emmeline en passant le bras autour de Marianne.

Elle l’entraîna ainsi jusqu’au bout de l’escalier, et elles entrèrent, en se donnant la main, dans la salle à manger, où le docteur et Albert les attendaient.

Le docteur alla au devant de sa pupille, qui était un peu sa malade momentanément, la regarda, l’interrogea, lui prit la main, et la fit asseoir à table entre sa fille et lui. Albert, après avoir salué la nouvelle venue, s’occupa de l’examiner à la dérobée, avec l’intérêt que tout homme de son âge éprouve pour une jeune personne dont on lui a vanté la beauté. Au premier coup d’œil, il fut presque déçu par ce visage pâle, ces yeux rougis, cet écrasement de tout l’être qui, atteint d’un coup trop rude, s’abandonne ; au second coup d’œil, il fut frappé d’un air de noblesse qui lui parut même sévère ; au troisième, il fut obligé de convenir que ni cette dignité ni cette douleur n’excluaient une grâce pénétrante qui se dégageait de chaque regard, si triste, si vague qu’il fût, de chaque mouvement, de chaque parole même insignifiante.

Marianne était de taille moyenne, plutôt élevée. Son corsage mince, que le vêtement noir amincissait encore, n’en offrait pas moins des ampleurs pleines de promesses pour la maternité comme pour l’amour. Son cou sortait, éblouissant de blancheur, du crêpe qui l’entourait ; elle avait les cheveux châtains, relevés tout en l’air, et attachés sans faux chignon par un large ruban noir qui retombait sur le cou, au milieu des boucles naturelles de la chevelure. Autour du front, sur les tempes, les cheveux follets également se roulaient ou voletaient en petites boucles. Le front, élevé, s’arrondissait légèrement au milieu ; les sourcils, châtains, hautement arqués, étaient assez touffus, l’œil, à distance, paraissait noir ; mais, pris obliquement par le jour, on y voyait reluire, comme dans les cheveux, des teintes fauves. Le nez, assez court, avait une courbe légèrement aquiline ; la bouche, au repos, semblait petite, et il devait s’écouler longtemps avant qu’on put juger si elle s’ouvrait largement pour sourire. Le menton, peu fort, était gracieusement ondulé.

— Elle serait en effet bien jolie, se dit Albert, si elle avait un peu plus de chaleur et de vivacité ; mais elle a une bonne tête.

Et comme il étudiait en ce moment les systèmes de Gall et de Lavater, il se mit, pour exercer son talent de physionomiste, à comparer la tête de Marianne à celle d’Emmeline. Celle-ci, qui passait à Poitiers pour une jolie blonde, avait la tête plus petite, une chevelure longue et molle plantée bas sur un front bombé, et assez abondante pour n’avoir besoin d’aucun emprunt ; cependant, fidèle à la mode, Emmeline portait un faux chignon qui la haussait d’un demi-pied, et dans lequel elle fichait des nœuds de rubans bleus, roses, rouges ou verts, suivant la robe et l’occasion. Ce lourd échafaudage cadrait assez mal avec le caractère de sa figure, plutôt piquante que majestueuse, et lui ôtait la grâce et l’ingénuité qu’auraient pu offrir des yeux bleu-gris très-vifs et très-parlants, un nez légèrement relevé, une bouche peu dessinée, mais ouverte sur de belles dents, et un menton retroussé orné d’une fossette. De taille plutôt petite que moyenne, Emmeline avait le buste court et mince, peu développé ; mais elle n’était point dépourvue d’une grâce que lui prêtaient la jeunesse et la vivacité.

— Elles doivent être fort différentes de caractère, se dit Albert, et si le contraste y fait quelque chose, comme on dit, elles pourront s’aimer. Mais, bah ! pour le reste, j’y perds mon Lavater. Je sais qu’Emmeline est étourdie, un peu fantasque, amoureuse de plaisir et de distraction, bonne fille au demeurant. L’autre paraît plus sérieuse ; elle est pâle, elle pleure : il est clair qu’elle a du chagrin. Et voilà pourquoi j’étudie.

Il répondit à quelques questions de son père, déjeuna comme on déjeune à vingt ans, et partit pour l’École de médecine en songeant aux chevaux qui allaient arriver de Trégarvan.

Quant au docteur, il emmena sa pupille faire un tour de jardin, la força de causer un peu, et la laissa aux soins de sa femme et de sa fille pour le reste du jour.

Quelle distraction pouvait constituer la société de Mmes Brou ? La source en devait être petite en elles-mêmes ; car elles ne savaient parler que d’autrui, et toute leur vie semblait contenue dans leurs rapports avec la société, c’est-à-dire le beau monde des rentiers, des professions libérales et des fonctionnaires ; le reste n’étant que matière nécessaire, mais vile, qui ne comptait pas. Il y avait aussi la toilette, sujet intimement lié au premier, et qu’Emmeline possédait à fond ; puis les soins du ménage : économie, conserves, symétrie, ordre, étiquette, etc., où Mme Brou se piquait d’être de première force.

