Marianne (Léo)/4

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Bureaux du Siècle (p. 179-190).


IV

Oui, Albert était bon, et triste, et charmant, car il était amoureux. Et comment ne le fût-il pas devenu ? Tant d’influences combinées : la beauté, le charme de Marianne, leur intimité, la jeunesse, les incitations paternelles et maternelles, intenses quoique secrètes, suggérant l’idée, créant l’occasion, et constamment agissantes, ne fut-ce que par le désir. Jusqu’au printemps qui s’en mêlait, et, de sa brise molle et de ses enivrantes haleines, soufflait à l’oreille du jeune homme : Aime, aime Marianne ! Elle aussi est un printemps ; elle est fraiche et embaumée comme la fleur qui s’ouvre au matin ; elle est vierge comme tout ce qui sort du réveil de l’être ; elle est la vraie jeunesse en qui tout aspire et monte et que rien n’a flétri. Belle de tous les charmes de la nature, elle a de plus l’âme qui se connait et parle ! et c’est pour arriver à vivre et à s’épanouir dans le sang de ses veines, dans les rayons de ses yeux, dans la volupté de sa bouche, dans la pudeur de son front, dans la moelle de ses pensées, que la terre gonfle son sein, que les germes croissent, que la lumière brille, que la séve monte et descend, que la brise s’exhale, que la végétation couvre le sol, que l’animal suit le rêve de sa vie. En elle, tu trouveras bien plus que le plaisir : tu trouveras la vie même dans son expression la plus complète, la grande vie dans son infini.

Ces voix, ces influences avaient pénétré Albert ; il s’était ému d’une vie nouvelle, Tout ce qui dormait en lui de jeunesse et d’idéal s’était réveillé ; il était devenu bon et attendri. Lui, que les gâteries de sa mère avalent rendu égoïste, des élans le prenaient parfois qui le rapprochaient du dévouement. Il comprenait qu’on peut donner son sang, son argent, son plaisir même, avec une joie supérieure, et plus d’une fois il lui arriva de désirer pareille occasion, pourvu que ce fût en présence de Marianne. Il rêva des actes d’héroïsme, après lesquels il venait tomber mourant à ses pieds. À la vérité, la chose n’allait jamais plus loin, et il ressuscitait sous les baisers et les soins de son amante, pour une vie de gloire et d’amour.

Dans la discussion, Albert perdit le ton sec et affirmatif de l’écolier. Il ne récita plus les tirades qui ébahissaient d’orgueil sa mère ; on eût dit qu’il doutait maintenant de lui-même et n’imaginait plus que son premier devoir fut d’éblouir les gens. L’amour l’avait tiré de sa personnalité, il vivait dans une autre. Il voulait être aimé, et maintenant il entrevoyait les infinis de la science et de l’amour. Ses exigences habituelles avaient presque disparu, et sa mère, qui surtout les supportait et les choyait, ne le reconnaissait plus, de même que les bonnes, émerveillées de n’être plus grondées ou même injuriées par lui. Il n’était plus difficile que pour sa toilette, dont il prenait plus de soin, sans pour cela jeter ses pantalons à la tête de Louise, quand il ne les trouvait pas assez bien brossés.

— Pauvre cher enfant, quel trésor ! se disait Mme Brou. Notre pupille pourra dire qu’elle a trouvé chez nous le bonheur de sa vie !

Car elle ne doutait point que Marianne ne répondit à l’amour d’Albert. Et comment aurait-elle pu faire autrement ?

Albert n’avait pas cette confiance, et c’est là justement peut-être ce qui le rendait si charmant. Après le premier moment de douleur et d’irritation, quand il avait reconnu que sa présomption l’avait trompé, que les rougeurs de Marianne n’étaient que l’effet de son impressionnabilité de jeune fille, qu’elle n’avait pas cet ardent besoin de lui qu’il avait d’elle, alors, ne pouvant autrement faire, il était devenu triste et soumis. Déjà fort amoureux, il l’avait été bien davantage. Il est peu de jugements humains qui n’aient besoin de la difficulté pour se prouver à eux-mêmes l’excellence de la conquête, Marianne indifférente lui avait paru plus désirable encore. Oui, maintenant il était tout à elle, sans réserve ; il l’adorait, il n’avait plus au monde d’autre ambition. Il n’existait plus d’autre ravissement que de la voir, de la suivre, de l’entendre ! Plus d’autre malaise que d’en être loin, plus d’autre malheur que de n’en pas être aimé.

Sur cette attente, ses jours étaient pleins de joies et de craintes, la jeune fille, sans aucune coquetterie, lui dispensant alternativement de charmantes affections et des réserves menaçantes. Elle rougissait, se troublait, quand, dans le tête-à-tête, l’amour silencieux d’Albert se traduisait par mille indices ; mais elle se refusait en même temps à l’entendre, à le seconder. Elle était émue, touchée, mais ne s’abandonnait pas, On eût dit qu’elle se retirait, comme un enfant qui a peur. Par moments, triste, en d’autres, rêveuse. Quelquefois il croyait la voir s’élancer vers lui ; puis un geste, un mot, le glaçaient. Et pourtant il n’osait plus l’accuser. Les expressions de la physionomie de Marianne étaient si naïves, si involontaires, qu’on y lisait toutes ses impressions intérieures. Il fallait la croire sincère, même en renonçant à la comprendre. Trop amoureux pour oser brusquer une explication, Albert attendait le mot de l’énigme en espérant et désespérant.

Mme Brou trouvait que cela traînait un peu. Emmeline regardait à la dérobée, en curieuse qui ne sait pas. Le docteur, dont l’observation, bien que fine, n’allait guère au delà du phénomène physique, souriait et se frottait les mains.

— C’est la lutte d’une enfant timide entre la nature et la pudeur. Eh !… l’on sait comment cela finit, se disait-il à lui-même.

Marianne, elle, s’accusait d’inconséquence et de sécheresse de cœur.

— Quoi ! se disait-elle, n’aimé-je pas Albert, puisqu’à le voir troublé devant moi, je suis troublée moi-même ? puisque je me sens doucement émue d’être l’objet de cet amour ? puisqu’il m’attire et me plaît ? Oui, cela est beau d’être aimé, cela est beau et touchant de voir sur un visage fleurir tant de belles choses : la bonté, l’amour, l’enthousiasme, et l’on ne peut faire autrement que d’être reconnaissante envers celui qui devient plus grand et meilleur par l’amour qu’il a pour vous ! Je l’aime, puisque je pense tant à lui, et que la vie depuis ce temps me parait plus émouvante et plus belle. Mais alors, quand je crois qu’il va me parler et me demander d’être sa femme, pourquoi ai-je peur ? Oui, peur ! et je ne veux pas ! C’est que je me sens trop enfant sans doute ? Oui, ce doit être cela ! Ou bien je serais, une ingrate, une égoïste, une coquette ? Ah ! ce serait trop affreux ! Pauvre Albert ! non je ne suis pas égoïste ; il ferait mieux d’aimer une autre que moi, et je le voudrais !

De plus en plus agitée par ce malaise, elle évita son cousin, se retira dans sa chambre et s’occupa davantage des malheureux qu’elle aidait.

