Marianne (Léo)/5

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Bureaux du Siècle (p. 190-198).

V

Un soir — on attendait pour se mettre à table l’arrivée du docteur et de son fils, — Louison vint dans la salle à manger, toute haletante :

— Madame…, madame ! un grand nuage rouge qu’on voit du jardin. Ça doit être un incendie ou bien un miracle !…

— Vous me donnez la chair de poule ! s’écria Mme Brou, et aussitôt elle sortit, suivie ou plutôt précédée d’Emmeline, que tout événement faisait courir.

Au-dessus du mur du jardin, du côté du sud, se montrait en effet, une vaste lueur mouvante, d’un rouge sinistre.

— C’est un incendie, cria Marianne de sa fenêtre ; je vois les flammèches !

Emmeline était déjà sur l’escalier, et bientôt tout le personnel de la maison, y compris la cuisinière, fut réuni dans la chambre de Marianne, la remplissant d’exclamations sur l’événement.

— Il faudrait y aller, dit Marianne, pour aider.

— Y aller, dit Mme Brou au comble de l’étonnement, en regardant sa nièce des pieds à la tête, y aller ! Vous parlez pour ces filles apparemment, car vous ne voudriez pas…

— Mais, madame, répliqua Marianne, c’est un grand danger. Tous les bras sont bons pour faire la chaine.

— Grand Dieu ! Marianne, taisez-vous et ne dites jamais ces choses-là devant personne ! Dans votre village, ce pouvait être bon ; mais ici… les femmes qui se respectent ne vont pas dans les cohues !… Est-il possible que vous ayez de ces idées-là ?

— Eh bien ! nous, madame, laissez-nous aller, dirent la cuisinière et Louison, seulement pour voir.

— Ce n’est pas très-convenable, dit Mme Brou ; je n’aime pas que les gens de ma maison…

— Seulement pour voir, madame, nous viendrons vous dire des nouvelles.

— Ah ! oui, maman, laisse-les partir, dit Emmeline.

— Mais ton père et ton frère vont arriver, et il faut servir le diner…

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle en regardant à sa montre, mais ils devraient être ici. Ils auront couru à cet incendie ! Ah ! ciel ! Eh bien ! allez, et, si vous voyez ces messieurs, dites-leur le revenir bien vite, que je les attends, que je serai sur les charbons ardents jusqu’à leur retour.

Les bonnes s’envolèrent avec la hâte de filles curieuses, tenues sévèrement, pour qui ce sinistre était une aubaine, et Mme Brou resta sur les charbons ardents dont elle avait parlé, ou elle parvint bientôt à mettre également ses deux compagnes, à force d’imaginer les dangers qu’avaient pu braver son fils et son mari. Marianne pourtant pensait que d’autres personnes étaient certainement dans cette situation et en frémissait d’angoisse. Le roulement du cabriolet s’était fait entendre, on se précipita dans la cour. Le docteur venait en effet de l’incendie ou plutôt il avait fait un détour pour juger de la gravité. C’était assez considérable. Le foyer s’était déclaré dans de mauvaises maisons de la rue de la Tranchée, habitées par des ouvriers.

Ces gens-là se logent dans des bicoques vermoulues, et puis ça ne prend aucun soin, aucune précaution !

— Ça brûlait comme de la paille. Les pompes arrivaient, mais trop tard.

— Tu n’as pas vu Albert ? s’écria Mme Brou.

— Non ; il n’est pas encore arrivé ? Ah !… Allons, sois donc tranquille ; il va revenir.

— Pensez-vous, mon oncle, demanda Marianne, qu’il y ait des personnes en danger ?

— Je ne sais pas, je n’ai pu arriver assez près, et je ne voulais pas rester de peur de vous inquiéter…

— Albert se sera exposé ! je le connais ! criait Mme Brou, Ah ! que je suis malheureuse ! Si c’était convenable, j’irais…

— J’irais moi-même plutôt, dit le père ; mais à quoi bon ? Il y a là beaucoup de monde et pourquoi veux-tu croire que ton fils particulièrement se soit exposé…

Il ne put être question de se mettre à table ; on sortit sur le perron, afin de voir plus tôt revenir Albert. Là se passèrent quelques minutes d’une angoisse, impitoyablement alimentée par les exclamations et les gémissements de Mme Brou ; tout à coup débouchèrent les bonnes effarées.

— Grand Dieu ! allez-y, monsieur, crièrent-elles, faites-le descendre ; il faut qu’il veuille se périr. Tout le monde dit qu’il n’en reviendra pas !

— Qui donc, imbéciles hurla le docteur.

— M. Albert ! Il est monté sur le toit et les flammes sortent, que c’est horrible !

Mme Brou se trouva mal, et le docteur la laissant aux soins des jeunes filles, courut avec des jambes de jeune homme vers le lieu où son fils était en danger.

— Albert ! Albert ! disait Marianne en sanglottant.

En la voyant pleurer, Mme Brou se releva un instant et d’un air terrible :

— Il est bien temps… C’est vous !… C’est vous qui êtes cause !…

Puis elle retomba en poussant un cri perçant :

— Mon fils ! mon fils ! Albert !