On ne pouvait cependant parler du monde et de ses plaisirs à une jeune fille qui pleurait la mort d’un père et que son deuil devait retenir longtemps dans la solitude ; mais cette jeune fille, se trouvant privée de sa mère, avait été maîtresse de maison. Mme Brou entama donc le sujet qui lui était cher, et les premières réponses de Marianne la ravirent en lui prouvant que celle-ci n’était nullement étrangère à l’économie domestique. Aussitôt, avec le débordement naturel à toute passion, Mme Brou se mit à étaler toutes ses connaissances en faisant appel à celles de sa jeune interlocutrice ; mais elle s’aperçut alors amèrement de son illusion. Si Marianne connaissait l’administration d’une maison, cependant elle était plus qu’indifférente au plaisir de traiter ces détails, et la conversation ne durait pas depuis un quart d’heure que déjà les courtes répliques de la jeune fille, évidemment distraites et faites avec effort, rendaient difficiles de plus longs développements.

— La Bretagne est le pays du bon beurre. Vous deviez faire là-bas d’excellentes pâtisseries. Aimez-vous à faire de la pâtisserie ?

— Oh non ! S’il le fallait, je saurais, je crois ; mais autrement…

— Il doit y avoir des mets particuliers au pays ?

— Oui, le galeton.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une galette de farine de sarrasin que les paysans font dans la poêle avec un peu de graisse.

— Mais cela doit être affreux ?

— Ce ne serait pas très-bon à manger à table ; mais dans nos courses, quelquefois, quand nous entrions chez les paysans, ils se hâtaient de nous en offrir, et nous en mangions de bon cœur, avec appétit.

Ses yeux se voilèrent et sa voix fléchit à ce souvenir.

— Vous aviez du poisson à souhait ?

— Oui, madame.

— Comment accommodez-vous le turbot ?

— Je ne saurais vous le dire exactement. Notre bonne faisait bien ces choses, et je ne m’occupais que d’ordonner les repas et la dépense.

— Et cependant il faut toujours donner un coup d’œil, c’est très-utile. Quand la maîtresse de maison ne veille pas à tout, ne met pas quelque peu la main à tout, ne serait-ce que pour faire sentir sa présence, les domestiques en prennent trop à l’aise et ne veulent plus souffrir d’observations. Ainsi j’avais une cuisinière qui…

Mme Brou raconta l’histoire de cette cuisinière, et puis celle d’une autre et enfin celle d’une troisième, au milieu de laquelle elle s’aperçut que Marianne, silencieuse, le regard vague et rempli de larmes, était à cent lieues de là, en Bretagne probablement.

— Je voulais l’emmener avec moi pour surveiller le dîner, dit-elle à sa fille dans un coin du salon ; cela l’aurait occupée, mais je vois qu’elle est trop grande dame pour cela. C’est ennuyeux ; on voudrait lui faire du bien, mais on ne sait comment. Tâche de la faire causer, toi.

Emmeline exhiba ses broderies, ses tapisseries, son crochet et ses tricots. Marianne s’offrit obligeamment à l’aider et prit une tapisserie. Mais quand Emmeline lui demanda ce qu’elle préférait et voulut l’intéresser à de grands projets en ce genre, la jeune Bretonne témoigna tout autant d’indifférence que pour les soins domestiques et culinaires.

— Quoi ! vous n’aimez pas à entreprendre de beaux ouvrages ?

— Non, je prends volontiers un ouvrage dans les mains en causant. Cela me semble donner à la conversation plus de naturel et de liberté ; on parle ou l’on se tait, comme on veut. Mais autrement cela ne me semble pas une occupation suffisante, et quand je suis seule, j’aime mieux lire, faire de la musique ou me promener.

— Cependant c’est utile.

— Quand on peut l’acheter ? Il y a tant de brodeuses qui ont besoin qu’on achète leur travail. Seulement j’ai trouvé quelquefois du plaisir à broder des pantoufles et un fauteuil pour… parce que je savais qu’il serait content, et… que moi-même j’aimais à lui voir……

L’orpheline ne put achever. Sa douleur était trop grande pour ne pas remplir toutes ses pensées, et elle s’efforçait vainement de la contenir. Il eût été cent fois plus sage et plus humain de lui en parler que de chercher inutilement à l’en distraire ; mais les personnes peu sensibles éprouvent pour la douleur une sorte d’effarouchement craintif, et tout le secours qu’elles imaginent est de l’écarter au moyen d’objets extérieurs, comme ces nourrices qui se livrent à un tapage infernal pour empêcher de crier leurs enfants malades. Emmeline baissa donc pudiquement les yeux à cette allusion au père de Marianne, et tout aussitôt elle parla de sa maîtresse de musique, et d’une foule d’autres choses toutes plus ou moins indifférentes à Marianne, qui prit bientôt le parti d’aller se réfugier dans la solitude de sa chambre pour échapper à la fatigue de ce caquetage.