Un jour qu’Henriette, la jeune ouvrière, travaillait à la maison, Marianne la vit essuyer. furtivement une larme et remarqua sur ses traits une altération profonde. L’ayant emmenée dans sa chambre sous un prétexte, elle l’interrogea. Le chagrin de la jeune fille avait peine à se contenir ; il déborda, et ce furent des flots de douleur et de misère qui s’épanchèrent aux pieds de Marianne, saisie de tristesse et de pitié.

Ils étaient sept : le père, la mère et cinq enfants, dont Henriette était l’aînée. Et ce qu’elle avait eu de mal, hélas ! depuis sa naissance ; car elle avait aidé la mère à élever tous les autres, sans compter un de plus qui était mort et qu’elle avait tant pleuré ! Oui, l’on avait du mal ; mais pourtant cela allait mieux d’abord, on joignait les deux bouts à grand peine ; mais enfin l’on n’avait point d’affront à craindre de personne, et si l’on ne mangeait que du pain, eh bien ! c’était entre soi ; les petits étaient propres, la maison bien tenue ; nul n’avait rien à dire, au contraire, et l’on pouvait porter la tête haute dans le quartier. Dans ce temps-là déjà, le père commençait bien d’aller au cabaret, mais il n’y restait pas trop longtemps ; il rapportait encore de bonnes semaines à la maison, et son patron, M. Démier, le charpentier d’à côté, là tout justement, n’était pas mécontent de lui. Peu à peu tout s’est gâté ; le père s’est mis à boire non plus seulement le dimanche, mais le lundi et les autres jours. Et, plus il lui venait d’enfants, moins il songeait à l’ouvrage. La pauvre mère, couturière aussi, comme Henriette, se tuait de travail ; elle allait en journée, quoique nourrice et même malade. Mais, quoi ? ce n’était jamais que huit sous, avec sa nourriture, et ça ne suffisait pas seulement au pain des enfants. Sans le travail d’Henriette, on n’aurait pas mangé à la maison. Il y avait dix ans, bien qu’elle n’en eut que vingt, qu’elle maniait l’aiguille ; tous ses gains y avaient passé, et pourtant elle n’était pas des plus malhabiles, Mlle Marianne le savait bien, quoiqu’elle eût appris quasi toute seule. Pour l’aîné des garçons et pour la cadette, le père avait encore aidé à payer l’apprentissage, comme pour le loyer. Maintenant plus rien. À la prière de la mère, M. Démier s’était entremis ; il avait, comme on dit, lavé la tête à son ouvrier, et l’avait fait consentir à ce que l’argent fut remis non à lui, mais à sa femme : Bon ; ça n’avait pas duré longtemps, et comme le père s’ennuyait de ça, il avait fini par quitter M. Démier après lui avoir fait des sottises, Alors ç’avait été la fin des fins, il n’avait plus apporté un sou à la maison, et elles avaient eu beau prier, donner des à-comptes, le propriétaire, las d’attendre, avait fait vendre… leur mobilier !

La voix manqua à la pauvre fille ; elle s’abandonna sur une chaise, et il était facile de voir que ce malheur lui paraissait le plus grand qui put frapper une honnête famille. Chez les ouvriers de province, en effet, tout aussi bien que dans la bourgeoisie, l’opinion publique est le maître souverain, l’arbitre de l’honneur ; et de même encore, pour eux, l’honneur ne consiste pas seulement à être honnête, mais à paraitre au mieux avec la fortune, à être proprement logé, proprement mis, à suffire à ses engagements. Orgueil peu réfléchi, peu intelligent des vraies conditions de la justice, et qui, pour une bonne part, se compose de vanité ; mais orgueil honnête et fier qui — telles étant les conditions de l’estime publique — les veut remplir. Celui qui, pénétré d’une vérité supérieure, peut braver le mépris ou ce qui s’en rapproche tant, — la compassion publique, — est des forts et des rares parmi les humains. Sous un tel faix, la plupart des autres natures fléchissent : La honte qu’ils ne peuvent surmonter, après les avoir dévorés, les abandonne, les laissant résignés à l’abjection, flétris pour toujours. Le peuple constate le fait, sans en démêler les causes, et, d’un grand courage, acceptant cette lutte inégale contre la fortune, il est considéré comme un opprobre d’être vaincu.

Oui, quand, pendant plus de vingt années, on a caché sous une mise décente et sous un sourire extérieur ses privations et ses chagrins ; qu’à l’aide d’efforts constants, surhumains, on s’est maintenu dans le rang des respectés, des indépendants, de ceux qui, suivant l’expression consacrée, ne doivent rien, et ne demandent rien à personne, se voir tout à coup dépouillés du vêtement dont on drapait sa misère, exposé sous les yeux de la pitié publique, mégère soupçonneuse et louche, tombé dans la foule, abjecte et grouillante des débiteurs insolvables, des mendiants, de ceux à qui l’enrichi, au front dur, à la parole insultante, peut dire en pleine rue : « Tu me dois, tu me voles, tu gardes ce qui est à moi !

Voir trainés au dehors, à la vue de tous, les meubles du foyer, ces vieux amis qui ont assisté à votre naissance, qui vous sont si intimes qu’on ne peut les séparer de sa propre vie, dieux lares de la maison, aujourd’hui comme autrefois, là dans la rue, livrés à la curiosité, à l’envie, au rire des badauds, au décri des chalands, et les voir passer en d’autres mains, pour un prix infime, eux ! ces reliques ! ces trésors ! qui sont à vous, qui emportent une part de votre âme, qui savent tous vos secrets et toutes vos douleurs, et qui portent votre nom ! Ô déchirement ! ô honte ! ô profanation ! — Tout cela était dit par les sanglots d’Henriette, et Marianne les comprenait.

Émue de pitié, d’un mouvement adorable, elle passa le bras autour du cou de la pauvre éplorée et l’embrassa. Aussitôt la physionomie d’Henriette s’éclaira d’une vive expression de reconnaissance, et joignant les mains :

— Oh ! mademoiselle ! que vous êtes bonne ! Vous ne me méprisez pas, vous !… Oh ! voyez-vous, s’il ne fallait que donner ma vie pour vous !…

C’était beaucoup pour un baiser ! Mais dans cette ville aristocratique et cléricale, dans ce milieu bourgeois où les rangs sont si marqués, où les usages sont des dogmes, le baiser donné par la riche héritière à l’ouvrière insolvable et expropriée était un acte de fraternité naturelle, comme la fraternité chrétienne n’en comporte pas. Mme Brou l’eût sévèrement blâmée. Elle eût dit à sa pupille : « La charité ordonne de soulager les pauvres, mais sans s’abaisser jusqu’à eux. » En effet, quand d’attendrissants tableaux nous représentent des grandeurs princières et épiscopales qui daignent se courber sur les haillons de leurs frères — en Jésus-Christ — il n’y a pas là de confusion possible ; la séparation, que dis-je ? le contraste, existe dans l’esprit comme dans la forme. Et c’est justement cela qui produit l’effet, l’attendrissement… résultant tout entier de la distance franchie, de l’immense différence du grand au petit, du pasteur à la brebis, de la pourpre au haillon… Mais dans une chambre, sans public et sans mise en scène, à huis clos, un baiser donné spontanément par une demoiselle de bonne maison à une ouvrière, cela c’est tout bonnement une familiarité compromettante, et même… tranchons le mot… démocratique.

