Marianne (Léo)/9

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Bureaux du Siècle (p. 224-237).


IX


« Poitiers, 20 mai 188.
» Mademoiselle,

» Veuillez croire que je n’ignore pas combien la démarche que je fais en vous écrivant peut passer pour inconvenante ; mais j’ai confiance que vous la comprendrez, et, me restât-il un doute, je ne la ferais pas moins, car l’intérêt d’un être malheureux me parait devoir dominer de très haut des usages égoïstes et des susceptibilités personnelles. Je n’ai pu décider ma mère à vous parler d’Henriette. Elle l’eut voulu ; mais, Mme Brou le lui ayant défendu, elle croit devoir respecter cette volonté. Mademoiselle, Il faut donc que ce soit moi qui vous dise quelle situation désespérée est faite à cette malheureuse fille, — il le faut bien, puisque nul autre ne vous le dirait, — que vous pouvez la sauver et que je ne le puis pas…

» On m’accusera de ne pas respecter la chasteté de vos pensées ; mademoiselle, comprenez bien, je vous en prie, que jamais démarche n’a comporté plus de respect que celle que je fais en ce moment près de vous. Si je vous respectais moins, si je n’avais pas compris, pour vous avoir vue de près une seule fois et par tout ce qu’on m’a dit de vous, que votre nature est aussi élevée que généreuse, c’est alors que je n’oserais pas vous parler et me dirais : La formalité, chez elle comme chez les autres, étouffera le cœur ; elle se croira offensée. Mais je sais qu’il n’en sera pas ainsi ; je crois de plus que vous avez en ces choses le droit et le devoir même de connaitre la vérité. Il faut que vous sachiez, vous si entourée d’égards et de défenses, comment sont traitées les filles du peuple, vos pareilles par l’âge et par le cœur. Ce qu’on craint tant de vous faire entendre à vingt ans, elle l’entendent, elles, dès l’enfance, et personne ne se récrie contre cette inconvenance là. Il y a pourtant excès de part et d’autre ; car, tandis que chez elles l’innocence est détruite avant que la raison soit formée, vous, à vingt ans, vous devriez connaître la vie avant de vous engager.

» Mademoiselle, cette jeune ouvrière que vous aimiez, que tous respectaient, Henriette, a été lâchement séduite par un homme de votre monde, M. Alfred Turquois. Il lui avait promis de l’épouser, elle se croyait sincèrement aimée. Le secret de cette liaison a été découvert par Mme Turquois, et cette dame, violemment indignée, non pas contre son fils, mais contre Henriette, l’a chassée, accablée de mépris et perdue de réputation. À son tour, le père d’Henriette, cet infâme ivrogne, a crié que sa fille lui ôtait l’honneur, l’a battue et l’a chassée. La mère, toujours faible, ne sait que pleurer. Elle aussi d’ailleurs croit son honneur engagé à maudire sa fille.

» Abandonnée des siens, insultée par tous, Henriette s’est adressée à l’homme qui l’a perdue, il ne lui a pas même répondu. Elle descendait à la rivière pour s’y jeter, avec l’enfant, abandonné comme elle, qu’elle doit mettre au monde, quand ma mère, qui la cherchait, l’a rencontrée et trainée presque de force chez nous. Elle y est depuis quelques jours mais notre dévouement pour elle est combattu par un obstacle fort grave ! mon père n’est pas exempt du préjugé qui condamne la femme trompée à porter seule tout le poids de sa faute ou de son erreur, il croit de plus devoir assigner des limites à la bienfaisance de ma mère ; en un mot, il s’oppose à ce qu’Henriette reste à la maison, et nous refuse les moyens de l’établir ailleurs. Joignez à ceci, mademoiselle, que le désespoir enlève à cette malheureuse tout souci d’elle-même. Incapable de supporter à la fois l’abandon de celui qu’elle aimait et le mépris public, elle semble n’avoir qu’un désir : en finir avec la vie. Je m’efforce vainement de lui rendre l’estime d’elle-même et quelque espoir en l’avenir. Le peu que j’ai gagné sur son esprit par le raisonnement, par de longs entretiens, une heure de solitude, un élan de douleur l’effacent. Enfin je vais partir, et je vois ma mère incapable seule de soutenir et de sauver cette malheureuse jeune fille. Votre nom, mademoiselle, est souvent sur ses lèvres ; votre méprit, qu’elle suppose, est ce qui lui est le plus douloureux à supporter. Vous pourriez la relever moralement et votre secours matériel peut la sauver. Suis-je excusé, mademoiselle ?

Agréez l’assurance de tout mon respect.

» PIERRE DEMIBR. »

Assise dans sa chambre, sur la causeuse, et tenant cette lettre à la main, Marianne la relisait pour la troisième fois. Elle était fort pâle, ses mains tremblaient ; en même temps qu’un vif chagrin, une stupeur profonde émanait de ses traits, de son attitude, de tout son être, vibrant sous cette commotion. L’impression que toute conscience éclairée peut recevoir d’un fait semblable ne suffit pas en effet à faire comprendre l’impression fulgurante qu’en recevait ce jeune être, touché pour la première fois. Pour elle, si cela était funeste, cela était plus étrange encore. Henriette !… Ce jeune homme l’avait abandonnée, Henriette était mère… et il repoussait son enfant et son… amante. Car ce n’était pas sa femme, et pourtant… Cette différence entre l’amante et la femme, voilà où l’esprit de Marianne flottait, surpris, indécis, plein de soulèvements instinctifs, que suspendaient tout à coup des points d’interrogation plus vagues encore.

Elle n’était pas arrivée à près de vingt ans sans avoir entendu parler de filles séduites et d’enfants trouvés ; non. Mais dans ces vingt premières années où l’être humain reçoit pêle-mêle l’impression de tant de choses, il ne peut donner son attention à toutes à la fois, et Marianne n’avait pas une de ces imaginations qui prennent à tâche précisément de sonder ce qu’on leur cache et que ce côté des choses en même temps attire le plus. Elle n’avait reçu la perception de tels faits qu’au travers des voiles de cette jeune et chaste ignorance, qu’il est impossible d’analyser, parce qu’on ne la comprend plus après l’avoir perdue. Tout au plus, ce souvenir peut-il donner, à ceux qui se souviennent et s’analysent le mieux, une vague impression des divers enveloppements de la connaissance.

Cette fois, Marianne s’arrêtait devant ces faits avec l’intention de les comprendre. Déjà elle avait été saisie de la question par son propre engagement de fiancée ; mais l’émoi de la pudeur, une douce confiance, en avaient écarté ses yeux. À présent, elle y revenait sérieusement ; elle voulait savoir le mot de ce sphinx qui, lui aussi, dévorait des victimes humaines. Chose bien étrange, et plus mystérieuse que ce qu’elle cherchait, Marianne connaissait l’histoire naturelle ; elle avait étudié, superficiellement d’ailleurs, l’anatomie et la physiologie, et cependant elle ne savait pas.

Mais tout à coup elle se leva comme en sursaut. Ce n’était pas de comprendre qu’il s’agissait avant tout c’était de la secourir, elle, la malheureuse Henriette !

Lui écrire !… ce n’était pas assez… Et d’ailleurs par qui faire porter la lettre ? L’argent ? Marianne jouissait de la liberté de sa correspondance, et cela parce qu’elle l’avait exigé, non sans scandaliser Mme Brou, qui professait, que toutes les lettres d’une jeune fille doivent être lues par sa mère ou sa tutrice ; mais, quant à la liberté d’action, c’était autre chose : elle ne pouvait sortir seule, et toute commission donnée à la bonne tombait sous le contrôle de Mme Brou. C’était par Mme Démier seulement, ou quelque fois à l’aide d’Henriette, que Marianne pouvait agir sans avoir à rendre compte minutieusement de ses motifs ; et ces deux auxiliaires lui manquaient depuis quelques jours. Henriette, plus d’une fois, Marianne l’avait demandée ; on lui avait répondu qu’elle travaillait à la campagne. Mais cette réponse avait été faite d’un tel air que le soupçon de quelque chose d’insolite avait effleuré l’esprit de la jeune fille ; puis, ç’avaient été des demi-mots entre Mme Brou et la femme de chambre, parfois la conversation brusquement interrompue lorsque Marianne entrait : — Ah ! pauvre Henriette ! Depuis combien de temps souffrait-elle si amèrement sans qu’un mot de consolation eût pu lui être adressé par celle qui l’aimait toujours !

