Aller au contenu

Marianne (Sand, Holt, 1893)/XXII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 71-75).

XXII

On servit le dîner sous les pampres et les jasmins, dont les longues guirlandes descendaient sur l’auvent et retombaient en franges autour des convives. La table était toute brillante de vieilles faïences, alors sans grande valeur, mais qui aujourd’hui seraient fort estimées, et dont les couleurs gaies, se détachant sur un fond bleuâtre, réjouissaient la vue. Marianne avait remis en vue d’anciennes verreries de Nevers que ses parents n’osaient plus faire paraître, parce qu’on n’estimait plus les antiquailles, mais qu’un amateur eût admirées. Philippe était assez artiste pour apprécier au moins l’étrangeté de ces jolis ustensiles, et il ne laissa échapper aucune occasion de louer l’ensemble et les détails du service. Il mangea de grand appétit, car Marichette, dirigée par la demoiselle, était une fine cuisinière, et les mets les plus simples devenaient de friands morceaux en sortant de ses mains. Il y avait encore quelques bouteilles d’excellent vin dans le cellier du père Chevreuse ; Marianne n’y avait pas fait de tort. En somme, elle mit à son petit dîner autant de coquetterie qu’elle en avait mis dans sa personne et dans ses manières. Philippe, qui ne croyait pas du tout à son personnage d’hôte inattendu, jugea facilement que tout allait grand train pour lui, et qu’il n’aurait pas de peine à se donner pour emporter d’assaut le cœur et la dot de la demoiselle.

Il était sinon gris, du moins un peu tendre au dessert. Pierre, en voulant le retenir par la critique et la contradiction, ne faisait que l’exciter ; madame André, espérant le rendre ridicule, le taquinait ouvertement. Marianne le provoquait à la confiance et à l’expansion avec une finesse qui pouvait fort bien lui paraître un encouragement, si bien qu’au sortir de table, après mille fusées de galanterie louangeuse, les unes assez bien tournées, les autres d’assez mauvais goût, Philippe s’empara du bras de Marianne, disant qu’il voulait voir les grands bœufs et les gros moutons, vu qu’un paysagiste appréciait le bétail mieux qu’un agriculteur.

— Je n’en crois rien, dit Marianne en retirant son bras ; vous avez la prétention d’apprécier tout mieux que nous, à la campagne comme à la ville, parce que vous êtes artiste de profession ; moi, je dis que le métier gâte tout et que vous ne voyez rien.

Et, comme Philippe se récriait :

— Vous voyez trop, reprit-elle, et vous voyez mal ; vous voulez traduire des choses qui ne se traduisent pas. Le beau est comme Dieu, il est par lui-même et ne gagne rien à être vanté par des hymnes et des cantiques. Au contraire les paroles, les chants, les peintures, tout ce que l’on invente pour embellir le vrai ne sert qu’à diminuer le sentiment qu’on en a, quand on le contemple sans se préoccuper de la manière de l’exprimer.

— Quoi ? qu’est-ce que cela ? s’écria Philippe. Anti-artiste ? bourgeoise par système ? cela jure venant de vous comme une chenille sur une rose.

— Ah ! je vous y prends ! répliqua vivement Marianne, une chenille ne jure pas sur une rose, car précisément celles qui vivent sur nos rosiers sont fines, lisses et d’un vert printanier extrêmement fin. Vous n’avez jamais regardé une chenille, monsieur le peintre. Il y en a qui sont des merveilles de beauté et je n’en connais pas de laides. Comment verriez-vous mes grands bœufs, puisque vous ne pouvez même pas voir une si petite bête ?

— Est-ce que c’est vous, dit Philippe à André, vous naturaliste, qui avez persuadé à votre filleule que l’art tuait le sentiment de la nature ? Je vous dirais alors que vous lui avez enseigné un joli paradoxe.

— Cela se présente en effet comme un paradoxe dans votre discussion, répondit André, et votre prétention n’est pas moins paradoxale que celle de Marianne. Je crois qu’en plaçant mieux la question on pourrait mieux discuter.

— Placez-la bien, mon parrain, dit Marianne.