Il faut dire, à l’excuse de Marianne, qu’elle n’en savait rien et n’y pensa pas.

En revanche, elle fut loin de le regretter, quand elle vit le bien qu’elle avait fait.

— Oh ! si vous saviez comme je vous aime ! disait la pauvre Henriette en lui pressant les mains. Il n’y a que vous de bonne comme ça ! À présent, si les autres me méprisent, je penserai que vous m’avez embrassée, et ça ne me fera plus rien.

— Mais comment n’êtes-vous pas venue me trouver, Henriette ? J’aurais payé ce loyer.

— Oh ! mademoiselle, jamais je n’aurais osé. Pensez donc : trois termes accumulés ! Et puis, ajouta-t-elle en sanglottant de nouveau, demander !… Nous n’avons jamais fait ça… et, s’il faut mourir… eh bien…

— Je vous prêterai, dit vivement Marianne, et vous me rendrez cela quand vos frères seront élevés. Pourtant, votre scrupule est bien exagéré, il me semble ; quand on ne peut pas…

— Oh ça ne fait rien ! Nous ne voulons pas être des mendiants ; mieux vaudrait se jeter à l’eau.

— On peut sans honte emprunter à ses amis. Et puis ce n’est pas votre faute, mais celle de votre père. N’est-il pas honteux de votre malheur ?

— Lui !… Il a tellement battu la mère et les petits pour les empêcher de pleurer.

— Battus ! s’écria la jeune fille avec horreur. Il bat votre mère ?

— Hélas si c’était la première fois ! Oui, allez, il la bat et souvent… D’abord toutes les fois qu’il est ivre, et puis quand elle tâcher de lui faire entendre raison. Oh ! allez, mademoiselle Marianne, il vaut encore mieux pleurer son père que d’avoir à le mépriser. Si vous saviez ce que j’ai souffert depuisque je suis au monde ! Voir la pauvre maman se tuer de fatigue et pleurer toute l’eau de ses yeux, et s’en aller peu à peu, voyez-vous ; car elle n’y peut pas tenir longtemps !… Eh bien, n’a-t-il pas le courage de la battre encore lorsqu’il rentre et qu’il la trouve souvent à minuit, occupée à raccommoder nos pauvres hardes qui tombent en morceaux ! Le pauvre petit, le dernier, qui n’a pas huit ans, quand il voit le père, il se sauve… Il l’a tant frappé, un jour, que le petit en a été malade. Oh ! je le déteste, voyez-vous, et j’ai trop de honte d’avoir un père pareil ; Il aurait bien voulu me battre aussi, mais alors ; moi, j’ai pris un couteau et je lui ai crié : Je me défendrai ! Mon confesseur m’a dit que c’était bien mal, je le sais, mais je recommencerais tout de même, parceque je ne veux pourtant pas souffrir ça. Il me craint et ne bat pas la mère devant moi ; Si elle lui avait résisté plus tôt… parceque c’est lâche, voyez-vous, ces gens-là… Mais elle n’y a seulement pas pensé ; les femmes sont si bêtes ! Et à présent c’est trop tard, l’habitude est prise…

— Mais votre mère devrait se séparer.

— Ah ! c’est bon pour les riches, ça ; il faut de l’argent.

— De l’argent ! pour empêcher de si vilaines choses. Est-ce possible ? Enfin, s’il en faut vraiment, je vous en donnerai alors ; vous serez tranquilles, vous et votre mère, et vous pourrez élever les enfants hors de ce mauvais exemple.

Henriette adopta avidement cette idée. Voir sa mère paisible, pouvoir se refaire peu à peu, fût-ce en dix ans de labeur, un intérieur décent, rompre avec cette honte et ce malheur…

Il y en avait encore deux à élever : l’un qui ne faisait qu’entrer en apprentissage, l’autre qui aurait eu tant besoin d’aller à l’école ; puis les deux ainés après elle. Le garçon commençait à gagner quelque chose ; Madeline était au pair chez sa maîtresse, une repasseuse. Ah ! si l’on pouvait venir à bout !… On eût été si heureux avec un père honnête et rangé ! Ce n’est pas pourtant qu’il eut jamais fait tort à personne. C’est le vin seulement qui l’avait perdu…

— Allons voir votre mère et les enfants, dit Marianne.

— Oh ! mademoiselle ; vous voulez ?…

— Oui, nous avons ce crêpe à acheter ; puis j’ai une malade à voir, qui doit avoir besoin de nouveaux fortifiants. Je vais dire à ma tante que je sors avec vous…

Mme Brou ne put s’empêcher d’adresser une remontrance amicale à la jeune fille.

— Mon Dieu ! Marianne, vous devriez faire le moins possible de ces courses-là, mon enfant je vous l’ai dit cent fois, ce n’est vraiment pas convenable… Vous y tenez ?… Mon Dieu ! je fais tout ce que vous voulez… je ne sais rien vous refuser… Au moins vous n’irez pas loin, n’est-ce pas ?

Elles partirent.

— Est-ce bien loin où vous habitez maintenant ? demanda Marianne, qui commençait à ne pas prendre au sérieux le code des convenances qu’élaborait incessamment Mme Brou.

— Oh ! non, c’est à cinq minutes ; une seule pauvre chambre sans papier, c’est tout ce qu’on a pu trouver. Quand on n’a plus que deux lits et une table, les gens ne se soucient pas. Et tout ça me fera grand tort, voyez-vous, mademoiselle, parce que les pratiques n’aiment pas, ne serait-ce que pour venir vous demander, entrer dans un taudis… Ah ! si je voulais me mettre seule, je viendrais bien à bout de payer une jolie chambre et même de me ramasser un mobilier… Mais jamais je n’abandonnerai ma pauvre mère !

Marianne fut saisie de tristesse à l’aspect de cette femme, déjà vieille avant quarante ans, maigre, épuisée, pâle, de ce teint blafard et transparent qu’ont les personnes dont peu à peu la vie se retire. Elle fit à Marianne les honneurs de sa pauvre chambre avec cet air de simplicité et même de distinction qu’ont en province, encore plus qu’à Paris, les ouvrières honnêtes et rangées. Avec de vifs remercîments, elle s’excusa d’accepter la plupart des offres de jeune fille, disant que leur travail — elle l’espérait du moins — pourrait suffire ; elle consentit seulement à recevoir les mois d’école de l’enfant, pour qu’il put aller ailleurs que chez les frères, où ils étaient battus quelquefois, à ce qu’on disait ; car c’était l’intérêt de l’enfant d’apprendre, et pour cela elle n’avait pas droit de refuser. Elle parla incidemment de son mari, mais d’une manière si digne que Marianne n’osa point aborder question des torts de cet homme et laissa le soin à Henriette de faire la proposition de séparation. Mlle Aimont caressa l’enfant, le trouva beau, l’embrassa, demanda permission à la mère de lui donner quelque chose pour du bonbon, et mit dans la petite main une pièce de dix francs. En même temps, elle prenait congé ; mais la mère, ayant vu la couleur de l’or, ôta vivement la pièce des mains de son fils, et la rendant à Marianne :

— Mille pardons, mademoiselle. Vous êtes abonne ! Ça me fâche de vous refuser, mais nous ne recevons pas l’aumône, voyez-vous. Ça ne se peut pas !… Nous sommes trop fiers, c’est vrai, pour notre fortune, mais que voulez-vous ?…

— Ne puis-je pas vous aider comme amie d’Henriette ? dit Marianne.