Oui, toujours !… Puisqu’elle était malheureuse !

Mais n’était-elle pas coupable aussi ?

Pierre Démier, à ce qu’il semblait, ne le pensait pas, et cependant tout le monde condamnait Henriette. Ah !… Et cet Alfred Turquois ! Marianne se rappela avec horreur qu’il lui avait fait une cour assidue et très-significative tout l’hiver, pendant que d’un autre côté il persuadait Henriette, de son amour et lui promettait de l’épouser !

Mais ce jeune homme était donc un monstre ? Et Albert qui le voyait intimement et le croyait son ami !

À ce moment, la pensée de la jeune fille s’arrêta sur Pierre. Jusque là, trop saisie de la révélation, elle n’avait pas eu le temps de songer à celui qui l’avait faite. Ah ! c’était un grand cœur, un noble esprit. S’il se trouvait à Poitiers en ce moment, c’est que, pendant les vacances de Pâques, lorsqu’une épidémie régnait à Poitiers, qu’un des médecins de l’hospice en avait été victime et que plusieurs craignaient de s’exposer, il s’était offert, lui, avait soigné jour et nuit les moribonds, et enfin avait été atteint lui-même.. Heureusement sa constitution avait triomphé de la maladie, et, maintenant rétabli, il allait partir pour reprendre ses études. Marianne savait tout cela ; elle avait partagé les inquiétudes de Mme Démier pour son généreux enfant. Oh ! comme il avait bien fait de la prévenir du malheur de cette pauvre Henriette ! Comme il était bon et juste ! Marianne se sentit saisie pour lui d’estime et de reconnaissance. Il faut que ce soit M. Pierre qui devienne l’ami d’Albert, à la place de ce Turquois.

Si elle envoyait Louison chercher Mme Demier ?… Mais on va demander pourquoi ; il faudrait mentir, chose que Marianne ne peut supporter. Et puis le besoin de son cœur est plus ardent, elle veut voir Henriette, lui parler, la consoler. Henriette aussi a besoin de cette entrevue, M. Pierre le dit. Oh ! malheureuse, vouloir mourir !… — Des larmes coulaient des yeux de Marianne, et par moments des frémissements parcouraient son corps. Sous ses yeux flottait aussi l’ombre de ce vague enfant, et tout son cœur frémissait.

On a voulu lui cacher cela. Mme Brou trouve évidemment que ce n’est pas convenable. Dès lors elle n’acceptera jamais que Marianne aille visiter Henriette. Oui, sur ce point, la jeune fille pressent une résistance invincible. Elle se rappelle que sa tante a impitoyablement sacrifié, sur de vagues soupçons, une jeune veuve de leur connaissance, qu’on ne la voit plus. À plus forte. raison, l’ouvrière… Mais alors comment faire ?

Il n’y avait qu’à désobéir complètement ou à s’abstenir.

Marianne hésita quelques instants ; mais l’idée du malheur et du désespoir d’Henriette l’envahit avec tant de force qu’elle se fût crue coupable, lâchement égoïste, de ne pas aller à son secours. La maison du charpentier n’était pas si loin quel usage ridicule enchainait ainsi les pas de la jeune fille dans l’enceinte de la maison et la réduisait à l’inertie ? Quoi ! elle ne pouvait pas aller seule chez la digne Mme Démier, sa voisine ? Quelle absurdité !

— Eh bien ! j’irai, se dit-elle.

Toutefois l’idée d’une scène violente avec sa tante lui fit battre le cœur. Mme Brou, qui devait être avec Emmeline dans la salle à manger, verrait de la fenêtre sa pièce à la grille et s’élancerait assurément sur ses pas.

Alors Marianne pensa à la petite porte à l’usage du jardinier, qui ouvrait au fond du jardin sur une ruelle. Par là, elle pourrait sortir sans être aperçue, et, sans doute, il lui serait facile de gagner par les derrières la maison du charpentier. À peine cette idée lui fut-elle venue qu’elle l’exécuta. Elle descendit légèrement l’escalier, passa d’un pas plus furtif encore devant la porte de la salle à manger, prit son chapeau de jardin dans le corridor, sortit en observant si personne ne la suivait et fila entre les massifs jusqu’à la petite porte. Elle eut peine à l’ouvrir, car on se servait rarement de cette issue et les verroux étaient rouillés ; cependant, non sans meurtrir ses mains délicates, elle en vint à bout et tira la porte derrière elle.

Marianne était dans une ruelle déserte qui serpentait entre des murs ; c’était la première fois qu’elle se trouvait seule hors de la maison. Un léger froid la saisit ; mais, ne s’arrêtant point à cette impression, et son cœur ballant seulement un peu plus vite, elle suivit la ruelle d’un pas rapide, et au bout d’un instant, reconnut le mur du chantier Démier aux longs bois de charpente qui, dressés contre, le dépassaient. Mais il n’y avait point là d’entrée ; elle continua donc de longer le mur, avec la vive appréhension d’aboutir à une impasse ou à quelque autre habitation étrangère. Beau scandale dans Poitiers en ce dernier cas ! La nièce de Mme Brou, la belle héritière, Mlle Marianne Aimont, courant les ruelles ! Cette pensée empourpra les joues de la jeune fille, bien qu’elle fût loin de comprendre jusqu’où pouvait aller la malignité d’un tel commérage ; mais, au lieu d’hésiter, elle pressa le pas plus encore, avec la résolution des natures qui, plutôt que d’attendre, poussent au danger. — Ô bonheur ! Tout à coup le mur cesse, et, par-dessus une haie basse qui entoure un jardinet, Marianne voit devant elle la maison du charpentier. Elle est bientôt près d’une claie qui forme l’entrée ; elle la pousse, elle entre et s’arrête. Un homme est dans le jardin, il se retourne. Ah ! c’est M. Pierre heureusement !

Lui-même l’a aussitôt reconnue et accourt vers elle. Comme sa figure est éclairée !

— Oh mademoiselle… oh ! que c’est bien !

Et, sans plus de façon, il prend la main de la jeune fille et la serre très-fort, comme il eût serré la main d’un camarade, Marianne le voit bien ainsi, et lui rendrait volontiers ce fraternel serrement de main, si la sienne n’avait été pour cela trop comprimée.

— Vous voyez, dit-elle, je me suis échappée…

C’est seulement en disant ; cela que, Marianne s’aperçoit qu’elle n’a pas seulement fait une escapade enfantine, mais un acte fort grave ; car elle vient de rompre avec l’autorité de la famille, et, chose qui, à ses propres yeux, rend le fait plus grave encore, elle s’est cachée pour le faire ; elle n’a pas eu la dignité, la franchise de sa révolte.

Elle fut si frappée de ces considérations, qu’elle en ressentit tout à coup un malaise extrême. Ses joues, empourprées par la course et l’émotion, pâlirent ; un moment elle fut saisie d’un regret, elle ne vit plus ce qu’elle allait faire, et des larmes vinrent baigner ses yeux.

Ce changement subit était trop apparent pour échapper aux yeux de Pierre ; Il en fut vivement surpris. Au moment où il croyait féliciter une héroïne, c’est une fille tremblante qu’il a devant lui.

— Vous sentez-vous mal, mademoiselle ? lui dit-il.

Et, il fait asseoir, Marianne sur un banc grossier, fait d’une planche posée sur deux pieux, à l’ombre d’un chèvrefeuille.

Marianne s’assied sans dire un mot, toute absorbée par le point de vue nouveau qui l’a frappée, et Pierre, désappointé, presque mécontent, se tient debout près d’elle. Très absolu dans ses idées, comme on l’est d’ailleurs toujours à son âge, — quand on a des idées, mais tout au moins dans ses jugements, — très enthousiaste sous des dehors assez froids, lui, jeune homme, n’ayant pas subi cette surveillance de tous les instants, ce joug de famille si étouffant pour la femme, que souvent il énerve à jamais sa volonté, il ne pouvait comprendre cette hésitation après l’acte, cette faiblesse dans la décision, cette sorte de remords au sein d’un généreux élan.

— Regretteriez-vous d’être venue, mademoiselle ? demanda-t-il.

Marianne releva la tête :

— Oh non dit-elle simplement ; il faut que je voie cette pauvre Henriette. Je ne puis pas la laisser dans son désespoir. Mais je pense à présent combien ceci paraîtra grave à mon oncle et à ma tante que j’aie quitté la maison seule et furtivement… c’est ce qui me fait de la peine.