Emmeline, elle aussi, pleurait et tremblait comme une feuille au vent. Un épouvantable quart d’heure se passa.

Au bout de ce temps, une voiture parut à l’angle qui bornait la vue du côté de Blossec. Une tête d’homme, agitant un mouchoir blanc, se penchait à la portière. C’était lui ! c’était Albert ! La voiture s’arrêta devant la grille, et ce fut le docteur qui descendit le premier, soutenant son fils, Albert était pâle et avait la main entourée de linges…

Ce jour-là, Mme Brou franchit les convenances, je veux dire la grille du petit hôtel, sans châle ni chapeau, et serra son fils dans ses bras avec des démonstrations folles, au milieu desquelles elle cria :

— On n’a pas le droit d’être héroïque quand on a sa mère !

Emmeline à son tour se jeta au cou de son frère, et Marianne vint aussi embrasser Albert ; puis, au milieu de tant de déclamations et de cris, elle ne dit rien, mais son vif serrement de main et son regard éloquent comptèrent pour le jeune homme plus que tout le reste.

Entièrement oublié pendant cette scène, le docteur promenait sur chacun des acteurs, et sur deux tout, son regard observateur et sagace.

— Assez d’épanchements, dit-il tout à coup. Albert n’a maintenant qu’une chose à faire se mettre au lit et se bien soigner, Dépêchons-nous.

— Mais non, mon père, s’écria le jeune homme ; je ne suis nullement malade. Je suis guéri, je n’ai rien ! Je vais même faire honneur au diner…

— Tu vas te coucher, répéta le docteur d’un ton péremptoire. Tu me permettras peut-être de juger de ton état et d’être ton médecin ?

Étonné, le jeune homme dut céder. Il monta, suivi de sa mère, et le docteur, avec les jeunes filles, rentra dans la salle à manger, où il se promena de long en large d’un air préoccupé.

— Qu’a donc Albert, père ? demanda Emmeline.

— Il a, ma fille, qu’il veut braver la douleur comme il a bravé la mort, et cela pour ne pas vous inquiéter ; mais il a grand besoin de soins, car il a fait une chute grave. Ne dis rien de cela à ta mère, elle est déjà trop impressionnée ; mais pour vous, mes anges, qui serez plus raisonnables, ayez bien soin de lui quand je ne serai pas là, et faites rigoureusement exécuter mes prescriptions. Il ne faut pas que ce garçon-là devienne poitrinaire.

Au dîner, il raconta l’épisode, émouvant, dont Albert, dit-il, avait été le héros. Une vieille femme, restée dans les combles d’une des maisons incendiées, se montrait à une des lucarnes et jetait ces cris d’horreur et de désespoir que la peur d’une mort horrible arrache à la créature vivante. Mais on hésitait devant la grandeur du péril ; car, la maison où elle se trouvait n’était qu’un assemblage de bois et de platras, que déjà tordait l’incendie, et qui semblait devoir à chaque instant s’abimer dans le brasier. Les pompiers, arrivés trop tard, étalent absorbés par le service de leurs machines. Albert alors, et quelques autres jeunes gens, avaient dressé une échelle dans le seul endroit où elle put s’appliquer encore, et qui malheureusement était assez loin de la lucarne. Puis Albert à leur tête s’était risqué sur le toit brulant, qui menaçait de s’effondrer sous leurs pieds. Il atteignit la lucarne, enleva la malheureuse au milieu de tourbillons de flammes et des fumée, la remit à un de ses compagnons, et les suivit sur l’échelle, ayant déjà reçu une grave blessure à la main. Dans la descente, un des échelons que léchaient les flammes se rompit, et Albert fut précipité d’une assez grande hauteur.

— C’est cette chute qui m’inquiète, ajouta le docteur, surtout dans l’état de santé où se trouve Albert. La mélancolie est une fâcheuse prédisposition et le plus grand auxiliaire des maladies. Il a la fièvre. Je crains qu’une congestion au poumon ait pu se produire. Il avait la respiration oppressée depuis quelques jours.

— Donnez-moi vos instructions, mon oncle, dit Marianne d’un ton à la fois mélancolique et résolu, et permettez-moi d’être la garde-malade d’Albert.

Le docteur la contempla avec attendrissement.

— Ce serait avec bonheur, ma chère enfant, lui dit-il ; car je suis sûr que… vous le guéririez ! Mais pourtant… non ! cela ne m’est pas permis.

— Je vous en prie, dit Marianne avec des larmes dans les yeux ; vous ne pouvez pas me refuser.

— Je serais trop cruel pour mon fils en vous interdisant de joindre, vos soins à ceux de votre tante et de votre cousine ; mais… Tenez, je laisse Mme Brou arbitre de votre intervention, sachant bien que je puis me. fier à elle en tout ceci.