— Oh ! amie !… c’est bien joli à vous de dire ça, mademoiselle, mais l’on n’a d’amis que de son rang.

Il fallut céder, et Marianne remplaça docilement la pièce de dix francs par une de dix sous ; puis elle prit congé de cette femme avec respect.

Après avoir renouvelé la provision de vin de quinquina et autres fortifiants d’une pauvre malade moins récalcitrante, les deux jeunes filles revinrent du côté de la maison Brou.

Elle en étaient tout proches, quand elles rencontrèrent une femme d’une quarantaine d’années, vêtue comme une artisane : robe de laine unie, petit châle et bonnet, qu’Henriette salua du nom de Mme Démier. C’était la femme du charpentier, dont la maison et le chantier touchaient presque à la maison du docteur. Il y avait forcément quelques relations de voisinage ; mais c’était la première fois que Marianne voyait Mme Démier. Celle-ci avait adressé, un salut tout amical à Henriette.

— En voilà, elle aussi, une bonne personne ! dit Henriette à Mlle Aimont. Si charitable ! Il ne se passe pas de jour qu’elle ne rende service à quelqu’un. Son mari s’en fâche quelquefois, quoiqu’il ne soit pas méchant ; mais il tient à ses intérêts, lui. C’est comme ça qu’il a fait fortune ; car ils ont du bien, à ce qu’on dit, et ils font de leur fils un médecin comme M. Albert. Mais il n’y a pas moyen qu’elle se corrige, la brave femme ! Elle dit : « Non, je ne peux pas m’empêcher de donner quand je vois les gens souffrir. » Aussi elle se cache un peu de son mari. Et vous avez vu comme elle m’a saluée ! Elle n’aurait pas souri de même à un des premiers de la ville, allez ! car elle n’aime pas les grands, elle, mais — tout au rebours des autres — les malheureux. Elle sait ce qui nous est arrivé, je l’ai bien vu, et, si vous n’aviez pas été là, elle serait venue m’embrasser.

— Mais j’aurais été bien aise de lui parler, dit Marianne.

— Oh ! alors, la première fois que nous la rencontrerons… Et quand elle aura un gros chagrin, comme elle dit, c’est-à-dire quand elle ne pourra pas trouver assez d’argent pour venir en aide à quelqu’un, je vous le dirai aussi, mademoiselle si vous voulez.

— Vous me ferez plaisir, ma chère Henriette.

Fort impressionnée des événements de cette matinée, Marianne parla au déjeuner des malheurs d’Henriette et de sa famille.

— Quoi ! l’on a saisi leurs meubles ? s’écria Mme Brou. Je ne savais pas cela. Et comment ont-ils pu se mettre dans un pareil cas ? Je croyais, moi, que c’était une honnête famille.

— Certainement, dit Marianne, c’est une honnête famille, sauf le père, qui est ivrogne et boit tout son gain.

— Je ne savais pas cela ! répéta Mme Brou d’un air très-scandalisé. C’est fâcheux pour cette petite. Mais comment, Marianne, vous êtes allée comme cela dans cette maison ? Je comprends, pour des malades que vous indique M. Brou. Mais vous ne pouvez pourtant pas vous compromettre dans toutes sortes de misères ; vous auriez dû me consulter. Vous agissez comme si vous aviez trente ans.

— Quel mal ai-je fait ? demanda Marianne confuse et blessée.

— Je ne dis pas que vous ayiez fait du mal, je dis seulement que ce n’est pas convenable. N’est-ce pas, Anatole ?

Le docteur avait remarqué le mécontentement de sa pupille. Il dit d’un air bonasse :

— Je comprends parfaitement Marianne ; elle a un grand cœur, elle aime à soulager ceux qui souffrent. Rien de plus respectable ; mais cela offre en effet des inconvénients.

— Et lesquels ? je vous prie, demanda la jeune fille.

— D’abord ce n’est pas l’usage, et le monde peut y trouver à redire. Puis, pour votre âge, il est dangereux de voir la vie trop à nu. Elle n’est pas toujours belle dans sa réalité.

— Je le sais déjà, mon oncle. Mais faut-il que, par une délicatesse de petite maîtresse et de peur d’avoir la vue blessée, je m’abstienne de faire du bien ?

— Non ! non ! nous ne voulons pas aller à l’extrême, comme vos conclusions ; ce que vous ne comprenez pas, ma chère Marianne, c’est qu’il y a des différences de situations. Quand vous serez mariée, par exemple, alors vous pourrez — dans une certaine mesure — approcher ces misères et vous exposer à entendre bien des choses ; mais à présent, à dix-huit ans…

— Oh ! j’en ai bientôt dix-neuf.

— Cela ne fait pas une grande différence, reprit en souriant le docteur. À cet âge, une jeune fille… Bref, ce n’est pas l’usage, et vous devez penser qu’il y a de bonnes raisons…

Marianne, émue, insista.

— Quand des malheureux ont besoin de vous, peut-il y avoir de bonnes raisons de s’abstenir ? Les préceptes de mon père étaient tout autres ; je l’ai vu sortir avec la fièvre pour porter lui-même des consolations…

Elle ne put en dire davantage.

— Ah ! Marianne, s’écria M. Brou, que vous me rendez mon devoir pénible en ce moment ! Vous savez bien, méchante enfant, que personne ici ne veut vous contrarier… À Trégarvan, votre père vous accompagnait ; ici… Tu ne pourrais donc pas sortir avec Marianne ? demanda-t-il à sa femme.

— Cela reviendrait à abandonner la surveillance de ma maison, répondit celle-ci. On ne peut faire ces petites courses que le matin. Ce n’est pas l’après-midi, quand on est habillée…

— Que c’est ennuyeux, dit Emmeline, qu’il faille toujours que nous soyions surveillées, comme si nous n’étions pas sages !

Elle se rengorgea d’un air plaisant et mutin. Marianne, elle, blessée, se taisait.

— Eh bien ! ma chère enfant, composons, reprit M. Brou. Restreignez seulement vos sorties autant que possible, faites faire par d’autres ce que vous pourrez ; mandez ici, près de vous, vos protégés…

— Évidemment, répondit Mme Brou, c’est aux gens qu’on oblige à se déranger !

— Et seulement dans les cas où vous le jugerez indispensable, agissez par vous-même. Nous nous fions à vous. Tout ceci d’ailleurs, croyez-le bien, n’est que dans l’intérêt de votre réputation.

Marianne s’inclina, trop péniblement émue pour parler.

— Eh bien ! reprit le docteur, ne voulant pas la laisser sous cette impression, que pensez-vous faire pour la famille de la petite couturière !

— Elles craignent tant de paraître recevoir l’aumône, qu’elles ne m’ont permis que de m’occuper du plus jeune enfant, pour l’envoyer à l’école. Je ferai bien accepter du vin de quinquina à la pauvre femme, qui est épuisée ; mais le plus urgent serait de la séparer de son mari. Il la bat et va jusqu’à voler ce qu’elle gagne ; il bat aussi ses enfants et ne s’occupe pas de les nourrir. Est-il possible qu’un homme soit aussi infâme ?