— On ne s’apercevra peut-être pas de votre absence.

— Peut-être ; mais j’aime encore moins cela ; il fallait bien m’échapper, puisqu’on ne m’eût pas laissée sortir. Mais je le dirai en rentrant, je viens d’y songer, ce sera mieux ; et maintenant je suis plus tranquille. Voulez-vous me conduire près d’Henriette, monsieur Démier ?

Une émotion pleine de respect se peignit sur le visage de Pierre ; il s’inclina devant la jeune fille, qui s’était levée, et la conduisit vers la maison. Arrivé à la porte qui donnait sur le jardin, il pria Marianne de s’arrêter et ouvrit doucement, pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans le corridor ; puis il s’effaça pour la laisser entrer.

— Ma mère n’est pas ici, malheureusement, dit-il.

Ils montèrent jusqu’aux mansardes, sises au-dessus du premier étage, et là, Pierre, s’arrêtant encore :

— Ne pensez-vous pas, dit-il, que je devrais la prévenir ? Elle est si ébranlée, que votre vue pourrait lui causer une trop vive secousse.

Marianne, en attendant, s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le chantier. Protégée par la vitre, elle vit en face d’elle un homme qui s’occupait d’équarrir une poutre à grands coups de hache. Déjà courbé par l’age ou par la fatigue, grand, maigre, anguleux, il n’en paraissait pas moins énergique et fort, et la hache, sans cesse levée, retombait sans cesse au même endroit, faisant voler en éclats le bois et l’écorce, et traçant de plus en plus longue une ligne blanche, droite comme un cordeau.

À ce moment, cet homme releva la tête pour jeter un coup d’œil sur le travail de deux ouvriers qui, un peu plus loin, sciaient un bloc de bois, et Marianne put observer sa figure. Elle était déjà sillonnée de rides et la barbe blanchissait le front élevé, rigide, semblait marque d’une honnêteté scrupuleuse ; les traits, rudes et fatigués, n’en exprimaient pas moins une certaine bonhomie ; l’œil vif brillait d’énergie. Marianne lui trouva une assez grande ressemblance avec Pierre et ne douta pas que ce ne fut le père Démier, qu’elle n’avait jamais entrevu. Un cri qui retentit dans la chambre à côté lui fit comprendre qu’Henriette venait d’être instruite de sa présence, et saisie d’une émotion plus vive, elle s’avança, tandis que la porte s’ouvrait. Pierre vint à elle rapidement.

— Elle vous attend ; elle est bien émue ! Je descends. Quand dois-je revenir vous chercher, mademoiselle ?

Elle répondit :

— Dans une demi-heure.

Et il franchit le seuil de la petite chambre au moment où Henriette, pâle et chancelante, venant à sa rencontre, s’y présentait.

La pauvre fille ! Heureuse de revoir Marianne, elle ne put cependant supporter sa vue et s’affaissa sur ses genoux en se cachant le visage dans ses mains. Bien troublée, elle aussi, Marianne d’abord voulut prendre les mains d’Henriette et la relever ; mais elle ne put en venir à bout, et, pénétrée par ces soupirs, ces gémissements, ces crispations de douleur, elle-même fondit en larmes, et, passant le bras autour du cou d’Henriette, leurs sanglots se confondirent.

— Henriette ! ma pauvre Henriette ! du courage ! calmez-vous un peu ! Venez vous asseoir… ici…

— Oh ! est-ce possible ?… Est-ce possible que vous soyez si bonne ?… Vous ne me méprisez pas, vous ! Comment faites-vous pour ne pas me mépriser ?

— Non ! non disait Marianne, vous êtes si malheureuse !… Je n’ai point cessé de vous aimer.

— Alors je ne la suis plus tant, malheureuse… Ah ! vous seule… Vous seule vous pouviez me faire du bien, et vous êtes venue !… Oh ! merci ! merci !

Elle s’était assise comme l’avait voulu Marianne, et celle-ci s’était placée de même tout près d’Henriette, qui, les mains jointes sur ses genoux, la taille affaissée, regardait sa généreuse amie avec une sorte d’adoration. Il y avait moins de trois semaines qu’elles ne s’étaient vues, et Marianne la reconnaissait à peine : ses joues étaient avachies, son teint flétri, ses lèvres sèches, et jusqu’à ses yeux autrefois si beaux, si doux, qui, rougis par les larmes, n’avaient plus d’autre éclat que celui de la fièvre. En voyant de tels ravages, la pensée de Marianne se reporta vers celui qui avait détruit cette fleur de vie qu’était l’Henriette d’autrefois, et un mouvement âpre, fougueux, amer, jusque là inconnu par elle souleva son sein ! c’était de la haine, et, poussée par une force indépendante de sa volonté, ses lèvres murmurèrent :

— Ah ! l’infâme ! l’infâme !…

Henriette avait douloureusement tressailli.

— Que dites-vous ?… de qui parlez-vous ?… Ah ! que savez-vous… s’il ne souffre pas aussi ?… Oui sans doute, il aurait dû me répondre ; mais on l’empêche peut-être… si vous saviez…

Marianne fut stupéfaite. Quoi ! la malheureuse pouvait croire aimer encore ! au sein de cet abandon !… À l’expression de ses traits, Henriette comprit.

— Je vous semble folle !… que voulez-vous ? Ah ! je l’accuse aussi par moments… il me semble même que je le hais… et puis… quand on a tant aimé, comment cesser comme cela, si vite… on ne peut. Il y a des fois où je donnerais ma vie pour le voir encore… Ma vie !… quel bon marché je ferais !… Ah ! mais ne pensez-vous pas… qu’il a pourtant fallu que je l’aie bien aimé ?…

Et tout à coup, impétueusement, les mains jointes, le regard ardent :

— Vous l’avez vu, bien sûr, vous l’avez vu ! Parlez-moi de lui, dites-moi ce qu’il fait, s’il parait malheureux, s’il est bien pâle… Que vous a-t-il dit ?…

Marianne restait silencieuse, presque épouvantée. Dire ce qu’elle pensait de ce misérable, prouver à Henriette qu’elle n’avait été que trompée, jamais aimée… Serait-ce la tuer ou la guérir ? Elle n’osait parler, elle ne savait que dire, et s’indignait et s’étonnait de la persistance d’un tel amour.

— Vous ne voulez pas me répondre, dit Henriette. Oh ! vous avez raison sans doute, et je vous offense en vous demandant cela ; mais si vous saviez ce que je souffre !…

— Vous ne m’offensez pas, je n’y songe pas même, je ne puis penser qu’à vous ; seulement je ne puis comprendre que vous l’aimiez encore.

— Alors, si cela ne vous offense pas, dites-moi seulement si vous l’avez vu.

— Je l’ai vu, il y a quelques jours, un instant…

— Et quel air avait-il ?

— Oh ! maintenant que je sais… c’est épouvantable. Il avait son air ordinaire et même dégagé…

— Vous savez bien, mademoiselle, qu’il faut feindre dans le monde. Est-ce qu’il peut ne pas souffrir, voyons ?

— Il devait vous écrire, venir vous voir, s’occuper de vous… Ne le défendez pas.

— Ah ! oui, sans doute… allez, je ne le sais que trop… Mais ses parents… qui sait s’il ne travaille pas à gagner leur cœur ?

— Ah ! fit Marianne en détournant la tête avec une expression telle qu’Henriette y vit une conviction profonde. Elle regarda fixement Marianne ; puis une lueur brilla dans ses yeux, qui semblèrent se creuser encore.

— Vous êtes bonne, vous, pourtant… pourquoi donc voulez-vous absolument le condamner ? Qu’en savez-vous ? Il ne vous a pourtant pas fait la cour, lui, comme les autres ? Vous voyez bien qu’il m’aimait.

Marianne avait baissé les yeux à terre et elle ne répondait pas.

— Vous ne répondez pas ? Il vous a fait la cour, lui !… ce n’est pas possible ! Vous me le diriez, que je ne le croirais pas.

La jeune fille continuait de se taire, et ce silence était plus affirmatif que toute parole. Henriette jeta un cri.

— Non, je ne veux pas le croire ! Mais pourquoi vous taisez-vous comme cela ? Vous Voyez bien que vous me faîtes mourir… Si c’est vrai, alors dites-le.

— Henriette, il ne faut plus vous occuper de cet homme ; il faut vivre seulement pour… Je vous aiderai, vous ne serez point abandonnée…… Henriette, ah ! pauvre malheureuse !