Assurément il le pouvait. Dès le soir même, Marianne était installée au chevet d’Albert. Ce n’était pas que Mme Brou y eut consenti. Non, certes ; car ce n’était pas convenable. Mais Marianne avait tant insisté pour voir son cousin, que Mme Brou lui avait permis d’entrer avec elle-même ; puis Mme Brou était sortie pour faire une tisane. Ce n’était pas sa faute si elle seule savait bien faire les tisanes, et ne devait-elle pas s’occuper du cher malade avant tout ? Elle avait d’ailleurs laissé Emmeline en tiers. Mais Emmeline, que sa mère avait chargée de plusieurs choses à faire ce soir même, était sortie à son tour. Innocence de jeune fille ! Peut-on deviner qu’un tête-à-tête permis au jardin ou au salon soit défendu dans une chambre ?

Restée seule ainsi avec Albert, Marianne s’était aussitôt avancée vers lui, et, avec un insouci plus grand encore des convenances, elle avait pris la main du jeune homme. Elle ne parlait pas encore, mais quelle agitation révélaient ses yeux à demi baissés, ses joues colorées, son sein oppressé ! Albert la regardait avec une angoise mêlée d’ivresse. Que venait-elle donc ainsi lui apporter ?

— Cher Albert ! dit-elle enfin, cher Albert…

Sa voix s’arrêta ; elle pressa longuement la main de son cousin, et se laissa tomber sur la chaise qui était au chevet du lit.

— Que vous êtes bonne, Marianne lui dit-il.

Et il retenait en soupirant la main chérie dans les siennes.

Oh ! c’est vous qui êtes bon, vous qui exposez votre vie pour sauver celle des autres…

— Bah ! je n’ai rien ou presque rien fait. Il est si naturel de courir au secours de ceux qui se brûlent ou qui se noient !

— Oui, mais c’est pourtant beau. Ah ! si vous n’en étiez pas revenu… Albert !…

— Eh bien ! ce n’aurait peut-être pas été un grand malheur.

— Ne dites pas cela. Qui donc s’en serait consolé ?

Il la regarda en soupirant :

— Vous la première ici, Marianne, puisque vous ne m’aimez pas.

— Albert ! moi je ne vous aime pas ! Ah ! si vous saviez ce que j’ai souffert quand j’ai cru… et puis ma tante, qui m’a reproché…

Elle fondit en larmes.

Albert se souleva énergiquement.

— On vous a reproché ?… C’est indigne, cela ! C’est une chose que je ne souffrirai pas, qu’on vous persécute à cause de moi ! Je partirai plutôt ! N’êtes vous pas libre ?

— Oui, cher Albert ; mais je ne veux plus l’être, je veux…

— Que voulez-vous donc, Marianne ? lui demanda-t-il en tremblant ; car le trouble, les pleurs, la rougeur de la jeune fille le saisissaient d’espérance.

— Je veux vous aimer, Albert, autant que vous l’avez désiré !…

Elle s’arrêta de nouveau, les lèvres entr’ouvertes par un souffle haletant, le front courbé. Il poussa un cri de joie et l’enlaça de ses bras.

— Ô Marianne… Marianne… Est-ce possible ?… tant de bonheur !… Vrai ?… C’est bien vrai ?… répétait-il ébloui, en couvrant de baisers les mains de la jeune fille.

— Oui, répondit-elle, d’une voix douce. Vous êtes si bon et si généreux, Albert !…

Ce fut à peine s’ils entendirent la porte s’ouvrir, et si Marianne eut le temps de se reculer un peu. Cependant Mme Brou, si sévère sur les convenances, ne dit rien en voyant sa nièce assise au chevet du lit de son fils.

— Voici ta tisane, mon chéri ; elle n’est pas trop chaude, parce que je l’ai mise un moment sur la fenêtre. Bois tout de suite.

— Eh ! maman, je n’ai pas besoin de tisane ! je ne suis pas malade I je suis guéril jo suls très… très-bien !… Il sé rejeta de l’autre côté, dans l’ombre, en voyant le regard de sa mèro s’appuyer sur lui et sentant son visage tout plein de rayonnements. Mme Brou glissa un regard du côté de Marianne, et parut satisfaite de l’é- motion qu’ello vit également sur les traits de la jeune fille. D’un ton gourmé, elle n’en demanda pas moins où pouvait étro Emme- line ; mais celle-ci ne fut grondéo de son absence ni ce soir-là ni les jours suivants. Marianne rentra dans sa chambre, empor lant un regard d’Albert, qui lui versa tout un monde d’amour, de reconnaissance et d’adoration. Elle avait le cœur trop plein du bonbour qu’elle venait de donner pour ne pas se sentir heureuse en même temps que profondément émue. Ne pouvant songer à dormir ni à s’occuper d’autre chose, elle s’assit dans le coin le plus sombre de la causeuse, et bientôt, se trouvant génée par la lumière, elle l’éteignit. Alors, à demi couchée, le front sur son bras olendu et ses cheveux bouclés ruisselant autour de sa tête, elle se plongea dans ses pensées.