— Ah ! dit le docteur en soupirant, il y a dans le peuple des vices affreux. Il est rare que la misère ne soit pas le fruit de l’inconduite. Je vois de telles plaies que j’en suis souvent épouvanté…

Était-ce bien sur le peuple que tombait cette phrase ? car la clientèle du docteur était la plus distinguée de la ville.

— Oui, ce peuple, que des utopistes nous présentent comme une divinité nouvelle, à qui l’on voudrait remettre toutes les libertés… il faut pour cela être bien pervers ou bien aveugle !… Qu’ils aillent, ceux-là, visiter les cabarets ! N’est-ce pas le plus bas de tous les vices que l’ivrognerie ? Eh bien ! il y a peu de pères de famille qui n’en soient atteints, Confiez donc à ces brutes-là nos destinées !

— Est-il possible ? dit Marianne attristée.

— Mon père, dit Albert, qui hantait, sans trop d’excès d’ailleurs, la jeune démocratie, tant que le peuple sera privé d’instruction et n’aura pas d’autre distraction que les cabarets…

— Ah ! c’est vrai, dit-elle en jetant à Albert un doux regard.

— Bah ! l’instruction. Ce ne sont pas ceux qui ont été à l’école qui valent le plus, c’est souvent le contraire ça leur donne des prétentions ridicules et dangereuses, voilà tout,

— Certainement, dit Mme Brou, les plus bêtes sont les meilleurs : ça sait du moins obéir ; tandis que les autres, ça raisonne.

— Enfin, reprit le docteur, c’est un triste monde, et voilà pourquoi, ma chère Marianne, votre pureté ne peut se mêler à cette fange. Je ne prétends pas vous empêcher de les secourir ; malgré tout, l’humanité est là ; mais c’est décourageant. Il faut faire le bien pour sa satisfaction personnelle, car autrement on pourrait presque dire que ça ne sert à rien.

— La mère d’Henriette aurait dû se plaindre au tribunal, n’est-ce pas, monsieur ? demanda Marianne en ramenant l’entretien à la question. Elle peut former une de mande, mais il faut des preuves sérieuses.

— Une séparation ! cela est bien délicat ; et surtout il ne faudrait pas paraître vous occuper de choses semblables, Marianne : ce ne serait pas convenable.

Est-il besoin d’ajouter que cette observation était faite par Mme Brou ? Une vive rougeur empourpra le visage de la jeune fille.

— Des enfants, dit-elle, une malheureuse femme, maltraités par un misérable, ne serait-ce pas ce qu’il peut y avoir de plus inconvenant ?

— Sans doute, c’est bien fâcheux. Mais aussi une rupture, combien c’est grave ! Un mari est toujours un mari, un père est toujours un père, et il faut y regarder à plus d’une fois avant de briser ainsi la famille.

— Permets, maman, dit Albert ; une famille où le chef distribue des coups en guise de pain me parait assez peu édifiante pour qu’on ne tienne pas à la conserver.

— Il y en a tant comme cela.

— Est-il possible ? s’écria Marianne. Mais alors raison de plus pour apporter des remèdes à un si grand mal.

— Est-ce un remède que la séparation ?

— C’est au moins un refuge, dit encore le jeune homme. Je suppose qu’on soit attaqué par des brigands : faut-il se laisser tuer, au lieu de prendre la fuite, parce que fuir n’est pas un moyen d’extirper le brigandage ?

Mme Brou trouva que son fils avait bien de l’esprit, et elle lui sourit en répliquant :

— Toi, tu plaisantes toujours.

— Pas du tout. Je le réponds par une simple comparaison.

— Mais, dit Marianne, quand un homme en bat un autre, on l’arrête.

— Oui et on le condamne à la prison.

— Eh bien ! pourquoi n’arrête-t-on pas aussi un homme qui bat sa femme et ses enfants, sans même que ceux-ci soient obligés de se plaindre ?

— Oh ! cela c’est tout différent !… La famille…

— Est une chose si respectable, reprit Albert, qu’on y jouit du droit d’être battu et même du devoir de se laisser battre. On ne touche pas à ces choses-là, c’est trop sacré !

Emmeline se mit à rire, et l’orateur fut de nouveau récompensé par un regard de Marianne, lequel regard disait évidemment, dans son approbation reconnaissante : Je vous remets la cause, plaidez pour nous deux.

Fier de cette confiance, Albert s’exalta : il déclara que l’ivrogne devrait ipso facto être déchu de ses droits d’époux et de père ; que tout homme qui battait sa femme pour quelque motif que ce fut devait aller en prison ; que les voisins, qui, dans ces pauvres logements, avaient toujours connaissance du fait, devaient le déclarer à l’autorité ; que le soin de cette autorité était de protéger les faibles, et que si le gouvernement s’occupait ainsi de maintenir l’ordre véritable, au lieu de le faire consister uniquement à se maintenir lui-même, il élèverait les mœurs, au lieu de les dépraver.

— Voilà bien la jeunesse ! répondit le docteur. Des gens qui trouvent que le gouvernement se mêle trop des affaires des citoyens veulent lui concéder le pouvoir de pénétrer dans le sein des familles, d’intervenir entre l’époux et l’épouse, entre le père et les enfants !…

— Entre l’oppresseur et l’opprimé, assurément, interrompit Albert.

— Et la société même a-t-elle le pouvoir de priver de ses droits un père, un époux, d’agir contre la nature ? de séparer ce qu’elle a uni ?…

— Ce que Dieu lui-même à uni, ajouta Mme Brou.

Et, se levant de table, elle rompit la discussion, qu’elle craignait de voir dégénérer en querelle, le docteur n’admettant pas que son fils put avoir raison contre lui.

Comme à l’ordinaire, pendant que les domestiques levaient le couvert, on passa dans le jardin, et Marianne, que les arguments du docteur étaient loin d’avoir convaincue, marcha près de son cousin en lui parlant d’un air affectueux. Emmeline allait et venait près d’eux, le docteur et sa femme suivaient.

— Je ne suis pas contente de cette petite Henriette, dit Mme Brou à son mari. Albert a tort d’entretenir Marianne de toutes ces choses et de lui demander des secours ; cela n’est pas délicat.

— Ne trouves-tu pas, ajouta-t-elles que Marianne devient fort indépendante ? Elle a parfois une façon de vouloir juger par elle-même… Ce caractère-là pourrait bien causer des ennuis à Albert. Qu’en dis-tu ?

— Chut ! dit le docteur. Quand elle sera devenue sa femme, si la chose a lieu, il sera temps d’y penser. Marianne a été gâtée par son père, cela est clair, mais nous n’y pouvons rien, maintenant. Il ne faut pas qu’elle se trouve mal avec nous, surtout il ne faut jamais la contrarier de front trop, vive : ment.

— Pourtant, si elle commet des inconvenances ?

— Cela ne peut aller loin. Songe qu’en la mécontentant, en l’éloignant de nous, tu pourrais provoquer le malheur de ton fils. Il en est fou, ce pauvre garçon.

— Que trop. Cela tarde bien à s’arranger, Il me semble qu’elle y met de la coquetterie. J’ai voulu l’autre jour en dire un mot à Albert, il s’est sauvé. Tu ferais peut-être bien d’en parler à Marianne.

— Moi, jamais s’écria le docteur, Je ne m’en mêlerais pour rien au monde. Je te l’ai dit, je te le répète, et j’espère, ajouta-t-il avec dignité, que tu en tiendras compte, nous devons rester neutres dans tout ceci.