Bien malheureuse en effet ; elle se trouvait mal et Marianne dut lui donner des soins. Quand elle eut retrouvé quelque force, elle pleura abondamment ; puis, dans une exaltation qui ressemblait au délire, des paroles et des soupirs s’exhalèrent de ses lèvres :

— Infâme ! oui, c’est bien infâme ! tromper à ce point ! Je ne croyais pas que ce fût possible ! Mettre ensemble, dans sa bouche, des baisers et des mensonges ! Ah !… mais s’il ne m’a pas aimée, il n’a donc fait que me salir… Oh !… Oh !… c’est horrible ! Et j’ai pu me donner à ce monstre, moi ! qui étais fière et chaste ! Oui, je l’étais. Mais il me disait : « Je t’aime ! je passe les nuits à t’appeler ! Je suis trop malheureux de l’aimer tant ! Lui ! malheureux par moi quand j’aurais donné mon sang pour lui avec joie ! Est-ce qu’on peut refuser l’homme qu’on aime, quand il vous dit qu’il est malheureux ? Mais non ! qu’ils me jettent la pierre, eux, qu’est-ce que ça me fait ? Je l’aimais, je le croyais. Elles se croient bien fortes, celles qui se gardent jusqu’à l’autel, et moi je leur dis que ce sont des égoïstes, des sans-cœur ! Se défier de l’homme qu’on aime ! Alors c’est qu’on ne l’aime pas… Oui, je lui ai donné plus que ma vie. J’étais fière, vous le savez. Il me disait : Puisque tu seras ma femme ! N’est-ce pas comme si tu l’étais déjà ? Dès que je serai substitut, je t’épouserai. Mon père ne voudra pas de sommations, il consentira. Moi, d’abord je m’étais dit : C’est vrai. Être une dame, sera-ce beau ! Mais après je n’aimais que lui. Ah ! si du moins il m’avait aimée ! Je ne me plaindrais pas de souffrir. Mais ce qui est pire que tout…

Elle s’arrêta brusquement et regardant en face Mlle Aimont :

— Ayez pitié de moi ; vous le voyez, je ne suis pas maîtresse de mon pauvre cœur. Quand vous serez partie, je voudrai douter encore. Dites-moi en paroles ce que votre air m’a dit. Répétez-moi que c’est vrai, qu’il vous faisait la cour pendant qu’il me jurait à moi… Dites-le tout haut, que je l’entende, parce que vous, je vous croirai…

— C’est vrai, Henriette ; il était près de moi des plus assidus. Il ne m’a pas demandée en mariage, parce que je l’ai toujours découragé ; mais sa manière d’être vis-à-vis de moi ne me laissait pas de doute, et même il m’avait inspiré le regret de le rendre… malheureux. Aussi, quand j’ai appris… me suis-je dit : C’est un monstre.

— Oui, répéta l’ouvrière d’une voix éteinte, c’est un monstre ! Ils sont tous ainsi ! mais je le croyais, lui, si différent des autrés… Ainsi, perdue ! et pas même… aimée… Oh c’est trop !

Elle était baignée de larmes, tout son corps tremblait ; par moments, des cris lui échappaient, elle cachait sa tête dans ses mains.

— Horreur, tant d’amour ! Toute mon âme !… Et n’être que son jouet !… Il a pris mon honneur et ma vie pour son plaisir !… Et savez-vous ?… Il en sera fier… Ô infamie ! ce sont leurs jeux ! Ah ! fils de l’enfer ! Et cet homme-là jugera les autres, pensez donc ! Mais ces choses-là sont trop fortes. Je veux l’aller dire partout. Je me vengerai !… Hélas ! et c’est de moi qu’on se moquera. Il abandonne son enfant, son propre enfant ; il le jette à la rue, comme on y jette les balayures de sa maison, et cela fait rire… Tenez, je suis bien aise de m’en aller de ce monde ; il fait horreur…

Presque aussi pâle et aussi tremblante qu’Henriette, Mlle Aimont écoutait en frémissant ce langage, ces révélations. Souffrante dans sa pudeur, indignée dans sa justice, étourdie de tout ce qui se découvrait à ses yeux, elle s’efforçait toutefois d’écarter ses impressions personnelles pour s’occuper avant tout de la malheureuse qu’elle était venue secourir.

— Non, dit-elle ; Henriette, vous chasserez cet homme de votre souvenir, et vous vivrez pour votre enfant… et pour moi, qui suis votre amie et le resterai toujours.

— Mon amie, vous, mademoiselle !… Ah ! vous dites cela par excès de bonté. Vous, l’amie d’une fille perdue, chassée par sa famille, à laquelle pourtant elle avait consacré tout son travail et toute sa jeunesse, méprisée du monde !…

— Je le sais, Henriette ; mais qu’importe, si l’on a tort, si l’on est injuste ? Quand je suis venue, je ne savais pas ; je craignais… je ne savais pas… Mais à présent je suis sûre que vous êtes cent fois plus malheureuse que coupable.

— Oh ! merci ! disait la pauvre fille en baisant les mains de Marianne ; vous me relevez le cœur, vous me faites tout le bien que je puis encore sentir ; vous m’aimez encore, et vous ne me méprisez pas !…

À ce moment, un coup fut frappé à la porte. C’était Pierre.

— Il faut que je vous quitte, dit Marianne, car on pourrait me chercher à la maison.

Et elle raconta comment elle était venue.

— Hélas ! on vous grondera, s’écria la pauvre Henriette, vous aurez du chagrin à cause de moi, et je ne vous verrai plus. Ah ! ç’aurait été trop de bonheur !

Elles s’embrassèrent étroitement. Henriette, sanglottante, s’affaissa sur une chaise, près de son lit, et Marianne, les yeux pleins de larmes, sortit sur le palier, où Pierre l’attendait.

— Ma mère n’est pas encore rentrée, mademoiselle, dit-il. Si vous le permettez, je vais vous accompagner. J’ai regardé dans le jardin, il n’y a personne ; mais d’un moment à l’autre mon père peut rentrer à la maison, et il ne faudrait pas…

Marianne cherchait à se remettre :

— C’est là votre père, monsieur ? demanda-t-elle, en jetant par la fenêtre un nouveau coup d’œil sur le travailleur qu’elle avait remarqué précédemment, et dont la hache allait toujours le même train.

— Oui, mademoiselle ; il y a près de quarante ans qu’il travaille ainsi, et depuis vingt-trois ans il a frappé plus fort afin de me donner l’instruction qui lui a été refusée. Je lui dois beaucoup d’amour et de respect.

— Oh ! certainement, monsieur Pierre, et il est heureux aussi d’avoir un fils tel que vous, dit Mlle Aimont avec émotion.

— Ai-je le bonheur, mademoiselle, de vous avoir inspiré de l’estime ?

— Oh ! monsieur, je sais ce que vous avez fait à l’incendie et dernièrement à l’hôpital, et puis la lettre que vous n’avez écrite…

— Je suis bien heureux de l’avoir fait !

Ils parlaient ainsi en descendant l’escalier ; sur le palier du premier étage, Marianne s’arrêta.

— Permettez-moi, dit-elle, de vous remettre ceci pour Henriette. (Elle lui remit 300 f.) Je ferai plus tard tout ce qu’il faudra. Je pense qu’il serait nécessaire de l’arracher à cette ville, ou du moins de la placer dans un quartier reculé où elle ne serait pas connue et où votre mère pourrait encore la voir… moi aussi pout-être… Mais je ne suis pas librr… Ah ! qu’elle est malheureuse ! et que je voudrais pouvoir la consoler !

Pierre ne répondit pas ; mais il regarda Mlle Aimont avec une expression singulière, il semblait très-ému. Ils traversèrent en silence la maison, puis le jardin. Arrivés à la ruelle, Mlle Aimont s’arrêta :

— Je crois qu’il vaut mieux maintenant que je rentre seule, dit-elle. Adieu, monsieur Pierre, et merci !

— Merci ! répéta-t-il avec trouble.

Ce fut elle qui lui tendit la main. Il la serra doucement, et la suivit du regard, tandis qu’elle filait comme un oiseau le long de la haie jusqu’au mur, derrière lequel elle disparut.

La jeune fille acheva son court trajet sans encombre, poussa la petite porte, remit les verroux, et se retrouva dans le jardin. S’était on aperçu de son absence ? l’avait-on cherchée ? C’est ce qui restait à savoir, et elle n’y tenait qu’à cause des domestiques, ayant résolu de déclarer elle-même son escapade.