Quel acte elle venait de faire ! Elle avait donc engagé sa vie entière ? Oui !… Mais elle ne pouvait le regretter. Comme il était heureux ! Et bon, généreux, sincère ! Oh ! il méritait bien d’être aimé !… Quel beau regard ! Le regard est la parole de l’âme. Oh ! elle était bien aimée !…

Maintenant c’était fini ! sa vie était faite ! sa vie était une avec celle d’Albert ! Elle avait pris seule cette grave résolution I… O père chéri, tu n’étais plus là pour me con- seiller ; mais n’est-ce pas la famille que tu as élue pour le remplacer près de moi ? Je reste tu m’as placéel. Les yeux ferns, l’esprit tendu, elle cher- chait à voir sa vie future, au dehors bien simple. Elle serait dans trois ans la femme d’Albert ; ils se fixeralent à Poiliere ou ail- leurs, à Paris peut-être ? Ah ! comme on se- rait mieux à Trégarvan ! On n’avait pas bo soin d’une riche clientèle, on ferait du bien. Voudrait-il cela, lui ?… Ici la vie intérieure intervenait avec ses mystères de toute nature. Voudraient-ils en- semble ? Aurait-il toujours cette ardeur à la satisfaire L’aimerait-il toujours de même ? Cet amour, qui l’avait appelés à lui donner sa vie, parce qu’il l’aimait, justifierait-il toujours ce don immense ? Feraient-ils comme tant d’autres qui avaient cessé de s’aimer ? Elle frémit à cette pensée ; mais elle se rappela ce qu’avait dit Albert à ce propos :

— Ces gens là ne s’aimaient pas.

Et cette explication lui sembla très-juste. Eux, ils s’aimaient. Elle ne pouvait douter de l’amour d’Albert, et, quant à elle-même, oh ! certes, cette émotion troublante et charmante qu’elle éprouvait devant cet amour… c’était bien de l’amour aussi. Les beaux regards qu’il jetait sur elle la pénétraient au cœur. Tout à l’heure, quand il avait couvert ses mains de baisers, elle avait frémi dans tout son être, et ce qui lui gonflait ainsi le cœur, si fortement qu’elle y portait la main, comme pour contenir l’effort intérieur, qu’était-ce donc ? C’était son bonheur à lui ! C’était l’amour !

Elle songeait encore, et des questions confuses naissaient et mouraient dans son esprit, avant d’avoir acquis une forme précise, comme ces légères vapeurs qui sortent de terre sous les rayons du soleil et s’y absorbent. Entre le premier baiser d’amour qu’elle venait de recevoir et l’apparition des petites têtes blondes et roses qu’elle voyait flotter à l’horizon, résidait un monde inconnu, sur lequel tous se taisaient, et que ce mystère faisait supposer plein d’attraits et de profondeur. Elle restait là, demi frémissante et demi-charmée, comme sur le bord d’un précipice fleuri qui attire, mais où l’on craint d’être emporté malgré soi.

Alors une voix légère, douce et pure, s’éleva, qui remplit tout l’espace d’ondes claires, lumineuses et ruisselantes : c’était le rossignol qui chantait ses amours. Émue comme s’il lui parlait à elle-même, la jeune fille écouta ; puis elle alla s’accouder à sa fenêtre pour entendre mieux. Elle se disait : C’est l’amour qui inspiré à ce petit oiseau sa mélodie. Que de beaux accents n’a-t-il pas inspirés à l’homme aussi ! Et, à défaut de chant, que de mélodies inédites dans l’âme, révélées par le regard ! Ohl out, c’est une grande chose que l’amour : c’est la poésie du monde !

Les étoiles resplendissaient ; il semblait à Marianne qu’elles la regardaient et lui disaient : Aime, pauvre enfant ! l’amour est la grandeur infinie qui dépasse l’espace et le temps ; aucun être sans lui n’a connu la vie. Dans l’herbe, les vers luisants jetaient leurs feux d’amour, et les fleurs, secouant leur pollen et leurs parfums, confiaient au vent leurs caresses. Jamais la jeune fille n’avait mieux senti la nature, ne l’avait trouvée si grande et si belle. Elle-même se sentit plus forte, plus compréhensive, meilleure, et comme sacrée par une religion nouvelle ; elle venait de vouer sa vie, de faire un serment : son enfance était finie, elle devenait membre actif de l’humanité ! Cela l’émut d’attendrissement et de fierté, et, reconnaissante envers celui qui l’avait initiée à cette nouvelle vie, elle murmura : Oui, je t’aime, cher Albert !

À partir de ce moment, ils vécurent délicieusement des joies de leur amour, que, d’un commun accord, ils gardèrent secrètes. La surveillance peu gênante de Mme Brou leur laissait toujours de temps en temps quelque tête-à-tête ; en présence des autres, un regard, un mot, leur suffisaient pour se répéter qu’ils s’aimaient, qu’ils étaient heureux.

Afin d’être plus libre de voir Marianne, Albert, dès le lendemain, malgré l’ordonnance paternelle, quitta sa chambre, jura qu’il n’était pas malade, qu’il mourait d’appétit, et se mit à table. Mais il ne put manger, son bonheur l’étouffait.

— Tu vois bien que tu es malade ! s’écria le docteur irrité.