— Elle nous donne vraiment un mal pour la distraire ! disait Mme Brou.

Et, le lendemain, elle imagina de raconter sa propre histoire à Marianne. Mais le récit ne fut pas assez fidèle pour qu’on doive laisser la parole à l’héroïne.

Mme Brou était la fille d’un paysan enrichi des environs de Poitiers ; son père était en sabots, sa mère en cornette ; mais elle fut élevée au Sacré-Cœur avec les filles de la bourgeoisie et de la noblesse. De retour dans ses foyers, la jeune personne se montra fière de sa fortune vis-à-vis des simples paysans et très-humiliée de ses parents vis-à-vis des bourgeois des environs. Elle refusa d’épouser un fils de paysan, même parmi ceux qui avaient été au collége, et, s’étant trouvée par hasard en face du docteur Brou, qui venait de passer sa thèse avec succès et commençait de poursuivre une clientèle, elle s’en éprit dès l’abord et agit de manière à ne pas lui laisser ignorer cette impression. Le docteur était alors un jeune élégant, de bonne famille, comme on dit à Poitiers, de ceux qui possèdent une généalogie de deux ou trois générations d’avocats, de juges, de notaires ou de médecins, — très-galant près des femmes, de jolie figure, de bonnes manières, et qui passait pour avoir beaucoup d’esprit. Il lui manquait seulement de la fortune, et il cherchait une dot avec d’autant plus d’ardeur qu’il avait laissé à Paris des créanciers exigeants. Mlle Pauline Chouron était un peu niaise, un peu lourde, mal apparentée, — si tant est que les sabots soient un mal, — mais elle était fraiche, de bonne santé ; elle était amoureuse du docteur, ce qui rendait ses yeux presque éloquents, et le père Chouron lui comptait quatre-vingt mille francs de dot, en attendant la moitié d’un héritage de deux cent mille francs. Le docteur épousa, paya ses dettes, acheta un cabriolet, et put bientôt fonder sa réputation, grâce à ces dehors de la richesse qui, aidés de quelque charlatanisme, prouvent le talent aux yeux des sots. Il était devenu, en peu d’années, un des médecins de Poitiers les plus recherchés des femmes et les plus estimés de la Faculté. Aimable, intelligent, habile à ne point se compromettre ni en politique ni dans les relations sociales, il n’avait d’ennemis que ceux qu’on ne peut éviter et qu’il faut avoir : les envieux. Dans la haute société, on l’aimait, on le recherchait. C’est lui qui était le médecin de la préfecture, et il avait même été demandé plus d’une fois à l’évêché. Beaucoup de jolies femmes l’appelaient, de préférence aux jeunes médecins ; car, à la fois paternel et galant, il leur inspirait plus de confiance en leur paraissant aussi aimable. Quant aux pauvres, ils se pressaient à ses consultations deux fois par semaine, et le docteur Brou avait pour eux cette bonhomie bourrue du supérieur bienfaisant qui les pénétrait de respect.

Il avait été beau garçon dans sa jeunesse et en avait gardé quelque chose : des traits agréables, de l’assurance, de l’élégance, des yeux encore très-vifs. On disait parfois :

— Comment un homme aussi bien a-t-il pu épouser une femme si peu distinguée ?

Ce n’était pas toutefois une chose à étonner sérieusement dans un milieu où de telles unions sont si fréquentes. C’était seulement une manière de dire et de médire, et les clientes n’en étaient pas fâchées, au contraire. On ne craignait pas la femme du docteur.

Ce n’était pas la faute de Mme Brou, si elle était, au dire de ses bonnes amies, si peu distinguée ; la pauvre femme n’avait d’autre but au monde que de le paraître, et elle avait fait pour cela des efforts constants, depuis et avant son mariage ; sa vie entière était consacrée à cette étude. Elle ne mettait pas le pied dans un salon sans en examiner à fond l’ameublement, les dispositions, sans noter les détails du service, et surtout la manière de se mettre et de parler de la maîtresse de la maison et de ses visiteuses ; et, comme elle avait de la mémoire et des facultés imitatives, elle reproduisait le tout très-fidèlement. C’est ainsi qu’on la vit imiter tour à tour plusieurs des femmes les plus en vue de Poitiers, prendre leurs toilettes, leur langage, leurs opinions, au point qu’on disait d’elle, plaisamment : « J’ai rencontré la copie de Mme une telle, ou « Je suis allée chez Mme Sosie aujourd’hui. »

