Marie-Anna la Canadienne/17

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Maison d’édition non mentionnée (p. 219-227).

XVII

RIVALITÉ


Après un été splendide, les Laurentides redevenaient le décor automnal que nous vîmes l’an passé en arrivant dans ces montagnes. La terre se craquelait encore de chaleur sous le soleil de midi mais les nuits étaient fraîches et de plus en plus longues.

Huit mois s’étaient écoulés depuis le départ de Jacques de Villodin et de Gilbert Sansonnet pour la France. Marie-Anna Carlier ne recevait plus que deux visites ordinaires ; celles de Jeannette Manceau et de William.

La jeune fille paraissait heureuse entre l’affection de sa mère et l’amitié fidèle de Jeannette. Elle était toujours belle, admirablement belle, avec ses grands yeux noirs, sa superbe chevelure blonde, son teint pâle de jeunesse tendre. Au premier abord, nul n’eût pu dire que cette jeune fille avait été très malheureuse, que durant ces derniers mois, elle avait traîné une existence de combats intérieurs, d’accablements de révoltes et que des plaies vives saignaient dans son cœur. Marie-Anna ressemblait à ces convalescents qui ont gardé la chambre durant une longue maladie et qui, en revoyant le soleil, la campagne, les fleurs, les oiseaux, éprouvent un si grand bonheur que leur visage reprend aussitôt les couleurs de la santé et de la bonne vie. Un œil exercé eût remarqué sans peine que les souffrances de Marie-Anna n’étaient pas éteintes ; elles n’étaient qu’apaisées. Rarement il est vrai, mais quelquefois encore, elle éprouvait des retours de tristesse et la pensée de l’aimante jeune fille s’attardait volontairement à des souvenirs douloureux. Mais ces accès duraient peu. Il n’en restait d’autres marques qu’un imperceptible pli d’amertume au coin de la lèvre, une expression de langueur dans les yeux ce qui accentuait encore le caractère charmant de sa beauté en la teintant d’idéalisme et de mélancolie.

Les visites fréquentes qu’elle faisait à l’église étaient autant d’aveux de sa faiblesse. Sa souffrance était de celles devant lesquelles la science se déclare en faillite, l’homme ayant la main trop lourde et la vue trop limitée pour soigner les âmes. Mais dans le sanctuaire où Dieu tend les bras aux malheureux, Marie-Anna se réfugiait chaque soir, sûre de trouver le remède à son mal ; l’ineffable joie dont elle sentait son cœur inondé lui faisait connaître que ses prières étaient entendues. Régénérée par la résignation, elle s’avouait qu’elle était encore heureuse puisqu’elle possédait la foi, puisque Dieu voyait ses larmes et l’aidait à souffrir, puisqu’elle était toujours choyée par la meilleure des mères et qu’une charmante petite amie l’engageait à rire quelquefois.

Jeannette la venait voir et la contraignait à de longues promenades sur le chemin de La Tuque ; les effluves vivifiantes des bois purifiaient l’atmosphère ; Marie-Anna se laissait conduire éprouvant de l’attendrissement dans ces lieux aimés qui gardaient les bribes d’un grand amour. Elle suivait ce chemin où Jacques de Villodin lui avait parlé pour la première fois, un soir d’orage ; il lui semblait que les branches se penchaient pour la revoir, effleurant son cœur de leurs feuilles automnales, le réchauffant de leur contact illusoire, sous l’haleine tiède des souvenirs.

William la voyait aussi en faisant patiemment sa petite cour à Jeannette. Ces visites de deux bons amis étaient les seules distractions de Marie-Anna.

— Le club des « Petits Garçons » est tout démembré ! s’exclamait Jeannette en se composant une mine attristée. William est rare, Georges est retenu à Québec par ses études d’automne, quant à Henri…

Un geste vague achevait sa pensée.

— Henri reviendra, répondit Marie-Anna. Je crois même qu’il reviendra bientôt.