Il trouvait que son fils gâtait une situation superbe ; cependant, aux rayons qui transperçaient les paupières d’Albert, malgré lui, à l’air absorbé, doucement rêveur de Marianne, il comprit qu’on pouvait se passer de ses ordonnances et se borna à recommander qu’Albert ne quittât point la maison. C’était le meilleur moyen d’être obéi. Albert n’avait nulle envie de courir le monde. Assis dans la salle à manger, près de Marianne, causant avec elle et la regardant sans cesse, ayant mille prétextes de toucher sa main d’effleurer ses cheveux, il eût accepté de passer là sa vie. Seul avec elle, pendant les fréquentes absences de sa mère et de sa sœur, à peine osait-il davantage. Il l’adorait pieusement, il ne pouvait comprendre encore son bonheur.

— Suis-je digne de vous ? lui disait-il avec l’humilité charmante de l’amour. Non, mais je tacherai de le devenir. Et il se sentait des forces nouvelles, portées avec puissance vers le beau et le bien ; tout son être palpitait de sentiments généreux, il ne se reconnaissait plus et lui disait avec candeur : « Vous avez fait de moi un autre homme ! » Il versait son cœur devant elle, il était plein d’élans naïfs ; jeune, ardent, sincère, et Marianne, de plus en plus heureuse et confiante, jouissait du bonheur de l’admirer en l’aimant.

Le lendemain de l’incendie, comme ils étaient réunis tous les quatre dans la salle à manger, Emmeline, ayant ouvert l’Écho pictorien, s’écria :

— Oh ! par exemple, voilà comment on raconte les choses ! Mais c’est indigne !

— Qu’est-ce donc ?

— C’est l’incendie. Je ne sais pas qui a écrit cela. On n’y parle que de M. Pierre Démier, et c’est à peine s’ils ont mis le nom d’Albert.

— Est-il possible ? s’écria Mme Brou ; il faut que ce rédacteur soit imbécile !

— Mais, dit Albert…

Il se tut. Emmeline avait commencé de lire :

« Hier un violent incendie a éclaté dans la rue de la Tranchée, au sein de ces bicoques habitées par des indigents dont on connait l’imprévoyance, le désordre et l’imprudence. Allumé sans doute par quelque ivrogne ou par quelque petit polisson jouant avec des allumettes, l’incendie s’est rapidement propagé dans ces misérables demeures, la plupart en bois vermoulu, et l’on a pu craindre un instant pour la belle maison neuve de MM. Frémond, qu’on est heureusement parvenu à préserver. Quelques personnes de la classe ouvrière ont reçu des brulures en cherchant à sauver leur misérable mobilier ; mais aucune perte de vie n’est à déplorer, grâce à la courageuse initiative de quelques-uns de nos concitoyens. Une vieille femme, oubliée dans un grenier, poussait à sa lucarne des cris déchirants ; mais la maison où elle se trouvait, envahie de tous côtés par les flammes, menaçait ruine. M. Pierre Démier, un de nos plus brillants élèves en médecine, s’empare d’une échelle et, malgré les représentations qui lui sont adressées, l’applique au mur brûlant et monte. Cet exemple intrépide est bientôt suivi : trois autres jeunes gens s’élancent après lui, parmi lesquels nous sommes fiers de citer M. Albert Brou, le fils de l’éminent docteur. Mais déjà l’héroïque Démier est à la lucarne. Les flammes redoublent d’intensité, elles l’entourent, le léchent ; elles semblent vouloir lui disputer leur proie. La vieille femme hésite, pousse des cris perçans ; on craint qu’elle n’entraine son sauveur. Un instant, une fumée rougeatre les dérobe aux yeux des spectateurs, qui jettent des cris d’angoisse. Enfin l’on voit reparaitre Pierre Démier, trafnant après lui celle qu’il arrache à une mort épouvantable, au péril de sa propre vie. Mais le toit semble près de s’effondrer : seraient-ils sauvés ? Albert Brou est au sommet de l’échelle, il pose un pied sur le toit. Tout le monde lui crie : N’allez pas ! n’allez pas !  !

En effet, la moindre surcharge peut causer l’effondrement. M. Brou s’arrête. Pierre Démier arrive enfin près de l’échelle et il remet la malheureuse presque évanouie à Albert Brou, qui, chargé du fardeau, descend quelques échelons et le remet à la personne qui le suit. Pierre Démier descend à son tour et un immense soupir de soulagement s’échappe de toutes les poitrines. Un instant après, la maison tout entière fondait dans la braise. Mais tous étaient sauvés ! et l’on n’avait plus qu’à remercier la Providence de n’avoir point permis que nos jeunes et vaillants concitoyens fussent victimes de leur dévouement. »

— C’est une absurdité ! s’écria Mme Brou. Aller faire un héros de ce Pierre Démier, le fils de notre charpentier ; tandis qu’Albert…

Elle se leva dans un transport d’indignation :

— Je croyais que l’Écho pictorien était un journal qui se respecte, mais…

— Me Sera-t-il permis de donner mon avis ? dit Albert.

— Sans doute, parle ; je veux que ton père aille exiger une rectification.

— Voyons, maman, un peu de calme. Tu n’y étais point, n’est-ce pas, et j’y étais ? Eh bien ! le récit est amphigourique et boursouflé, mais après tout assez exact. Pierre a été réellement l’initiateur du sauvetage, c’est lui qui a porté l’échelle…

— Mais c’est toi qui as monté.

— Oui, mais après lui.