Ce ridicule tenait chez Mme Brou à un défaut de grâce et de naturel irrémédiable ; car ce n’est certes pas une chose étrange que l’imitation, c’est au contraire la chose la plus habituelle du monde, et l’on ne voit que cela. Mais ces opinions, ces modes, ces travers, ces indignations, ces enthousiasmes, ces épidémies de fureur ou de bêtise, qui s’étendent à certains moments sur des nations entières, et font que tout le monde s’habille, marche, pose, parle et même pense de la même manière, ont généralement une telle empreinte de bonne foi et de naturel, qu’on dirait des habitudes propres et des opinions réfléchies. C’est comme une couleur bon teint : cela pénètre de part en part, au point que les gens teints croient eux-mêmes n’avoir jamais eu d’autre couleur. Malheureusement pour Mme Brou, il n’en était pas d’elle ainsi : elle pouvait tout imiter, mais ne s’appropriait rien, et elle avait toujours l’air de dire — ce qu’elle pensait en réalité : — Voyez ! n’est-ce pas comme cela qu’il faut dire et faire ? ne suis-je pas convenable ? n’est-ce pas là le modèle du comme il faut ? Et précisément à cause de cela, elle restait vulgaire, empesée, Gothon comme devant, et l’on était tenté de lui crier : Eh ! non, ce n’est pas cela ! vous jouez une parodie.

Ce n’était pas affaire de race, puisqu’on sait bien avec quelle rapidité une Louison de village se transforme en petite dame, ou en grande dame au besoin. Non, c’était une sorte de jettatura, comme le don d’une mauvaise fée. Cette pauvre femme n’avait qu’une passion, et cette passion était malheureuse. Plus elle voulait être distinguée, moins elle le pouvait.

Peut-être était-ce l’excès du désir qui créait cette préoccupation fatale au naturel ? Irréprochable dans sa grammaire, dans sa politesse, dans sa mise, dans ses visites et dans ses réceptions, habillée de satin et de dentelle, Mme la doctoresse Brou restait la Pauline Chouron qui étant petite avait porté la coiffe ronde des Neuvillaises, attachée sous le menton par un galon fortement serré, qu’on appelle dans le pays la bride. Toute sa distinction, toute son élégance, tout son appris, lui restaient superposés, comme un vêtement d’emprunt.

Elle n’avait été ni laide ni jolie, et restait encore fraiche, avec un embonpoint de matrone, qui n’avait rien d’exagéré, si ce n’était qu’elle en paraissait gênée. Il est probable que la maigreur lui eût semblé de meilleur ton. Du reste, c’était une femme pleine de qualités : elle admirait son mari, adorait son fils, aimait sa fille ; elle était bonne ménagère ; son empressement à rendre des services à ceux qui n’en avaient pas besoin n’avait pas de bornes. Elle exigeait des autres, il est vrai, beaucoup de vertu. Mais la vertu n’est-elle pas la plus grande richesse ? et les pauvres peuvent-ils se plaindre qu’on les oblige de s’en pourvoir ? Peut-être les domestiques de Mme Brou lui trouvaient-ils des défauts, mais l’opinion de ces gens là n’est pas reçue dans le monde.

Si toutefois il faut le dire, Mme Brou avait un défaut, un défaut grave, mais qui tenait encore à son grand amour de la distinction. Elle avait convenablement pleuré ses parents, mais leur perte l’avait soulagée d’un tourment énorme : celui de les voir arriver chez elle les jours de marché, dans un cabriolet mal tenu, avec leurs habits villageois et leur langage rustique. La coiffe de sa mère et les galoches de son père avaient enlevé à cette pauvre femme toutes les douceurs de l’amour filial. Depuis leur mort, Mme Brou avait rompu avec le reste de la famille, et même elle voyait rarement sa sœur, bien que celle-ci portât le chapeau ; mais c’était une petite notairesse de village, ayant d’assez mauvaises façons, parlant haut et riant à gorge déployée. Un seul parent avait été excepté : c’était un prêtre, un vieil oncle, dont Mme Brou s’honorait, parce qu’il était chanoine. On le recevait à dîner, une fois par semaine, avec de grands honneurs.

Il va sans dire que le récit fait à Marianne par Mme Brou laissa de côté tous ces détails. La doctoresse raconta seulement, en termes délicats, ses rêves de jeune fille au Sacré-Cœur et dans les domaines paternels ; son amour pour M. Brou, qu’elle avait eu le bonheur d’enrichir ; ses hautes relations, ses voyages, la naissance de ses enfants, leurs accidents, leurs maladies, leurs gentillesses et leur caractère. Après cela elle passa l’orpheline aux soins d’Emmeline, et la broderie reprit son empire. On n’osait pas ouvrir le piano, par suite de ce préjugé que la musique est un signe de joie. Le docteur ordonna une marche de chaque jour dans la vaste promenade publique, presque toujours déserte. Tel fut le cycle des distractions de Marianne dans la famille Brou, outre une abondance de prévenances et de petits soins qui la condamnaient à de perpétuelles actions de grâce.