— Il s’agit pourtant du bonheur de notre fils…

— Allons donc, dit-il en se penchant vers elle et en lui montrant du coin de l’œil les deux jeunes gens engagés dans un entretien plein d’intérêt et dont l’émotion se peignait sur leurs visages, ne vois-tu pas que cela va bien ?

Un homme d’esprit, en effet, ne risque pas de se compromettre sans utilité ; le docteur, se frottant les mains, retourna vers ses malades.

— Pourtant il se trompait, et la conversation, des deux jeunes gens n’allait pas si bien.

Ils avaient continué de traiter le point en discussion : c’est-à-dire le mariage, d’une manière, il est vrai, vague et générale, d’autant plus vague et plus générale que l’étaient également leurs idées à tous deux sur cette question, Albert avait continué de prendre chaudement le parti de la forme opprimée ; et avait promis à Marianne de s’informer de la marche à suivre pour une séparation judiciaire. Ce petit complot à eux deux le ravissait.

— Je vous suis bien obligée, mon cousin, de penser ainsi, lui avait dit la jeune fille et je suis étonnée, je vous l’avoue, qu’on semble me blâmer de vouloir arracher cette malheureuse femme à une telle situation.

— Vous savez, ma cousine, ce sont les vieilles idées : ne jamais toucher à rien, de peur de casser quelque chose. Moi, je dis qu’on doit toujours réprimer un acte odieux. Si on laisse toute liberté aux méchants, alors…

— J’avoue que je ne comprends pas les raisons de mon oncle et de ma tante car, ainsi que vous le disiez très-bien, Albert, c’est précisément parce que le mariage est sacré qu’il ne doit pas être un avilissement et une tyrannie.

— Parfaitement. Cet homme est un misérable. Lever la main sur une femme ! On devrait envoyer aux galères pour cela n’est-ce pas cent fois pis que de voler ?

— En effet, dit-elle doucement émue de trouver dans Albert un tel champion de la cause féminine.

Encouragé par ces doux regards, lui eût volontiers sacrifié à Marianne, et ses parents, et le code entier. Il reprit avec feu :

— Oui, c’est la pire des infamies, et surtout vis-à-vis de celle qu’on a pris l’engagement d’aimer et de protéger.

— Ah ! dit Marianne, comme saisie d’une pensée nouvelle, c’est vrai. Cet homme et cette femme se sont aimés, puisqu’ils se sont mariés, Et maintenant… Oh ! que cela est affreux ! Le cœur peut-il changer ainsi ?

— Non, dit tendrement le jeune homme ; c’est plutôt qu’ils ne s’aimaient pas.

— Alors pourquoi se seraient-ils mariés ?

— Ah ! il y a souvent d’autres raisons…

— Comment ? et lesquelles ?

— Des raisons de convenance, comme on dit ; des rapports de famille, d’intérêt.

— Je ne puis pas comprendre cela, reprit-elle avec un léger frémissement ; pour passer ensemble toute la vie, il faut bien s’aimer.

— Oh ! oui, Marianne

Il dit cela d’un ton si harmonieux, si doux qu’elle y sentit l’amour, et en reçut l’impression d’attendrissement et de malaise qui lui était habituelle en pareil cas.

— Oh oui, reprit-il, il y a eu pourtant autrefois un temps où je pensais là-dessus comme les autres. Je me disais quand j’aurai passé ma thèse, que je serai fixé quelque part, qu’il sera temps de paraitre un homme sérieux, alors je me chercherai une femme. Comme si l’on pouvait trouver ainsi !… Oh ! j’ai bien changé !…

— Ah ! dit-elle.

Elle ne savait que répondre et rougit. Cette émotion enhardit Albert. Ils étaient seuls, Poussé par l’instinct des amoureux, Albert, tout en causant, avait entrainé Marianne vers la partie du jardin la plus éloignée et la plus ombreuse, pompeusement appelée le bois ; tandis qu’après le départ du docteur, Mme Brou, sortant immédiatement de la neutralité qui venait de lui être recommandée, avait rallié près d’elle Emmeline, et l’occupait, dans le parterre près de la maison, à débarrasser de leurs parasites les juliennes et les rosiers. À l’air équivoque dont Emmeline avait regardé s’éloigner son frère, il semblait qu’elle ne fût pas dupe des prétextes maternels, et, tout en causant avec sa mère, elle jetait de ce côté des regards furtifs.

L’amour du jeune homme éprouvait enfin le besoin de s’exhaler :

— À présent, reprit-il, je sais qu’on trouve en ne cherchant pas, qu’on aime sans pouvoir s’en empêcher… et que ce soit pour le bonheur ou pour le malheur, on n’y peut rien…

Sérieuse, intimidée, la tête penchée sur la poitrine, la jeune fille se taisait toujours.

— Et vous, Marianne ?

— Moi !… oh… je ne sais pas !… je ne pense pas à cela… je ne sais pas…

Et elle voulut retourner vers la maison. Albert l’arrêta.

— Vous ne savez pas, dit-il avec amertume. Oh ! Marianne ! dites que vous ne voulez pas ! car vous savez, vous savez bien que je vous aime !… Mais vous rêvez un avenir plus brillant. Vous nous dédaignez !… Vous voulez partir un jour en laissant la maison vide !… et moi je voudrais mourir avant ce jour-là.

Éperdu de sa propre audace et déchiré par l’idée de ce cruel avenir qu’il imaginait, le jeune homme pâlit et se jeta sur un banc en cachant sa tête dans ses mains, Marianne, d’abord foudroyée par cette déclaration, en voyant la douleur de son cousin, s’élança vers lui, et d’une voix douce, presque suppliante :

— Je vous en prie, Albert, ne soyez pas malheureux ainsi ! Oh si vous saviez quelle peine vous me faites !

— Oui, vous me plaignez, dit-il, et c’est tout !… Eh bien ! dites-moi que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais ! Dites-le moi franchement ; il faut que je le sache, parce que…

L’emportement de son geste, l’éclat de son regard, brillant de passion et humide de larmes, ses traits bouleversés, augmentèrent le trouble de la jeune fille. Elle prit résolûment une des mains d’Albert.

— Oh ! mais si, mon cousin, je vous aime !… Seulement je ne voudrais pas… je ne voudrais pas qu’il fût question d’autre chose que d’amitié entre nous… parce que je me trouve trop jeune… Il me semble que je suis encore une petite fille… moi, je ne sais rien du tout… Je ne me trouve pas digne d’être une femme, une maitresse de maison, une… C’est si grave tout cela… Plus tard, peut-être… Pourquoi ne vous aimerais-je pas, mon cousin ?… Vous êtes si bon pour moi et… je vous trouve bien aimable, je vous assure. Ne vous faites, donc pas de peine, Albert ; attendez seulement un peu… deux ou trois ans…

Elle s’arrêta, confuse, haletante, espérant de l’avoir apaisé ; mais, moins naïf qu’elle, Albert courba la tête sous de telles consolations. Il se dit qu’il n’était pas aimé, et le lui dit bientôt à elle-même avec une passion, une amertume, qui touchaient à l’emportement.