— C’est toi qui as arraché la vieille femme, qui as marché sur le toit brûlant, au milieu des flammes !…

— Non, mille fois non ; c’est Pierre.

— Ton père nous l’a dit.

— Mon père s’est trompé ou plutôt on l’a trompé, car il n’est arrivé qu’après l’évènement et quand je venais de tomber, ainsi que Pierre, aux derniers échelons, parce que l’échelle était rongée par le feu. C’est Pierre qui est allé sur le toit jusqu’à la lucarne, et je l’attendais en effet au haut de l’échelle, prêt à lui porter secours, si……

— Prêt ! oui, sans doute, héroïque enfant, et ce n’est pas la faute si ce Pierre a passé devant. Voilà comment se font les réputations. D’ailleurs tu es toujours trop modeste, toi.

Albert se mit à rire.

— Voyons, maman ; il ne faut pas être jalouse comme ça. Je voudrais bien être le héros, moi, puisque ça te ferait plaisir, ce que peut-être on m’en aimerait davantage. (Il regarda Marianne.) Mais enfin ce n’est pas moi cette fois-ci ; je tâcherai de prendre ma revanche un autre jour.

— Non, vraiment ! s’écria-t-elle ; pour cela, je te le défends. C’est assez comme cela. Veux-tu me faire mourir ? Tu n’as pas le droit de l’exposer.

— Alors il ne faut pas en vouloir à Pierre d’avoir pris ma place. À propos, je voudrais bien avoir de ses nouvelles, car c’est lui qui a dû se brûler ! Puis il est tombé de plus haut que moi.

— Bah ! un garçon de sa classe ne se sera pas fait de mal ; ils sont habitués… D’ailleurs tu n’es pas lié avec lui.

— Mais si, dit Emmeline ; je l’ai vu l’autre jour avec Albert, qui l’emmenait dans sa chambre.

— Albert ! Je l’avais défendu de te lier avec ce garçon, dit Mme Brou ; il y a assez de jeunes gens de notre rang, sans que tu ailles chercher un ouvrier…

— Mais Pierre est un des plus distingués de l’école, et du reste un excellent garçon ; ce n’est pas lui qui est ouvrier, c’est son père.

— C’est la même chose ! répliqua d’un ton sec la fille de maître Chouron. Si tu l’engages à venir chez toi, il faudrait donc aussi que tu allasses chez lui… Cela ne convient pas au fils du Dr Brou ; je te l’avais dit, et je suis mécontente que tu n’en ales pas tenu compte.

— Ne t’échauffe pas là-dessus, maman ; Pierre est trop fier lui-même pour se lier avec nous, et il a plus d’une fois dédaigné nos avances. Il ne songé d’ailleurs qu’à travailler. S’il est venu ici quelquefois, c’est parce que naturellement nous nous rencontrons en chemin et que je lui ai demandé des explications, pour lesquelles j’avais besoin de lui montrer mes cahiers. Mais, l’autre jour, quand je l’ai engagé à monter simplement, — j’étais avec Turquois et Chevin, — pour causer et fumer avec nous, il a refusé sous un prétexte…

— Tu lui demandes des explications, toi, à ce garçon-là. Est-ce possible ?

— Puisque je te dis qu’il est peut-être le plus fort de nous tous. Tu as des préjugés, ma pauvre maman !…

En ce moment, les yeux de Mme Brou, déjà très-contrariée de toutes ces choses, tombèrent sur Marianne, qui semblait écouter attentivement, et tout aussitôt son visage animé s’enflamma davantage. Se tournant brusquement vers Emmeline :

— Comment se fait-il, mademoiselle, que vous vous permettiez de lire les faits-divers, quand cela vous est défendu ?

— Mon Dieu ! maman, répondit la jeune fille, saisie de cette brusque interpellation, c’est que je voulais voir qui prêchait à Saint-Pierre, voilà tout, et…

— Un sermon et un incendie, ça n’est pourtant pas la même chose, il me semble ?

— Non ; mais, après le sermon, j’ai vu l’incendie, et alors j’ai voulu lire, parce que je pensais qu’on faisait l’éloge d’Albert.

— Pas du tout, c’est l’éloge de M. Pierre, fils du charpentier d’à côté. Je ne l’aurais pourtant pas cru de l’Écho pictorien, qui est un journal de bons principes.

— Ne lui en veux pas, maman, dit Albert, qui avait pris le journal, il y a tant d’autres bonnes choses ; tiens, rien que deux miracles pour aujourd’hui : l’un à Sainte-Radégonde, l’autre à la campagne. Et puis des tirades bien senties contre les incrédules et les républicains. Ne la gronde pas, va.

— Toi, tu ris de tout, dit Mme Brou, trop en colère pour goûter cette fois les facéties de son fils.

Et elle s’en alla à la cuisine sans doute pour exhaler sa mauvaise humeur aux dépens des bonnes. Emmeline ne tarda pas à s’absenter également, les deux amants restérent seuls. Ce fut Marianne qui s’approcha la première en prenant la main d’Albert.

— Moi aussi, je suis mécontente, dit-elle.

Cependant elle souriait.

— Vous aussi, Marianne ? Oh ! alors, si j’avais su, je me serais tout bonnement jeté dans le brasier.