Au bout de quinze jours de ce traitement, la tristesse de la pauvre fille tournait au marasme. Le docteur s’en aperçut. Époux et père, il n’était sûrement pas sans illusions sur l’amabilité de sa femme et de sa fille ; il croyait au charme de celle-ci et vantait la bonté de celle-là. Cependant, il se dit qu’une jeune personne intelligente comme l’était Marianne, et qui avait passé deux ans dans la société intime d’un homme aimable et instruit, devait avoir d’autres besoins. Mais comment les satisfaire, puisque le deuil de Marianne s’opposait à ce qu’elle vit le monde ? Peut-être le docteur se serait-il flatté de remplacer par l’instruction et l’amabilité celui qui n’était plus ; mais ses fonctions lui laissaient à peine le temps d’assister aux repas et d’échanger quelques mots avec sa pupille. On ne pouvait l’envoyer aux eaux dans l’hiver. Que faire ?

Le docteur y songea quelque temps, puis il sourit et se frotta les mains. Il avait trouvé, mieux que trouvé, puisque c’était d’une pierre faire deux coups. Un jour, au sortir de table, il prit Albert dans son cabriolet pour le conduire à l’école.

— Je suis vraiment inquiet, lui dit-il, de ma pupille. Le pauvre Aimont, chargé de l’éducation d’une jeune fille, n’a guère, je crois, observé l’usage en pareil cas. Il l’a entretenue des choses qui l’occupaient lui-même, et, sans être une savante, Marianne a des goûts artistiques et intellectuels qui lui font trouver peut-être un peu bornées les occupations de ta mère et de ta sœur. Il est vrai que depuis l’arrivée de son piano, elle donne quelques heures à la musique ; mais précisément, pour une sensibilité exaltée, cela est dangereux ; elle ne joue que des choses tristes, et ta mère s’est aperçue, à l’altération de ses traits, au refus qu’elle fait d’ouvrir sa porte à ces moments-là, qu’elle tombe alors dans des crises de larmes. Il lui faudrait une étude sévère et positive qui occupât son esprit sans l’énerver, et j’ai pensé que tu pourrais lui rendre ce service, puisque moi je suis trop occupé pour cela.

— Quoi dit Albert. Que puis-je y faire ?

— Il s’agirait de lui donner, une heure par jour, une leçon d’hygiène et pour ainsi dire de médecine domestique.

— À une femme ! s’écria Albert. Et pourquoi faire ?

— Pour l’occuper, je te l’ai dit.

— Qu’elle prenne des leçons de piano, de solfége, de peinture même, si elle veut ; mais des leçons de médecine !…

— Je n’ai pas dit des leçons de médecine, mais d’hygiène, et voici pourquoi j’y ai pensé : lorsque la moitié du village est venue prendre congé de Marianne, les uns en pleurant, les autres en me faisant mille recommandations de la rendre heureuse, j’ai vu qu’Aimont et sa fille avaient l’habitude d’assister ces pauvres gens dans leurs maladies, de leur donner non seulement des secours, mais des soins……

— Au hasard et probablement à rebours. Eh bien ! ils ont dû faire de jolies choses ! Il n’y a rien de plus funeste que cette prétention de médicamenter lorsqu’on ignore absolument…

M. Brou sourit de cette indignation, que tout écolier bien appris professe contre ce qui s’écarte des règles précises de l’enseignement littéral, et il interrompit Albert en disant :

— Marianne, à cette occasion, m’a précisément exprimé son regret de l’ignorance où elle se trouvait plongée à l’égard des plus simples prescriptions de la médecine. Le médecin ne venait à Trégarvan que toutes les semaines, et plus d’une fois le père et la fille, qu’on réclamait quand le moindre accident survenait, se sont trouvés malheureux de leur impuissance.

— Cela revient à dire qu’il est très-fâcheux qu’une localité soit privée de médecin, mais le remède à cela n’est pas assurément de donner à toutes les bonnes femmes des robes de docteur.

— As-tu fini, maudit ergoteur reprit le père impatienté. Nous allons toucher à l’école de médecine, et nous ne nous sommes pas encore entendus. Il ne s’agit pas encore une fois de faire étudier la médecine à Marianne…

— Parbleu ! je l’espère bien.

— Mais de lui communiquer ces connaissances usuelles, faciles, qui peuvent, à un moment donné sauver un noyé, un apoplectique, arrêter une hémorrhagie, conjurer les suites d’un accident, du retard souvent fatal du médecin, combattre une fièvre, améliorer une constitution faible, soigner une femme en couches, un enfant. Le but véritable est de prévenir, chez une jeune fille de dix-huit ans, malade de chagrin, une chlorose ou une névrose qui pourrait atteindre sa constitution d’une manière fatale.