Marianne avait dans le caractère cette susceptibilité vive et fière qui avait distingué le brillant officier de marine Marcel Aimont ; elle ne pouvait supporter de s’humilier jusqu’à feindre et de paraître vouloir tromper ; quoique un peu émue intérieurement, elle s’avança donc d’un air calme et d’un pas mesuré vers la maison.

Aucun mouvement insolite ne se manifestait ; en passant devant la cuisine, Marianne vit la cuisinière à ses fourneaux ; dans la salle à manger, Louison mettait le couvert, tandis que Mme Brou lisait l’Écho pictorien, et que du salon retentissaient les tapotements d’Emmeline sur le piano. Mme Brou, en voyant sa nièce, ne fit aucune observation, et le docteur arriva peu après pour le déjeuner, car tout cela s’était passé dans la matinée.

Pendant le repas, la présence des domestiques ferma la bouche à Marlanne ; mais après que la table eut été desservie, et comme le docteur parcourait à la hâte le journal, avant de retourner à ses visites, on entendit tout à coup, au milieu d’un silence, tomber cette étrange phrase :

— Je suis allée voir Henriette ce matin.

Le docteur leva la tête, en homme ébahi à qui l’on dirait que la lune est allée visiter les étoiles fixes ; Mme Brou fit un soubresaut sur sa chaise, et Emmeline ouvrit les yeux et la bouche en allongeant le cou, de cet air affriandé que tout événement peignait sur sa figure ; mais cette fois la chose allait jusqu’à l’émerveillement.

— Hein que dites-vous ; ma chère Marianne ? dit le docteur. Henriette quoi ? Je n’ai pas bien entendu.

— C’est une chose impossible ! s’écria Mme Brou.

Emmeline alla s’asseoir bien en face de Marianne, et de façon à voir tout le monde à la fois.

— Non, madame, reprit Marianne, dont l’apparence calme était un peu démentie par l’inflexion de sa voix ; j’ai appris le malheur de cette pauvre Henriette et qu’elle désirait ardemment me voir. Elle habite ici tout près, et craignant, je l’avoue, d’être retenue ou de subir une longue discussion, j’y suis allée sans vous prévenir.

— Vous avez fait cela ! s’écria Mme Brou, et vous le déclarez avec cette impudence !…

Elle se leva, tourna dans la chambre sans savoir ce qu’elle faisait, leva les bras en l’air et tomba dans un fauteuil.

— Vous m’injuriez, madame, dit Marianne, dont le visage devint pourpre.

— Et qu’est-ce qu’on peut vous dire quand vous faites des choses… des choses !… Aller voir une fille perdue !… Quitter la maison seule… mais vous êtes donc devenue folle !…

— Assez ! dit vivement le docteur en se tournant vers sa femme ; il faut du moins rester calme, et je désire parler seul avec Marianne de tout ceci. Ce que vous nous dites là, ma pupille, est bien extraordinaire, et j’avoue que j’aurais traité de menteur quiconque serait venu me raconter un tel fait. Ainsi, connaissant la conduite méprisable de cette fille, vous êtes allée la voir, et, sachant bien que jamais on ne vous permettrait une pareille démarche, vous avez quitté la maison à notre insu, abusant de la confiance que nous avons en vous, et faisant à votre réputation le tort le plus grave !

— Monsieur, je ne croyais pas avoir abusé de votre confiance, car je ne vous ai jamais promis de sacrifier mes affections à la crainte de l’opinion, et quant à ma réputation…

— De l’affection pour une pareille créature ! s’écria Mme Brou en levant les mains au ciel, vous osez dire…

— Ce n’est pas son malheur qui doit m’empêcher…

— Son malheur ?… dites son crime, dites son abjection. Est-il rien de plus méprisable qu’une fille qui s’oublie à ce point ?

— Et que direz-vous donc de M. Turquois ?

Emmeline fit un petit soubresaut, de l’air d’un chat qui tombe le nez sur la crème.

— Vous êtes étonnamment instruite, mademoiselle, reprit Mme Brou, et je vous aurais cru plus de modeste. Qui donc vous a si bien informée ? Il est vrai que vous venez de causer avec une personne qui a pu vous en apprendre long, mais je ne vous aurais jamais crue capable de rechercher de pareilles sociétés.

M. Brou se tourna de nouveau vers sa femme, et la réduisit au silence par un regard fulgurant ; elle continua seulement de soupirer, d’étouffer et de lever les yeux et les mains au ciel pendant le reste de l’entretien.

— Je désirerais, en effet, reprit le docteur, savoir qui vous a appris cette scandaleuse histoire, dont nous avions jugé devoir préserver vos oreilles et celles d’Emmeline. J’avais défendu aux domestiques d’en dire le moindre mot devant vous.

Ce ne sont pas les domestiques, monsieur.

— Qui donc, alors ?

— Je ne puis vous le dire.

— Serait-ce Mme Démier ? Elle avait promis…

— Non, monsieur, ce n’est pas elle, je ne l’ai pas vue depuis bien des jours. Mais permettez que je ne réponde plus à ces questions.

— Avoir du caractère est une fort belle chose, dit amèrement le docteur, mais il faudrait mieux choisir l’occasion de le déplorer. Vous me causez, Marianne, une surprise bien douloureuse ; j’aurais cru, je l’avoue, que mes droits de tuteur, les droits de l’hospitalité, ceux de l’affection que nous avons pour vous et les liens nouveaux qui nous unissent, nous assuraient de votre part plus de confiance et plus de respect.

Marianne baissa les yeux ; elle ne pouvait nier qu’elle ne fut pas coupable vis-à-vis de ses parents.

— Serait-il donc possible, reprit M. Brou, qui vit le succès de cette attaque au cœur et à la raison de sa pupille, serait-il possible que vous eussiez rompu, de votre propre résolution, le contrat fait entre vous et nous par la dernière volonté de votre père, qui vous a confiée à nous jusqu’à votre majorité ? Dans quelle situation me placeriez-vous, Marianne ? Le devoir que m’a imposé votre père m’oblige de couvrir d’une protection attentive et sûre non-seulement votre personne, mais votre réputation ; or, abusant, je le répète, de la confiance que m’inspiraient et votre caractère et ces conventions tacites, qui interdisent à une jeune personne bien élevée de franchir certaines limites, profitant de l’absence de surveillance que cette confiance vous procurait, vous avez fait une démarche qui vous compromet gravement aux yeux du monde ; car laissons de coté la convenance de la chose en elle-même, quelle qu’ait été votre hardiesse, vos intentions, j’en suis persuadé, sont restées bonnes ; vous avez su, en exposant à un tel contact votre dignité, votre chasteté, les sauvegarder encore ; mais le monde ne tient pas compte de cela ; il ne juge que sur les apparences, et ses jugements sont sans appel.

— Ils sont trop injustes, dit Marianne, pour que je puisse les respecter…

— Vous ne connaissez pas encore ce que vous voulez braver ; mais, puisque vous êtes si vaillante pour vous-même, ne parlons que de moi et de la douleur profonde que j’éprouve, Marianne, à voir que vous m’avez ôté les moyens de remplir mon devoir vis-à-vis de vous, un devoir d’autant plus sacré qu’il m’a été imposé par votre père mourant, et sans parler de mes propres sentiments pour vous, dont l’honneur m’est aussi cher que le mien. Et maintenant que dois-je faire ? J’ai été jusqu’ici pour vous un père, un ami confiant. Bien que vous décliniez mon autorité, mon devoir reste le même. Faut-il donc que J’emploie des moyens indignes de vous comme de moi ? Une surveillance étroite, offensante, et qui pourtant désormais peut seule me répondre que le nom de la fille de Marcel Aimont ne sera pas outragé par d’odieux propos ?

Le docteur, d’un geste tragique, jeta sa tête dans ses mains.

— Monsieur, s’écria Marianne, je reconnais, je sais que j’ai eu tort envers vous, et j’en suis très-affligée… bien que je ne puisse regretter le soulagement que j’ai donné… Je me suis trouvée placée entre deux sentiments contradictoires, et j’aurais été trop heureuse si vous aviez pu partager celui qui m’entraînait vers… oui, on a beau l’insulter, vers une personne digne, d’affection et si malheureuse !… Mais enfin, laissez-moi vous rassurer, personne ne m’a vue pendant ce court trajet.