Mme Brou, usurpant à l’égard d’une belle rose Bourbon le rôle de la Providence, et non moins équitable qu’elle, venait d’opérer le massacre d’une nuée de pucerons, quand elle vit passer comme un coup de vent son fils, son cher fils, le visage sombre et bouleversé ; les armes lui tombèrent des mains…

— Grand Dieu ! que peut-il avoir ? s’écria-t-elle, et elle suivit aussitôt.

Restée libre, Emmeline se hâta de laisser les pucerons, pour se mettre à la recherche de sa cousine, qu’elle trouva, toute éplorée, sur le banc que venait de quitter Albert.

— Qu’as-tu lui demanda-t-elle en l’embrassant.

— Oh ! rien !…

— C’est à croire, comme te voilà.

— Tu aimes mieux que je le devine… Est-ce que je n’ai pas vu comme Albert te regarde ? est ce que je ne viens pas de le voir passer, là, près de nous, d’un air tout désespéré ? Vous vous êtes fâchés ?

— Je lui ai fait de la peine… et cela me désole.

— Pauvre petite ! dit Emmeline en s’asseyant près de sa cousine et en passant le bras autour d’elle avec ces airs de chatterie qu’aiment à prendre beaucoup de jeunes filles. Eh bien ! si tu en es fâchée, ce n’est pas difficile à arranger.

— Oh ! si !

— Pourquoi donc ?

Marianne se taisait.

— Est-ce qu’il t’a fait une déclaration ?….. Que tu es sotte ! Dis-moi le donc, puisque je le devine.

— Non, Emmeline, laisse-moi, je t’en prie.

— Ah ! ma chère, ce n’est pas bien ; tu n’as pas confiance en moi. Je croyais que nous étions amies ?

— Mais cela regarde Albert.

– Eh bien, n’est-il pas mon frère ? Ah ! et puis tu vois bien… tu viens de l’avouer ; il t’a fait une déclaration ? Tu es bien heureuse ! Moi, cela ne m’est pas encore arrivé. Après cela, on ne peut m’en faire qu’au bal, et, en dansant un quadrille, ce n’est pas commode. Maman ne veut pas que je valse. Ce n’est pas convenable pour une demoiselle… Et puis nous sommes allées, si peu dans le monde cet hiver. Et comment t’a-t-il dit ?… Je voudrais bien le savoir… Cela me paraît drôle d’Albert, parce qu’il est mon frère. Et tu as fait la sévère, dis ?

Importunée de ce babillage, Marianne essuya, ses larmes et se leva.

– C’est fort bien, ma chère ; il paraît que je te gène ! J’étais venue pour te consoler ; mais, si je t’ennuie.

– Tu ne m’ennuies pas, dit la pauvre enfant, qui éprouvait le besoin de ne pas se fâcher avec tout le monde.

Elle prit le bras d’Émmeline, et elles marchèrent ensemble dans l’allée qui circulait autour du bois : Marianne la tête penchée, toute chargée de tristesse ; l’autre, insinuante, curieuse, l’œil au guet !

– Tu ne m’ennuies pas, reprit Marianne ; mais tu vois, je suis si triste…

– Eh bien ! ma chère, c’est justement pour cela que je ne te quitte pas. Pauvre amie ! Mais enfin, est-ce qu’Albert a été inconvenant avec toi ?

– Oh ! non.

– Alors, je ne comprends pas ce qui peut t’affliger tant. Il t’a dit qu’il t’aimait ? Et toi, qu’as-tu répondu ? Est-ce que tu ne veux pas devenir Mme Brou ? Dame ! si ce n’est pas ton sentiment ?

– Et le sais-je ? Je voudrais ne pas penser à tout cela.

– Bon Dieu ! à quoi penses-tu donc, alors ? Est-ce possible que tu ne songes pas à te marier ?

– J’y pense vaguement, j’ai bien le temps !

– Quelle indifférence, ma chère tu ne fais rien comme les autres. Moi, je suis sûre que toutes les demoiselles y pensent, et même ne pensent qu’à cela. On dit le contraire, c’est reçu ; mais personne n’y croit. Et en effet, qu’avons-nous autre chose à faire, du moment que nous sommes des demoiselles à marier ?

– Moi, je trouve qu’il faut un peu le temps de se revoir, d’étudier, de connaître un peu la vie, de savoir enfin ce qu’on fait.

– Oh ! tu es philosophe, Mais cela t’est bien facile ; tu sais que tu es riche et que tu auras toujours assez de prétendants à choisir.

– Ce n’est pas cela, car si je pensais qu’on m’épouserait pour ma fortune, je ne me marierais jamais.

– On peut bien vous épouser pour vous-même, mademoiselle ; vous êtes assez charmante, de l’avis de tous. Pauvre Albert ! c’est lui qui n’y pensait pas d’abord, je l’ai bien vu. Puis c’est venu peu à peu, en te voyant tous les jours. Ainsi, tu l’as renvoyé… aux calendes grecques ?

– Non, je lui ai dit que je l’aimais bien, mais que je ne voulais pas ; que je n’osais pas encore…

– Que tu n’osais pas ? Est-elle drôle !

– C’est alors qu’il s’est écrié que je ne l’aimais pas, qu’il était perdu ! que sa vie était maudite !… Des folies !… Et il s’est enfui comme un homme désespéré.

– En te laissant toi-même désespérée… Mais alors rien n’est perdu, il me semble, et vous m’avez l’air de faire de la tragédie sans aucun motif. S’il ne s’agit que d’attendre, c’est justement ce qu’il faut, puisque Albert ne peut pas être docteur avant trois ans. Voyons, ma petite chatte, al-je, bien compris ?

– Je ne voudrais pas me décider encore.

– Mais tu ne dis pas non, hein ? Mon frère ne te déplaît pas ?

– Oh ! non, certes.

– Alors, dit Emmeline en embrassant sa cousine, il n’y a pas tant de mal. Veux-tu je le lui dise ?

— Oui, répondit Marianne avec empressement ; mais…

— Je ne l’engagerai pas, sois tranquille. Oh ! non. Moi, je serais charmée que tu devinsses ma belle-sœur ; mais tu dois rester libre, et si tu ne veux pas, il faudra bien qu’Albert se console. Chère petite ! au moins nous serons toujours amies, n’est-ce pas ?

Elles revinrent à la maison au bras l’une de l’autre.

Emmeline était parfaitement sincère dans ses démonstrations pour Marianne, comme dans sa demi-indifférence pour le sort d’Albert, et son désir de jouer un rôle amiable et utile dans ce petit drame familial. Marianne était une amie précieuse. Et d’abord une amie ! chose désirée de toutes les jeunes filles, car c’est une occupation et une contenance ; puis n’est-ce pas quelque chose de charmant, vous le savez, messieurs et mesdames, que deux jeunes filles enlacées au bras l’une de l’autre, se donnant la réplique, la pose, le moyen de faire valoir mutuellement les grâces de leur attitude, de leur sourire, de leur esprit et de leur tendresse, plusieurs d’entre elles s’embrassant gracieusement à la barbe des barbus, invite coquette. Ensuite Marianne n’était pas une amie ordinaire ; Emmeline lui devait la joie extrême de parcourir en calèche, au trot de deux beaux alezans, la ville de Poitiers, ni plus ni moins que les plus grandes dames de la ville, outre celle de voir accomplies les fantaisies de toilette qu’elle n’eût point obtenues de sa mère ni de son père, très-rigide sur la dépense. De plus, grâce à la présence de Mlle Aimont, la maison était sur un pied plus comfortable et plus luxueux en toutes choses, et c’était pour Emmeline le même attrait que pour l’anguille une crue d’eau. Elle était donc sincère dans ses démonstrations, et, bien qu’elle se flattât et se promit de rester, quoi qu’il arrivât, l’amie de Marianne, elle n’en désirait pas moins, s’il était possible, resserrer par les liens de famille cette amitié.