— Je ne demande pas mieux, mon père, dit Albert, un peu étourdi, si tu ne vois pas d’autre moyen…

— Non, je n’en vois pas d’autres. On pourrait essayer des plaisirs mondains, mais son deuil les interdit ; on pourrait la faire voyager, mais je n’ai pas le temps d’accompagner ces dames ; on pourra plus tard la marier, mais aujourd’hui c’est trop tôt. On pourrait lui donner un professeur de littérature, mais elle ne s’en soucie pas. Il n’y a que l’étude, et cette étude-là, pour laquelle elle ait marqué un désir, une préférence. Elle sait déjà assez bien la botanique, c’est un bon commencement. Fais-en une infirmière instruite, un bon pharmacien. Et ne crois pas que ces leçons te seront inutiles à toi-même, car il n’y a rien de tel pour apprendre que d’enseigner. Il ne faut pas non plus que tu croies la chose puérile : l’hygiène est la somme, le fruit de la science. Il faudra préparer tes leçons.

— Fort bien, répondit l’étudiant ; reste à savoir si j’aurai le temps.

— Bah ! tu iras un peu moins au café, et ce n’en sera que mieux.

— Excepté pour moi.

— Comment ? te voilà bien malheureux de passer une heure par jour avec une charmante fille !

— C’est précisément ce qui m’embarrasse, et il me semble qu’on ferait mieux de lui donner un autre professeur.

— Et pourquoi cela ?

— J’entends un vieux. Il y a des choses délicates à dire…

— Tu les éviteras autant que possible, et, quand tu ne pourras pas les éviter, tu les diras simplement ; je suis persuadé que ton élève les acceptera de même.

— Puis c’est une intimité, cela et la réserve qu’on m’a imposée vis-à-vis de cette jeune fille…

— Je ne t’ai rien imposé, dit M. Brou en appuyant sur ses paroles, absolument rien, que d’agir en homme bien élevé vis-à-vis d’une jeune fille honnête.

— Il n’en est pas moins vrai, reprit Albert avec une sorte d’humeur, que je dois la considérer comme une sœur et qu’elle ne l’est pas.

— Je ne t’ai jamais parlé de cela.

— Ah ! par exemple, s’écria le jeune homme. Je me rappelle encore les recommandations de ma mère et les tiennes à cet égard, le jour où l’on a reçu la lettre de M. Aimont.

Pour le coup, le docteur trouva son fils un peu sot. On avait eu pourtant quelque raison de changer d’idées depuis ce jour-là.

— Il ne pouvait être question que de convenances, dit-il. Marianne est libre et toi aussi, et je ne vois pas pourquoi le fils de son tuteur aurait moins de droits qu’un autre vis-à-vis d’elle. Pour moi, je ne pourrais désirer qu’une chose, c’est qu’elle devint, de son plein gré, membre réel de ma famille. Mais il n’est question pour le moment que de la guérir, ajouta-t-il avec bonhomie, et j’espère que tu m’y aideras de ton mieux.

— Dès que tu le désires, dit Albert avec un air de contrariété ; mais j’avoue que çà m’embarrasse fort et ne m’enchante pas.

Le cabriolet s’était arrêté. Albert descendit en serrant la main de son père, et celui-ci le regarda s’éloigner d’un air de doute et d’observation, jusqu’au moment où le cabriolet eut repris sa course dans les rues étroites de la cité poitevine.

La même proposition fut reçue tout autrement par Marianne. Quand le docteur lui en fit part, le premier sourire qu’on lui eût encore vu effleura ses lèvres. Cependant, ensuite, elle s’inquiéta du dérangement que cela pourrait causer à Albert. Mais, le docteur l’ayant assurée que cette leçon profiterait au maître autant qu’à l’élève, elle ne fit plus aucune objection et laissa voir le plaisir qu’elle éprouvait.

Il fut convenu que la leçon aurait lieu avant le déjeuner, dans la salle à manger où se tenaient d’ordinaire Mme Brou et sa fille, et celle-ci fut vivement engagée par son père à en profiter. Mais Emmeline trouvait cela si extraordinaire, si extraordinaire, qu’une demoiselle étudiât ces choses !

— Voyons, papa, ne m’oblige pas du moins à quitter ma tapisserie ; je tiens tant à l’avancer. Et puis je ferais rire Albert, car cela me paraît si drôle ! Au moins, quand j’aurai le nez baissé sur mon ouvrage, on ne verra pas, et j’écouterai… Mais il ne faudra pas me faire de questions.

— Tu es une petite folle, lui dit son père. Et il ne s’en occupa plus.