— Dieu en soit loué ! dit le docteur en levant les yeux au ciel. Et maintenant, Marianne, puisque vous reconnaissez loyalement avoir eu tort vis-à-vis de moi, que dois-je attendre de vous ? Dites-moi vous-même si vous me condamnez au rôle d’un tuteur vigilant et soupçonneux ou si nos rapports doivent être comme auparavant ceux de l’affection et de la confiance.

— Je vous promets, monsieur, de ne plus sortir seule, dit la jeune fille d’un ton sérieux et triste.

— J’ai votre parole, dit M. Brou en lui tendant la main ; c’est bien, mon enfant, et me voilà plus tranquille qu’avec tous les verroux du monde. Je vous en remercie, malgré le chagrin que vous m’avez fait.

— Je n’ai pas promis de ne pas secourir…

La jeune fille ne put achever, elle fondit en larmes.

— Aimer encore une créature pareille ! reprit avec un élan d’indignation Mme Brou.

Marianne essuya ses larmes et fit un effort :

— Pourquoi, dit-elle, est-on si dur à son égard ? Elle aimait, elle a été trompée. Cet homme lui avait promis de l’épouser.

— Ah ! ah ! ah ! fit Mme Brou ; — et cela était si risible qu’elle semblait ne pouvoir arrêter l’éclat strident de ce rire qui fouettait de telles prétentions. — Ah ! ah ah ! une petite ouvrière épouser le fils d’un conseiller à la cour ! Ah ! ah ! voilà qui est superbe ! Oui, il paraît qu’elle a cru ça ! Elle a toujours été pleine de vanité, cette petite pimbêche. Ah ! elle s’imaginait devenir une dame ! C’est bien fait.

Emmeline, fidèle à son rôle de jeune fille bien élevée, se taisait toujours, mais partageait la gaieté de sa mère et discrètement souriait. Les larmes de Marianne s’étaient séchées.

— Vous riez, madame, dit-elle avec un éclair dans le regard. Un misérable a menti, trahi lâchement en parlant d’amour ! il a perdu la vie d’une jeune fille, il abandonne son enfant, et vous ne songez qu’à rire de…

— Mademoiselle, s’écria Mme Brou en se levant et courant, les bras étendus, vers sa fille, comme pour la couvrir de sa protection, songez que vous parlez devant Emmeline ! Ma fille ne doit pas entendre de telles paroles, respectez au moins son innocence.

Marianne rougit d’indignation et de douleur ; pour la seconde fois, elle se voyait insultée par sa tante, par la mère d’Albert.

Le docteur sentit l’imprudence de sa femme et essaya de la réparer.

— Marianne a la rudesse de l’innocence, comme d’autres en ont les timidités, dit-il ; c’est affaire de caractère. Emmeline d’ailleurs n’ignore probablement pas qu’une jeune fille peut devenir mère en dehors du mariage, quand elle n’a pas craint d’abjurer sa pudeur en écoutant les serments d’un séducteur ; et puisque nous en sommes venus à traiter un sujet sur lequel il eut mieux valu jeter un voile, je dois m’attacher, ma chère Marianne, à une idée que vous me paraissez avoir rapportée de votre entretien avec Henriette, et à laquelle vous aurez été poussée par la pitié : c’est que la faute de l’homme et celle de la femme, en pareil cas, puissent être mises sur la même ligne. La vertu n’est pas la même pour l’un et pour l’autre. Je ne vais pas jusqu’à approuver l’opinion du monde, qui fait une gloire à l’homme de la multiplicité de ses conquêtes ; cependant il lui est permis de demander sans honte ce que la femme ne peut accorder sans s’avilir. Car, pour elle, la pudeur et la modestie sont son apanage ; sa tâche est de conserver la famille et de l’édifier. La femme est tout sentiment. L’homme, plus passionné, plus fougueux, et qui règne par l’intelligence, n’est point astreint aux mêmes lois. C’est à elle d’opposer à ses désirs la douce barrière de la raison et de la pudeur. Malheur à celle qui les enfreint : elle a perdu l’honneur de son sexe. La femme qui se respecte ne doit aimer qu’à l’abri des lois ; c’est alors seulement qu’elle peut se livrer aux élans de son cœur, et se dévouer, s’il le faut, jusqu’au martyre, à son époux et à ses enfants. Mais celle qui se donne sans exiger de garanties a mérité l’abandon ; celui même qui a su triompher de sa faiblesse méprise bientôt la femme qui n’a pas su lui résister ; abandon née par lui, méprisée de tous, elle expie, par la honte et le malheur, sa coupable passion et sa folle confiance ; car pour elle la vertu par excellence est la chasteté.

La tête penchée sur sa main, Marianne écoutait sans répondre.

— J’espère, dit le docteur, que vous reconnaissez la justesse de ces maximes, qui sont les lois mêmes de la raison et de la nature.

— De la nature ? murmura la jeune fille, en frémissant. Un homme qui abandonne son enfant !

— C’est intolérable ! exclama la digne Mme Brou, à qui ce mot d’enfant paraissait décidément le plus choquant de la langue humaine. En sa qualité d’homme intelligent, M. Brou fut au contraire légèrement, embarrassé de l’argument ; toutefois il se remit. très-vite :

— Je ne nie pas, dit-il, que cet abandon ne soit cruel. Mais à qui la faute ? Si la femme n’avait pas oublié ses devoirs, un tel fait serait-il possible ? Et c’est ce qui prouve quelle noble tâche la nature lui a assignée : celle de conservatrice de la famille et des mœurs.

Il se leva, tira son gilet sur son ventre, et poursuivit, tout en serrant, sa trousse dans sa poche :

— Et… laissez-moi vous dire ceci, mon enfant : Cette justice sévère que le monde prononce sur la femme coupable, il l’étend aisément, si injustement que ce soit, sur celles qui se montrent indulgentes pour de telles erreurs, se fondant sans doute sur cette loi que tout crime dont on n’a pas la pensée est naturellement repoussé avec horreur. Il est des exceptions évidemment, vous en êtes une. Mais songez bien que le monde n’en admet pas, et que ce qu’il pardonne le moins à la femme, c’est l’indépendance de l’esprit et, à plus forte raison, celle des actes.

Ayant ainsi parlé, le docteur serra la main de Marianne et sortit. Mais il avait à peine fait quelques pas dans le corridor qu’il appela sa femme en réclamant quelque objet. Mme Brou se rendit à cet appel, et le docteur, l’entrainant presque sous la porte cochère :

— Tes attaques vis-à-vis de Marianne, lui dit-il, sont insensées, parce qu’elles sont trop acerbes ; il faut éviter par-dessus tout de blesser son orgueil. Elle ne te pardonnerait pas, et ceci pourrait tourner contre ton fils ou faire ton propre malheur.

— Il me semble qu’en fait d’insensée, il n’y en a qu’une ici, et que ce n’est pas moi, dit avec une noble indignation Mme Brou ; est-ce que je peux me tenir d’entendre de pareilles choses ? Elle corrompt l’imagination d’Emmeline, je n’ai pas élevé ma fille à entendre ces choses-là, et, quant au bonheur d’Albert, je commence fort à en douter. Une jeune personne qui ne se soumet à rien, qui raisonne de tout, qui veut tout savoir par elle-même ! Et comment se conduira-t-elle plus tard, si déjà…

— C’est tout le contraire, interrompit vivement le docteur. J’ai vu assez de femmes dans ma vie, et je sais que ce ne sont pas les plus orgueilleuses qui trompent le plus leurs maris. Celles-là y vont franchement. Tu oublies que c’est par Marianne elle-même que nous avons pris son équipée. Et tu comptes cela pour rien ! Avec elle, on joue cartes sur table : c’est énorme.

— Un caractère pareil ! reprit Mme Brou, sans paraître saisir la valeur de l’argumentation ; oui, c’est vrai qu’on voit toujours sa pensée, mais ce n’en est pas plus aimable pour cela. As-tu remarqué ? Lorsqu’elle est fâchée, elle nous dit toujours : Monsieur, madame, et c’est seulement quand elle est de bonne humeur qu’elle nous appelle mon oncle et ma tante. Est-ce convenable, cela ? et devrait-elle se permettre de ne pas avoir toujours le même ton vis-à-vis de nous ? Moi qui avais tant rêvé pour Albert une petite femme qui s’occuperait à le choyer et ait toutes ses volontés.