Pendant l’entretien des deux jeunes filles, Mme Brou avait arraché à son fils la confidence de son désespoir. L’indignation de cette mère fut immense. Quoi ! cette Marianne ! cette petite sotte ! Parce qu’elle avait de la fortune… et pas de cœur !… Oser refuser un tel garçon… Albert !… son fils !… Le fils du Dr Brou !… Un pareil assemblage de perfections. C’était incroyable !… Et il fallait que cette petite créature fut un monstre !… oui, un monstre d’ingratitude !… Après toutes les bontés qu’on avait eues pour cette pimbêche !… C’était épouvantable ! c’était odieux ! c’était insensé ! c’était infâme !

Elle en dit tant qu’elle blessa l’amour d’Albert. Il défendit avec feu la liberté de Marianne, et Mme Brou, attendrie, exaltée de tant de générosité, fondit en larmes. Ah ! son fils était un saint, un héros ! Et il ne fallait pas avoir plus de sentiment qu’une autruche pour ne pas l’aimer, que dis-je ? l’adorer !

Cependant Mme Brou elle-même trouva qu’il n’y avait pas lieu de désespérer et s’attacha à relever le courage d’Albert. Du moment où elle n’avait pas dit non… Chose étrange, Mme Brou n’en tenait pas moins à avoir pour belle-fille ce monstre d’ingratitude. Cette mère tendre ne craignait pas pour le bonheur de son fils et ne s’indignait pas de l’alliance de ce héros avec cette pimbêche. Il y avait là d’autres charmes, d’autres qualités, d’autres assurances, qui compensaient tout.

On ne se retrouva qu’au dîner, où l’air morne, accablé ou gourmé de tous, étonna et inquiéta fort le docteur, Albert étant sorti, les deux jeunes filles étant allées faire un tour de jardin, sur l’invitation de Mme Brou, celle-ci se hâta de raconter à son mari le forfait de Marianne et l’incroyable disgrâce d’Albert.

Le docteur fut, atterré. Quoi ! Il s’était trompé à ce point dans ses prévisions ? Quelle chute de tant de beaux rêves et quel embarras ! Car maintenant la vie commune entre Albert et Marianne devenait plus que difficile. Envoyer Albert immédiatement à Paris ? Il n’y avait guère que ce moyen. Mais… et la ville de Poitiers, à qui l’on devait compte d’un tel changement à des projets bien connus ?… Avouer sa disgrâce ou la faire deviner, ce qui revenait au même, jamais !… Chut ! les provinciaux, eux, savent de quel poids pèse l’opinion publique d’une localité ! Le docteur vraiment ne savait à quoi se résoudre : par-dessus tout, le regret de voir la richesse de sa pupille échapper à son fils le désolait. Mais n’y avait-il pas moyen d’espérer encore ? M. Brou n’écoutait qu’avec une demi-confiance les suggestions de sa femme à cet égard ; ignorant combien l’amour change momentanément les caractères, il se fiait plutôt au désespoir de son fils, qu’il savait porté à se défier de lui-même, quand vint Emmeline, qui s’était débarrassée, de Marianne et qui raconta d’un ton important son entretien avec sa cousine. Le docteur donna une petite tape sur la joue de sa fille, l’embrassa, et convint qu’Albert avait trop tôt pris la mouche.

— Je ne le savais pas si exalté, ajouta-t-il avec étonnement. Tout peut encore s’arranger.

Il recommanda vivement à sa femme de ne se mêler de rien, toujours au nom de la délicatesse que leur imposait son rôle de tuteur ; et puis, lui, il prit in petto le parti des grands politiques, l’expectative, avec l’intention de tirer parti des circonstances et de les faire naître au besoin.

Il ne chercha nullement à relever le courage et l’espérance de son fils. Albert parut au repas d’un air profondément triste et y garda un mutisme presque absolu. De son côté, le docteur prit une contenance morose, et sut, en peu de paroles, exprimer des craintes pour la santé d’Albert, Quant à Mme Brou, elle devint une sorte de représentation — du moins pour l’expression du visage — de la mère aux sept douleurs. Elle ne cessait de soupirer, et il y avait des moments — par exemple quand elle entendait les pas de Marianne dans le corridor — où il lui était impossible de retenir ses larmes.

La pauvre enfant ne fut pas longtemps à se sentir vaincue par le chagrin de toute cette famille. Quand déjà, au premier moment, elle se trouvait dure envers Albert, la vue continuelle de ce muet désespoir dont elle était la cause l’énerva, l’attendrit de plus en plus, et entama ses secrètes réserves. En outre, il semblait que tout concourut à lui fournir des réflexions favorables à Albert. À propos d’un petit drame conjugal dont la femme était victime, nouvelle de ville pendant huit jours, l’entretien général roula sur tant d’autres femmes malheureuses, parce qu’elles avaient épousé leurs maris sans les bien connaitre et par caprice d’un jour.

— En ménage, l’estime et l’amitié valent mieux que l’amour, disait sentencieusement le docteur.

Mais ce fut Albert lui-même qui s’éleva avec feu contre cette théorie.

— Non, dit-il, l’amour est nécessaire ; il n’y a ni bonheur ni vertu sans lui. Tous ces gens-là n’aimaient pas.

Ses yeux brillaient de l’ardeur de la foi qui l’animait. N’était-il pas digne d’être aimé, ce jeune homme autrefois peut-être un peu frivole, mais que l’amour initiait à toutes les générosités, aux conceptions les plus élevées

Marianne en vint à le rechercher timidement et se plut à lui témoigner mille confiances, mille affections. Elle eût ardemment désiré de le consoler. Pour cela, il ne fallait qu’une parole, une seule ! Mais cette parole était tout. Et quand Marianne pensait à la dire et l’avait en quelque sorte sur les lèvres, un serrement de cœur la prenait, un instinct profond la retenait. Chose étrange ! Ainsi que le disait Emmeline, Marianne était donc bien différente des autres ? Elle avait autant de peur d’engager sa vie que la plupart en ont de hâte. Préférait-elle donc à l’amour la liberté ? Si bonne, si aimante qu’à dix-huit ans elle recherchait les joies de la bienfaisance avec autant d’ardeur que les autres jeunes filles recherchent les plaisirs égoïstes de la vanité, pouvait-elle redouter les devoirs d’épouse et de mère ? Cette fille de marin avait-elle rêvé de courir le monde ? Non, ce n’était rien de tout cela ; c’était une voix confuse qui lui murmurait de vagues aspipirations et comme le regret de l’inconnu.

Mais le rêve de l’inconnu est faible contre des influences toujours présentes. Le docteur Brou vit qu’il ne s’agissait que d’une circonstance pour tout décider et il y songeait, quand la Providence, — elle a dirigé tant d’entreprises de toute nature que celle responsabilité de plus ne saurait la compromettre, quand la Providence lui vint en aide.