— Eh bien, la voici comme elle m’apparaît, reprit Pierre, en s’adressant à Gaucher. Vous croyez que pour voir il faut savoir, et je suis de votre avis : le naturaliste voit mieux que le paysan ; mais l’art est autre chose que la science, et il faut le sentir avant de savoir l’exprimer. Voilà ce que veut dire Marianne. Elle pense que vous n’avez pas encore assez contemplé et assez aimé la nature pour la rendre. Notez que, pas plus que moi, elle n’a vu votre peinture, et que par conséquent ce n’est pas votre talent qu’elle critique. C’est votre théorie, un peu cavalière dans la bouche d’un tout jeune homme. Elle croit qu’on ne doit pas aller de l’atelier à la campagne, mais aller de la campagne à l’atelier, c’est-à-dire que l’on n’apprend pas à voir parce que l’on est peintre, mais que l’on apprend à être peintre parce que l’on sait voir. N’est-ce pas là ce que tu voulais dire, Marianne ?

— Absolument, répondit-elle ; donc vous me donnez raison ?

— Allons voir les bêtes, s’écria Philippe, je vois bien qu’ici on a trop d’esprit pour moi !

— Allons voir les bêtes, soit, répondit Marianne. — Vous venez, mon parrain ?

Et elle ajouta tout bas :

— Je vais avec vous jusqu’aux étables, et je reviens ici faire la partie de votre mère.

— Nous vous suivons, répondit Pierre.

Mais il ne les suivit pas. Il revint au salon avec madame André en lui disant :

— Laissons-les s’expliquer ensemble. Le moment est déjà venu où Marianne va se décider. Elle l’a voulu, elle l’a mis en confiance. Il va résumer en une seule toutes les déclarations qu’il lui a faites pendant le dîner. Si cela plaît à Marianne, notre avis est fort inutile : nous n’aurons qu’à dire amen.

Madame André était inquiète ; elle ne voulait pas que Pierre abandonnât ainsi la partie. Elle le força d’aller rejoindre Marianne. Il lui promit d’obéir et s’en alla tout seul au fond du petit désert où il avait eu, quelques heures auparavant, un moment de bonheur et d’espoir. Il l’avait déjà perdu, et toute sa vie manquée par excès de modestie lui apparaissait comme une raillerie amère devant le triomphe subit d’un enfant qui n’avait peut-être pas d’autre mérite que la foi en lui-même.

Au bout d’une heure de profonde tristesse, il revint auprès de sa mère, qu’il retrouva causant ménage avec la Marichette tout en l’aidant à replacer dans les placards du salon les vieilles faïences et les jolis ustensiles de verre.

— Eh bien, dit-elle en prenant le bras de Pierre et l’emmenant au jardin, tu reviens seul ?

— Je ne sais où ils sont, répondit Pierre. Je croyais les retrouver ici.

Ils firent le tour de la tonnelle de vigne. Ils n’y étaient pas.

— Vous voyez bien, disait Pierre, que ce tête-à-tête prolongé est définitif.

— Non, c’est qu’ils sont encore à la ferme. Vas-y donc !

— Je ne veux pas avoir l’air de les surveiller, et, s’ils font une promenade sentimentale dans le bois de hêtres, je ne veux pas, en les cherchant, attirer sur Marianne l’attention des gens de la ferme.

Ils rentrèrent au salon, d’où Marichette s’était retirée, et ils attendirent encore un quart d’heure. Madame André était pleine de dépit et d’anxiété. Pierre était muet et comme brisé.

Enfin Marianne entra seule, un peu agitée, quoique souriante.

— Pardonnez-moi, ma bonne amie, dit-elle en embrassant madame André, je vous fais bien mal les honneurs de chez moi ; mais c’est votre faute. Pourquoi m’avez-vous amené un hôte si entreprenant ?

— Entreprenant ? dit Pierre avec une amertume ironique.

— Eh oui ! Il veut qu’au bout de trois heures je l’aime et lui promette de l’épouser. C’est un peu vite, convenez-en !

— Ce n’est pas trop vite, s’il a réussi à te décider.

— Je suis décidée ! dit Marianne.

— Alors, reprit Pierre navré, tu viens nous annoncer ton prochain mariage. Pourquoi n’est-il pas là pour nous dire son triomphe ?

— Oh ! il a le triomphe modeste ; il est parti.

— Il retourne seul à Dolmor ?

— Non, il retourne à Paris.

— Acheter les livrées ? dit madame André, qui entendait par là, comme les gens de campagne, les cadeaux de noces.

— Il les achètera sans doute bientôt pour une Parisienne, répondit Marianne, car il m’a déclaré en avoir assez des demoiselles de campagne.