— On n’a pas tout ce qu’on rêve, dit le docteur, et 500, 000 francs tout venus ou à peu près sont un rêve qui n’est pas souvent une réalité. Enfin, même quant à la personne, je répète qu’on peut tomber beaucoup plus mal. Sache donc te contenir, sois prudente, sois bonne, surtout respecte toujours ses intentions. Je te le recommande, je t’en prie, et au besoin je te l’ordonne, ajouta-t-il sans trop de roideur, mais avec l’aplomb d’un homme sûr de son pouvoir.

Cependant Mme Brou partageait peut-être cette erreur commune d’aimer la soumission pour les autres plus que pour soi-même ; car, après le départ de son mari, elle resta grommelante et revêche, évitant seulement, au grand détriment des bonnes, de rentrer dans la salle à manger, où elle supposait que Marianne pouvait être encore.

Dès que M. et Mme Brou eurent quitté la salle à manger, Emmeline, qui pendant tout l’entretien avait offert le mutisme et l’immobilité d’une jeune personne bien élevée, devant laquelle se débattent des questions auxquelles la pudeur lut interdit de se mêler, Emmeline bondit de sa chaise aux côtés de sa cousine, et, se penchant sur la table où Marianne était accoudée :

— Comment ! méchante petite, tu fais de ces énormités ? Tu t’en vas toute seule !… et tu as vu cette… Henriette ? Dis-moi un peu ce qu’elle t’a dit. Elle doit être bien honteuse ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

Marianne, d’un air contrarié, leva sur Emmeline ses yeux rêveurs.

— Je ne puis pas te rapporter cela, répondit-elle.

— Oh ! voyez-vous ? mademoiselle fait des mystères à présent. Quels airs de maman ! Ma chère, elle t’a donc appris bien des choses ?

— Elle a beaucoup pleuré ; elle souffre horriblement ; elle se confiait à moi… Et tu veux que je te raconte cela comme un spectacle ? Non.

— Tu es toujours pleine de cachotteries. Mais ce n’est pas par curiosité que je te le demande, moi c’est par intérêt. Pauvre fille ! je l’aimais bien. C’est grand dommage qu’elle se soit conduite ainsi. Comme tu dis, c’est très-mal à ce M. Alfred ; mais, ma chère, les hommes sont comme cela. C’était à elle de ne pas s’y laisser prendre. Elle savait bien qu’il ne l’épouserait pas. Est-ce que c’était possible ? Une ouvrière ! Il fallait qu’elle eût perdu l’esprit. Je la croyais plus intelligente.

— Et toi aussi, c’est elle que tu accuses ? Et si cet Alfred Turquois vient ici, tu le recevras comme à l’ordinaire ?

— Ma chère, comment veux-tu ? D’abord je suis censée ne rien savoir, moi ; il ne serait pas convenable de paraître instruite…

— Et tu parleras, tu riras avec lui comme à l’ordinaire ?

— Il le faut bien, et puis… Bah ! il a fait comme les autres, voilà tout.

Marianne eut un frissonnement. Elle resta un instant silencieuse ; puis, regardant Emmeline :

— Et s’il te demandait en mariage ?

— Moi !… Oh ! il n’est pas riche ; il ne conviendrait pas à papa… Ou bien il faudrait qu’il eut une belle place ; mais, dans ce temps-là, je serai mariée… probablement.

— Alors, s’il avait une belle place et si ton père le voulait pour gendre, tu ne le refuserais pas ?

— Mais, ma chère, il n’est pas mal ; c’est un fort joli garçon, et très-intelligent à ce qu’il paraît. Comme tu es curieuse de me demander cela ! Je ne suis pas jalouse d’Henriette, va ; je n’ai jamais pensé à M. Turquois.

Elle regardait Marianne en souriant de son air mutin et dégagé, et, la voyant de nouveau pencher la tête sur sa main, comme sous le poids de pensées pénibles, elle reprit :

— Mais qu’est-ce que tu as donc ! Tu l’aimais donc bien, cette Henriette, que cela te rend si triste et que tu fais pour elle de telles équipées ! Dis-moi, est-ce qu’il y a longtemps que cela durait entré elle et M. Turquois ?

— Je ne sais pas, dit Marianne.

— C’est-à-dire que tu ne veux pas me répondre. Puisqu’elle t’a fait ses confidences… Écoute, ma chère, tu n’agis pas bien avec moi ; entre amies, on se dit tout.

— Et que veux-tu que je te dise ? reprit Marianne avec un peu d’impatience. Elle l’aimait, elle croyait qu’il était sincère ; elle est abandonnée et malheureuse. Tu sais tout cela.

— Et elle est enceinte ? dit Emmeline en baissant la voix.

— Oui.

— Tu l’as vu ?

— Je n’ai pas remarqué.

— Oh ! tu es comme cela, tu ne vois jamais rien. Moi, je me demande comment tout cela est possible. Qu’est-ce qu’un homme peut dire à une femme pour la séduire ? C’est bien étrange, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors elle ne t’a pas dit comment il l’avait trompée ?

— Non, et je n’aurais pas voulu le savoir. Ce sont là de mauvaises curiosités, Emmeline.

— Ma chère, moi cela m’amuse de savoir. On est toujours à nous cachotter quelque chose ; on parle devant nous à demi-mots et avec des clignements d’yeux : c’est agaçant ! Nous sommes comme des choses précieuses et fragiles, qu’on place, bien époussetées, en montre, sur la cheminée, et qui ne voient rien de ce qui se passe dans les autres coins de la maison. Il m’arrive quelquefois, en parlant même étourdiment, de voir les figures qui rient autour de moi. J’ai dit quelque bêtise, c’est sûr ; il me vient un pied de rouge, et je ne sais pas pourquoi. C’est ennuyeux.

— Qu’est-ce que cela fait ? Ce qu’on nous cache ne nous regarde pas.

— Mais si, cela nous regarde ; c’est justement ce qui nous regarde qu’on nous cache ainsi. Est-ce que nous sommes faites pour autre chose que pour être mariées ? Alors… on peut bien être curieuse, il me semble… entre jeunes filles comme nous.

— Moi, je ne le suis pas, dit Marianne en se levant pour couper court à cette conversation.

— Non ; avec cela que tu ne te mêles pas des choses défendues ? En as-tu dit tout à l’heure !… Et tu n’es pas hardie, n’est-ce pas ? Va, tu as un drôle de caractère ! C’est comme cette idée de venir toi-même dire que tu étais allée voir cette fille ! Tu avais donc peur qu’on le sût ?

— Non, mais je ne veux pas tromper.

— Ma chère, tu peux te vanter d’être extraordinaire, oui… Alors tu t’en vas ? Mademoiselle va réfléchir toute seule dans sa chambre ?… C’est bien ! c’est très-bien !…

— J’ai des lettres à écrire, dit Marianne.

Et elle sortit. Accablée d’émotions et toute chargée de pensées, elle éprouvait le besoin d’être seule et surtout de fuir le caquetage d’Emmeline sur des sujets qu’elle sentait, elle, si graves qu’ils lui prenaient tout le cœur.

Elle monta dans sa chambre, tourna la clef, et se jeta sur sa causeuse, asile ordinaire de ses rêveries. D’abord des larmes abondantes la soulagèrent, puis son esprit flotta sur tout ce qui l’avait frappée dans cette matinée : la douleur déchirante de l’abandonnée, la noblesse de Pierre, l’infamie de ce Turquois, les remontrances de son oncle et les traits acérés de Mme Brou. Tout cela, tour à tour, suscitait en elle des attendrissements profonds ou des révoltes, des ressentiments pleins d’âpreté, de colère. En revenant à la scène qu’elle venait d’avoir avec ses parents, elle se demandait si réellement elle avait tort, si elle aurait dû détourner pudiquement les yeux de ce malheur qui frappait une autre jeune fille, et s’associer tacitement à la réprobation dont on l’accablait. Et elle se répéta : Non ! non ! de toute l’énergie de son cœur. On faisait valoir le danger de sa propre réputation ; mais faut-il donc refuser de secourir ceux qui souffrent, parce qu’on peut courir en cela quelque risque ? Ce serait la doctrine d’un égoïsme odieux. Ensuite la fierté de la jeune fille s’indignait d’être à ce point sujette au soupçon. Quoi donc ? Le moindre contact !… Un acte de bienfaisance !… et d’amitié, oui, elle n’en rougissait pas ! Et pour cela, on oserait l’accuser elle-même, la flétrir d’ignobles soupçons !…

Le sang alors lui bouillait au cœur, et elle se redressait en disant : Que m’importe leur fausse et fragile estime ? N’est-ce pas à moi que je dois avant tout compte de moi-même ?…

Une idée lui vint qui la fit bondir. Qui l’accuserait ainsi ? qui s’indignerait de sa démarche ?… Un monde où, comme on l’affirmait à l’envi, dominaient les Turquois… Oh ! quelle étrange infamie !… Elle mit les mains sur son front, et rougit non pour elle, mais pour l’humanité.