— Méchant… je suis mécontente d’un mot que vous avez dit en me regardant : qu’on vous aimerait peut-être davantage, si votre courage eût mieux éclaté.

— Ah ! Marianne ! c’est bien vrai ? Vous ne m’en voulez pas d’être au-dessous du récit que vous à fait mon père ? Ma mère m’en veut bien, elle.

— Pas moi.

— Oh ! Vous, vous, Marianne ! C’est que vous êtes la divinité du beau et du bien. Vous êtes si bonne ! Mon Dieu ! que ferai-je pour être en effet un héros, c’est-à-dire un homme digne de vous ? Ah ! oui, je regrette bien de n’être pas monté le premier, de n’avoir pas atteint la lucarne plus tôt que Pierre !… Mais une autre fois…

— Vous avez été sincère, cher Albert ; vous n’avez point cherché à vous parer d’un héroïsme qui cependant était dans votre pensée, et je vous aime mieux ainsi, Que cela est triste de faire d’un dévouement une vanité !…

Il la regardait avec ivresse parler ainsi de son air doux et pensif, en baissant les paupières sous les regards enthousiastes qu’il attachait sur elle, mais sans pouvoir cacher les flammes pures de son œil noir et l’incarnat croissant de sa joue. Il tenait dans les siennes les deux mains de Marianne et les baisait alternativement.

— Oh ! c’est assez, disait-elle à demi-voix en cherchant à retirer ses mains.

— Est-ce que je vous fâche, Marianne ? Ah ! si vous saviez… quel bonheur !…

— Oh ! alors, dit-elle naïvement, en lui abandonnant ses mains.

Pourtant, l’instant d’après, elle les retirait encore, impressionnée, confuse de ces baisers brûlants, et ne sachant qu’invoquer dans son trouble, le monde extérieur revint. à sa pensée.

— Ah ! si l’on venait ! Laissez-moi !

Il la laissa, et tout de suite elle courut à la fenêtre à demi ouverte, et mit sa tête dans ses mains.

— Que cela est grand et doux, l’amour ? pensait-elle. Pourquoi suis-je émue ainsi ?

L’air, embaumé par les parfums des lilas, des glycines et des marronniers, caressait ses joues brûlantes, et lui infusait dans, sa tiède haleine toutes les harmonies du printemps. Au bout d’un instant de rêverie, Marianne releva son front sérieux, et regardant fixement Albert, qui l’avait suivie :

— Si je croyais, dit-elle, que nous ne dussions pas nous aimer toujours, je préférerais mourir.

Il répondit par d’enthousiastes serments.

Les fenêtres de la salle à manger donnaient sur la rue, en face de la grille à demi ouverte. Une personne parut et pénétra dans le jardin en se dirigeant vers la porte de la maison. C’était un jeune homme qui portait un cahier roulé sous le bras.

— Eh ! c’est Pierre ! s’écria Albert.

En même temps, il poussa la persienne à demi fermée. Le jeune homme s’approcha et échangea une poignée de main avec Albert, et rougit légèrement en saluant Marianne,

— J’ai appris à l’école que vous étiez malade par suite de l’affaire d’hier, dit-il à Albert, et je venais demander de vos nouvelles. Je vois avec plaisir que vous n’êtes pas alité.

— Je n’ai véritablement aucun mal, répondit Albert ; ce n’est qu’une excessive prudence de mon père qui me retient à la maison. Moi aussi, je m’inquiétais de vous, et avec plus de raison ; car c’est vous seul, mon cher Pierre, qui vous êtes sérieusement exposé.

— Bah ! je n’ai eu que les cheveux roussis et quelques écorchures, qui heureusement ne m’empêchent pas d’écrire.

— En effet, vous avez fait couper vos cheveux ; c’est pourquoi, au premier abord, je ne vous remettais pas. Mais cela vous va très-bien.

Pierre rougit de nouveau sur ce compliment.

— Mais, continua le jeune Brou, si vous avez perdu vos cheveux, en revanche vous avez gagné de figurer avec grand honneur dans les colonnes de l’Écho pictorien.

— On m’a montré cela. C’est pitoyable ! Et J’en suis en colère : Comment ! on ne peut pas monter sur un toit sans tomber sous la prose de ces gens-là ?

— Mais, monsieur, dit alors Marianne, ils vous ont rendu justice.

— Oh ! mademoiselle, pardon, c’est une chose ; la justice, qui n’est pas de leur compétence. Ils ont mis mon nom dans de sottes phrases à effet, ils ont boursouflé une chose toute simple, ils m’ont fait danser au bout de leurs ficelles. Je n’aime pas cela. Est-ce qu’une bonne action a besoin de compliments ? Faut-il avoir le désagrément d’être hissé sur un tréteau, et barbouillé de noir et de blanc, parce qu’on a eu la joie d’être utile ? Ce serait à en dégouter… si c’était possible.

— Mais, dit encore la jeune fille, il faut pourtant faire connaitre les belles actions : cela élève les âmes.

— Alors qu’on taise au moins les noms, reprit le jeune homme. Vous ne sauriez croire comme cela gâte la joie qu’on éprouve… car enfin c’est un grand bonheur, je ne le cache pas, d’avoir arraché une créature à la mort. Vous avez dû sentir cela, vous aussi, Albert ?