Albert n’était pas éloigné de partager l’opinion de sa sœur, et il ne se gêna pas, en l’absence de Marianne, pour laisser voir sa contrariété. Cela inquiéta son père.

— Serait-il possible qu’il eût de l’éloignement pour Marianne ? demanda-t-il à sa femme.

— Non, certainement, répondit celle-ci ; il ne s’en occupe pas, voilà tout, et c’est pour cela que la leçon l’ennuie.

— Marianne est pourtant très-attrayante.

— Elle n’a pas la gentillesse et la vivacité d’Emmeline, mais elle est fort bien assurément. Le mal est qu’il n’y pense pas du tout.

— Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, quoiqu’ils fussent seuls, je crois qu’Albert a en ce moment un caprice pour Henriette.

— La petite couturière ?

— Oui, je lui ai même déjà dit de la laisser tranquille, je ne veux pas que chez moi…

— Il faudrait renvoyer cette fille.

— Oh ! elle se tient très-bien.

— Enfin on verra. Ces leçons une fois commencées…

— Oui, et le mieux est de ne rien dire. Pour Marianne, je crois que ce ne sera pas difficile. Elle m’a déjà dit qu’elle trouvait Albert bon et aimable. Je le crois bien ! Elle ne rencontrera pas ailleurs un plus gentil garçon. Mais, pendant qu’elle est en deuil et ne voit personne, il faut tâcher de prendre l’avance.

— Oh ! dit le docteur, qui sentit un peu de malaise de l’extrême clarté de sa femme, nous ne voulons pas circonvenir Marianne ; nous ne faisons rien que de loyal et dans son intérêt. Cependant il ne faudra parler à personne de cette leçon. Elle n’a rien que de très-convenable, puisqu’elle se passera sous tes yeux ; mais le monde est si méchant !

— Je crois bien. On m’a déjà fait des allusions, que j’ai très-dignement repoussées.

Le jeune professeur fut très-gêné pendant quelques jours ; mais, en voyant que son élève ne l’était point, qu’elle ne cherchait très-sérieusement qu’à apprendre et comprenait à merveille, il fut entraîné lui-même. Habitué à ne voir que des femmes volontairement frivoles et superficielles par éducation, il se disait avec étonnement :

— Comme elle est intelligente !

À vrai dire, ce ne fut pas un attrait pour lui ; il était trop fils de la bourgeoisie et trop Poitevin pour cela ; mais il en fut pris de respect, et surexcité de point d’honneur, et, ne voulant pas être au-dessous de sa tâche, ainsi que son élève s’en apercevait, il se mit à préparer sérieusement les matières de la leçon. Pour cette même raison, il devint assidu à l’école, qu’il négligeait auparavant…

— Ma chère enfant, dit un jour le docteur à Marianne, en lui faisant faire à son bras, par un pâle soleil de janvier, le tour du jardin anglais, je vous sais un gré infini de votre influence sur Albert.

— Comment cela ? dit-elle étonnée.

— Vous êtes la seule à ne pas vous en apercevoir. Nous avions l’année dernière de fréquentes querelles ; il n’étudiait pas sérieusement. Aujourd’hui il ne manque pas un cours ; je le sais, j’ai vu ses professeurs. Albert est un bon garçon, d’un caractère aimable et facile, et c’est précisément grâce à cela qu’il se laissait entraîner par ses camarades, qui l’aiment beaucoup et ne peuvent s’en passer. Or ce n’est pas du côté de l’école que les excursions avaient lieu le plus souvent ; la jeunesse, hélas ! est frivole. Pour Albert, comme il est très-intelligent, il se disait : « Bah ! je rattraperai cela. » Et il le rattrapait en effet, mais d’une manière légère, insuffisante ; car la médecine est une science infinie et qu’on n’étudie jamais trop. Je souffrais de voir d’aussi belles dispositions, — il en a beaucoup, — ainsi gaspillées ; je me disais : Voilà un garçon qui pourrait devenir peut-être un des princes de la Faculté et qui perd son temps à des niaiseries. Aussi, je vous le répète, Marianne, je vous suis très-reconnaissant…

— Mais vous vous trompez, mon cher tuteur ; je n’ai jamais dit à votre fils le moindre mot… D’abord j’ignorais et puis, je ne me serais pas permis…

— Sans doute, ma chère enfant ; mais cet heureux effet n’en a pas moins été produit par vous, c’est-à-dire par les leçons qu’il vous donne, où il met non-seulement de l’amour-propre, mais un sentiment d’intérêt, d’affection… sincères. C’est parce qu’il veut être digne de son élève que maintenant il se donne à l’étude avec plus d’ardeur.

— S’il en est ainsi, dit Marianne avec émotion, c’est moi qui dois lui être reconnaissante.