Ou bien encore des femmes irréfléchies, esclaves de tous les mots d’ordre, comme Mme Brou. C’était pour ces gens-là qu’il eût fallu étouffer sa conscience et sa pitié, être injuste et dure pour les victimes !…

Car Marianne ne pouvait hésiter sur de tels faits. Plus elle les contemplait et plus sa conviction devenait précise, inflexible : Henriette n’était pas méprisable et Alfred Turquois l’était. Il l’avait trompée sciemment, froidement en quelque sorte ; il avait fait des promesses qu’il ne voulait pas tenir ; il avait mêlé, comme l’avait dit la pauvre indignée, des baisers à des mensonges, l’amour à la trahison. Henriette, malgré tout, avait-elle été coupable ? Là-dessus, Marianne ne savait, n’osait se prononcer. Mais pourquoi donc n’avait-elle pas d’indignation contre Henriette ? pourquoi souffrait-elle de son malheur, au lieu de lui en vouloir, et ne l’en aimait-elle pas moins, peut être davantage ? Ah ! cela, Marianne le savait bien : c’est qu’en effet Henriette était malheureuse, c’est que — coupable ou non — elle souffrait, c’est que sur elle seule retombaient la punition et toutes les conséquences. Elle était donc la victime, et, dans la faute commune, tandis qu’il avait la part de la trahison, elle avait celle du dévouement. Il ne souffrait pas, lui ; il restait debout, inentamé, irresponsable, presque triomphant. Oui, c’est cela. Si elle avait commis une faute, ce n’était que contre elle-même ; elle avait pu être imprudente, imprévoyante, mais ce n’étaient pas là des crimes. Le crime, ce crime que signalait la voix aigre de Mme Brou, non, ce n’était pas Henriette qui l’avait commis ; c’était l’homme qui, par des serments d’amour, avait appelé cette femme à une union menteuse et qui, père, commettait cette monstruosité d’abandonner son enfant !

Mais alors comment se pouvait-il que ce fût Henriette qui fut méprisée, rejetée de tous, et M. Turquois absous ? Ici Marianne ne comprenait plus, et elle restait stupéfaite de cette anomalie, de cette injustice énorme ! Il lui eût fallu douter de sa propre conscience pour croire que le monde n’eût pas tort. Et d’autre part, elle n’était pas moins étonnée de cette conclusion ! Tout le monde avoir tort, et elle seule contre lui, Marianne, avoir raison !…

Ah !… Il y avait aussi M. Pierre ! Elle eut en y pensant un élan de joie. Non, elle n’était pas seule. Il était bon et juste, lui, vrai, compatissant ! Oh ! quelle estime elle avait pour lui ! Comme son jugement la rassurait et la fortifiait dans le sien propre !

Et Albert ! Oh Albert surement pensait de même ! Ils étaient à peu près du même âge, ils faisaient les mêmes études, ils devaient avoir les mêmes idées. Oui, les idées nouvelles, plus jeunes et plus généreuses ; c’est cela ! Oh certes ! Albert devait penser ainsi.

Ensuite elle se mit à penser aux raisons que son oncle lui avait données, et qui lui avalent tout d’abord paru bien étranges. La femme était ceci, l’homme était cela. Ainsi la nature en eût fait deux êtres différents, et non pas faits pour s’entendre, comme le veut leur destinée ? La femme est tout sentiment ; l’homme, tout passion et tout intelligence. Elle n’est pas bien savante, Marianne, mais il lui semble pourtant qu’une chose hors de doute et bien établie, c’est que l’intelligence est le contre-poids de l’instinct, qu’elle a pour mission de le régler et souvent de le combattre, et que, dans la carrière progressive de l’humanité, plus on devient intelligent et moins l’on reste instinctif. Si l’homme est vraiment doué particulièrement de cette noble faculté de l’intelligence, il devrait donc être dans le monde le régulateur, le sage et non pas le tentateur, et si la femme est tout sentiment… D’abord qu’est-ce que le sentiment ? Un instinct intelligent ou une connaissance instinctive ? Bien que Marianne ait déjà beaucoup lu, elle n’a pas assez de métaphysique pour résoudre la question, et ce n’est pas étonnant puisque le sentiment, sur lequel on a tant raisonné, n’a pas été défini. Elle a du moins assez de logique pour s’étonner que la femme, tout sentiment, ait pour devoir absolu de n’aimer que sur garanties et de ne se dévouer qu’en raison des lois. Tout ce discours de son oncle lui a paru un pêle-mêle d’étranges contradictions, de non-sens véritables. Et pourtant M. Brou est un homme d’esprit et de savoir. Est-ce qu’il n’aurait jamais réfléchi sérieusement sur ces choses ou lui convient-il qu’elles soient ainsi ?

L’amour ? le mariage ? Marianne avait cru jusque là que l’amour était la préface du mariage simplement, et maintenant, voilà qu’ils se présentent sous deux faces distinctes, séparées. Elle ne voyait d’abord l’enfant que dans le mariage, et voilà que l’amour seul le donne aussi, mais dans le parjure, dans le deuil, dans l’abandon ! Mais un père, une mère, un enfant : pourtant cela est bien la famille. Comment, cet Alfred Turquois peut-il ne pas se trouver engagé ? Le mari d’une femme, n’est-ce pas le père de son enfant ? Le mariage ne peut pas être seulement une phrase, c’est un lien vivant.

Elle se perdait avec trouble et tristesse dans ces pensées. Un grand chagrin pour elle était aussi de penser qu’elle ne devait plus revoir Henriette, surtout pour le bien qu’elle eût fait à la pauvre abandonnée. Mais elle avait promis. Au moins, indirectement elle ne cesserait pas de la protéger.

S’arrachant enfin à sa méditation, Marianne se leva et s’alla mettre à son bureau. Elle y venait chercher dans Albert une consolation et un appui. Après lui avoir raconté tout ce qui s’était passé, ce qu’elle avait fait, son dissentiment avec la famille et son chagrin :

« Dites-moi, cher ami, votre sentiment à cet égard. J’éprouve un grand besoin qu’il soit semblable au mien, et d’ailleurs je n’en doute guère. Vous aimez, donc vous devez souffrir de voir outrager l’amour. Si ce jeune homme n’était pas si indigne, j’ai songé que vous pourriez lui écrire ; mais il me semble trop perverti pour qu’on puisse le faire changer de sentiment. Vous l’avez cru faussement votre ami, car vous ne pouviez vous entendre. Et même Henriette pourrait-elle l’aimer encore ? Je ne le pense pas.

» Quant à M. Pierre Démier, n’est-ce pas, Albert, qu’il sera votre ami, comme il est déjà le mien ? Seulement, ne dites à personne, je vous prie, sa démarche vis-à-vis de moi. Je suis épouvantée de voir combien on jugé sévèrement les actions les plus simples et souvent les meilleures, dès qu’elles s’écartent des règles adoptées. Il a en lui-même le sentiment qu’on l’accuserait d’agir ainsi, et je lui dois le secret, que je n’enfreins que pour vous. Car vous cacher à vous, mon cher fiancé, la moindre chose, je ne dis pas de ce qui se passe en moi, mais de ce qui entre dans ma vie, ce serait une faute contre la confiance et l’amour qui nous unissent. Et encore, et surtout, j’ai besoin de tout vous dire. Comment des êtres peuvent-ils mêler le mensonge à l’amour ou plutôt à ses apparences ? Aimer et trahir ! Albert, J’ai l’âme toute meurtrie de ces choses. Elles me causent un étonnement si douloureux !… Il me semble que ma vie en est diminuée, que ma pensée même en est froissée à jamais. Ah ! c’est une chose affreuse, l’impression que falt le mal à pénétrer seulement, dans la pensée ! Puis aussi, pour nous qui aimons, l’amour est ce qu’il y a de plus saint au monde, et nous nous sentons comme frappés dans notre propre cœur n’est-ce pas, Albert ?

Écrivez-moi bien vite, je vous en prie. Je suis si triste ! »