En achevant ces mots, la voix de Pierre s’altéra un peu, et ses traits exprimaient une émotion si noble et si élevée, que Marianne en ressentit pour lui une sympathie soudaine. Déjà elle l’avait considéré avec autant d’intérêt que de curiosité, et le trouvait un peu étrange, mais d’une étrangeté qui lui plaisait. Il n’avait rien de la tournure et des manières des jeunes gens de la bourgeoisie qu’elle avait vus jusque-là ; il était grand, brun de cheveux et un peu de visage, avec une barbe déjà développée, bien qu’il ne semblât guère plus âgé qu’Albert. Ses traits étaient peu délicats, presque rudes, et pourtant cette figure avait une expression extraordinaire de bonté, de franchise et d’idéalisme. Cela tenait sans doute à l’ampleur de son front, qui occupait presque la moitié de son visage, ou bien à l’expansion au sourire qui ouvrait ses lèvres sur deux belles rangées de dents blanches.

Pierre Démier n’était pas irréprochablement habillé, la coupe et la couleur de ses vêtements sentaient la petite boutique ; il n’avait nullement l’élégance mondaine. Pourtant il ne manquait pas d’une bonne grâce particulière, celle de la force d’abord, puis du naturel, et une aisance qui résultait précisément de son insouci de la mode et des conventions, chose presque rare chez les artisans que chez les bourgeois.

— Après ça, mon cher, dit Albert en continuant le même sujet, ce que nous avons fait n’était qu’une petite comédie de liberté, vous savez, et sans la Providence…

Pierre haussa les épaules.

— Sûrement, dit-il ; mais alors pourquoi ont-ils des pompes ?

— C’est une simple impiété. La Providence n’avait qu’à éteindre. Mais, à propos, pourquoi faisait-elle flamber ?

Il se mit à rire.

— C’est bien ridicule, reprit Pierre ; mais quand on pense que tout un département, — il n’y a pas mille têtes à excepter, — lit ces sottises sans la moindre objection, que cela s’imprime depuis des siècles et s’imprimera peut-être… (il devint rêveur) combien de temps encore ?… C’est triste, allez !

Marianne entendait ces choses pour la première fois, et, toute saisie de la nouveauté, réfléchissait.

— Nous vous scandalisons peut-être, chère cousine ? lui dit Albert.

Avant qu’elle eût pu répondre :

— Oh ! je ne crois pas ! s’écria Pierre.

Étonnée, elle le regarda.

— Non, dit-elle, j’y pense.

Il s’inclina doucement, sans ajouter un seul mot.

— Mais nous discutons là debout, dit Albert ; n’entrez-vous pas, mon cher Pierre ?

— Non, merci.

— Comment ? Vous veniez me voir…

— Pardon, je venais seulement demander de vos nouvelles ; on m’attend à la maison.

Il salua de suite et partit.

Quand il fut de l’autre côté de la grille :

— Cette nature-là me plaît, dit Marianne.

— Oui, répondit Albert ; c’est dommage qu’il ne soit que le fils d’un charpentier. Mais sûrement il se fera sa place.

Il prenait la main de Marianne pour la ramener dans l’intérieur de la chambre, quand il vit sa mère.

— Marianne, dit celle-ci, permettez-moi de vous faire une observation : si c’eût été un jeune homme de notre rang, vous auriez dû vous retirer de la fenêtre. Une jeune fille ne doit causer avec un jeune homme qu’en présence de ses parents. Pour celui-ci, cela n’a pas d’importance. Mais quelle vanité ridicule C’est parce qu’on l’a mis sur le journal qu’il va se montrer ainsi partout. Quelle petitesse chez ces gens-là !

Albert et Marianne protestèrent en vain, Mme Brou savait ce qu’elle disait.

Des gens simples ! s’écria-t-elle. Des charpentiers qui veulent faire de leur fils un médecin ! Allons donc ! Je vous dis que c’est pétri de prétentions, et moi, cela m’exaspère. Les prétentions des gens vulgaires, il n’y a rien de plus méprisable. À présent, le monde est fait de telle sorte qu’il n’y a plus de démarcations, il n’y a plus moyen de se distinguer. Nous allons au bouleversement de la société.

Ces opinions paraîtront sans doute peu avancées ; mais il ne faut pas trop les reprocher à Mme Brou, car elles lui ont été inculquées par la bonne bourgeoisie poitevine, à laquelle elle s’honore maintenant d’appartenir ; du moins, cette nombreuse majorité de la bourgeoisie qui suit les instructions pastorales de Mgr Pie, en y ajoutant celles des révérends pères jésuites et dominicains, qui se partagent ou plutôt se disputent l’empire des âmes dans la vieille cité. M. Brou cependant est libéral, et Mme Brou a une confiance aveugle autant qu’orgueilleuse dans le génie de son mari. Mais, pas plus que tant d’autres maris, le docteur n’a converti sa femme. Peut-être n’y tient il guère ? Ou bien la logique de l’Église serait-elle supérieure à celle du Dr Brou ?