Touchée des bontés qu’on avait pour elle dans cette famille où l’on s’empressait à prévenir ses désirs, elle se sentait heureuse d’y avoir une influence utile ; de plus, elle sut à Albert beaucoup de gré de s’améliorer à cause d’elle. C’est en effet la plus grande séduction qu’on puisse exercer sur une personne d’un caractère élevé que de lui faire croire qu’on s’améliore sous son influence ; tous les bons instincts conspirent en ce cas sous forme d’attachement sérieux.

De ce moment, l’intimité d’Albert et de Marianne fit de grands progrès, et la jeune fille y mit une bonne volonté qui força les réserves un peu boudeuses d’Albert. En dépit des préjugés dont il avait l’héritage, et qui le mettaient en garde contre une jeune fille très-intelligente et très-curieuse de savoir, il fut bientôt vaincu par la simplicité, la bonté, la grâce de Marianne, qui d’ailleurs le traitait en frère aîné. Les leçons se prolongeaient, sans qu’il s’en aperçût, beaucoup au delà de l’heure, et souvent des conversations fortuites empiétaient sur les leçons.

Comme il est d’usage dans la nouveauté des affections, Albert ne se montrait à Marianne que par les beaux côtés de sa nature. Un peu de timidité, d’embarras même, vis-à-vis de cette jolie fille, lui seyait admirablement, en effaçant cette quasi-fatuité, cette satisfaction de soi qu’il portait dans ses relations habituelles. Avec cela, possédant bien son sujet, qu’il avait étudié d’avance, et dont il avait pris soin d’éplucher ou de voiler les passages scabreux, il offrait l’image d’un jeune homme à la fois savant et modeste, plein de délicatesse. Il finit par être pour Marianne la personne de la maison avec laquelle elle se sentait le plus en rapport, et dont elle recherchait le plus volontiers la conversation. Albert, en effet, avec ce même charme de jeunesse que recherchent naturellement les jeunes, était autrement aimable et varié qu’Emmeline, et ce fut très-naïvement que Marianne marqua sa préférence pour lui.

La pauvre Emmeline était cependant martyre sacrée de l’amitié, du moins de la parenté, en ce qui touchait le deuil de Marianne, et ce n’était pas sans peine qu’elle cachait les regrets, les soupirs, les larmes amères que lui causait son absence des fêtes de l’hiver. Déjà deux bals — des bals superbes ! — s’étaient donnés sans qu’elle y parût. Quelle douleur pour une fille de 18 ans, qui n’a que deux objets en tête, briller de sa personne et conquérir un mari. Un jour, ses yeux rouges la décelèrent ; un mot de Mme Brou livra le secret, et Marianne, très-affectée de se voir une cause de chagrin pour sa cousine, obtint que l’on voulût bien, la laissant à la maison, conduire Emmeline au bal. Ces dames, dès lors, allèrent en soirée, accompagnées d’Albert, et le docteur resta près de sa pupille.

— Et pourquoi ne pas y aller vous aussi ? lui disait-elle, je puis bien rester seule.

— Laissez donc, répondait le docteur, ne voyez-vous pas que je suis trop heureux d’avoir une raison ?

— Comment donc ? ce ne serait pas convenable ! s’écriait Mme Brou.

Et Marianne, étonnée, répétait :

— Pourquoi ?

Mais le docteur, dans les soirées en tête à tête avec sa pupille, était si bonhomme et si aimable que Marianne en effet, ne put croire qu’il regrettât le bal. Brochant sur les leçons d’Albert, il éclairait de son expérience la littéralité du livre, racontait, mêlait la vie au précepte. Il parlait aussi de philosophie, de littérature, semblait un homme universel à cette écolière de dix-huit ans. En outre, elle l’aima ; car il était si bon ! La famille avait toujours une large part dans ses causeries. Il parlait avec tant d’affection et de respect de sa bonne femme ; avec tant d’amour de ses enfants, d’Albert surtout, l’espoir de la famille, le continuateur de son père. Il allait jusqu’à rapporter des traits de son enfance, charmants de cœur et d’esprit ; et sa tendresse inquiète le cherchait dans l’avenir. Aussi touchée qu’elle était sincère, Marianne écoutait en souriant, jusqu’au moment où le docteur s’interrompant lui-même :

— Eh bien qu’est-ce que je dis là ? Je suis un vieux fou ! je me laisse aller avec vous, ma petite amie, à radoter en père complaisant.

Alors, il s’occupait d’elle-même, et elle regrettait qu’il ne s’abandonnât plus. Marianne s’attacha promptement à cette famille, et lorsque dans le silence de sa chambre, repliée sur elle-même, pleurant toujours le passé, elle songeait vaguement à sa destinée, elle se disait que son pauvre père, contraint de l’abandonner, n’avait pu faire un meilleur choix.