Ainsi que l’avait dit Jeannette, Georges demeurait à Québec pour ses prochains examens d’automne. La même raison empêchait Henri Chesnaye de venir aux Grandes Piles où sa tante habitait toujours. Il y avait une autre cause plus secrète que la précédente ; le jeune étudiant n’avait pas reparu au village depuis un certain soir où Marie-Anna dressée toute froide contre ses désirs lui avait crié. « Va-t-en ! » Ce congé dépouillé d’artifices avait dû résonner longtemps dans les oreilles du pauvre amoureux. De plus, il avait été gravement malade à la suite d’un accident survenu au cours de cette même soirée terrible sur la ligne du Pacifique Canadien. Soigné à Lévis par son père il était demeuré longtemps dans le délire, hurlant des incohérences, appelant Marie-Anna sa femme chérie puis la traitant de fille sans cœur et de bourreau.

Sous l’effet de soins éclairés et continuels, il revint peu-à-peu à la santé. Son père l’interrogea ; ce fut l’heure des confidences qui eurent pour résultats immédiats la visite du docteur Chesnaye à madame Carlier et la demande en mariage. Le docteur rapporta à son fils les bonnes paroles de madame Carlier et alors l’espérance, ce divin baume après avoir raffermi le cœur secoua le corps du malade d’un besoin de vie et d’air et le remit sur pieds définitivement.

Henri rentra à l’Université et reprit ses études travaillant avec acharnement jours et nuits, se permettant à-peine quelques heures de repos. Les examens avaient lieu le mois suivant. Henri cherchait aussi l’étourdissement de la mémoire dans ce vertige de l’étude. L’espoir que lui avait apporté son père au retour des Grandes-Piles n’avait eu qu’un effet momentané et sur sa maladie plus que sur sa raison. Car, après tout, que lui importait le consentement de madame Carlier, si Marie-Anna lui refusait le sien ?

Tout entier à la pensée de ses examens dont le succès lui ouvrait l’avenir, Henri s’efforça de bannir de sa vie toutes ses craintes et toutes ses espérances au sujet de Marie-Anna.

La veille de sa première journée d’examens, il se trouvait dans sa chambre de la rue St-Jean, relisant pour la vingtième fois sa thèse, repassant en mémoire les points les plus obscurs, profondément absorbé par son travail quand sa maîtresse de pension lui remit une lettre timbrée des Grandes-Piles. Il reconnut l’écriture de Marie-Anna.


Mon cher Henri,

Ma mère et moi désirons très vivement que tu sois le premier à nous annoncer ton succès à la fin des examens. Nous vous attendons, cher docteur. Viendrez-vous ?

Marie-Anna.

Un cri lui partit du cœur.

— Enfin !

Cette lettre, malgré son laconisme apparent fut le palliatif des derniers vestiges de souffrance de l’étudiant. Marie-Anna le rappelait !… Henri ne supposa pas un instant que Marie-Anna eût obéi à un esprit de sacrifice en lui écrivant de venir. Il vit dans ce rappel l’oubli d’un autre amour déjà lointain, chancelant, défunt ; il vit le regret, le remords peut-être de l’avoir jeté durant plusieurs semaines, lui, l’ami d’enfance, sur un lit de douleur. Et pour que l’impression ressentie soit plus douce à son âme, Henri pensa naïvement que Marie-Anna avait enfin cessé d’être insensible à la passion qui le dévorait.

Il n’était guère psychologue, tout médecin qu’il fût. Cependant, il n’ignorait pas que la femme s’attendrit d’ordinaire sur l’état de l’homme continuellement vaincu.

Henri avait entendu dire un jour à l’un de ses amis : « La femme donne une caresse à l’homme qu’elle vient de souffleter si elle croit lui avoir fait bien mal. » Cette pensée, un peu libertine lui revint à la mémoire et il eut aussitôt l’illusion que Marie-Anna, après l’avoir bien fait souffrir se prenait à l’aimer, non plus de cette tendresse de sœur, d’amie de jeunesse, mais d’amour, d’amour de cœur et de tête.

Il voulut obtenir une lettre un peu plus explicite que la première, laquelle, à la vérité, ne promettait rien encore. Il écrivit :

« Que dois-je penser, Marie-Anna, de l’invitation que je reçois ? Dois-je croire à ton pardon et à ta bienveillance ? Dois-je croire à quelque chose de plus ? Si le passé n’a rien laissé dans ta mémoire, rien de la tristesse des choses que tu sais, dis-moi qu’il n’a pu éteindre un souvenir que j’aimerais à retrouver quand nous nous reverrons… Mais à quoi bon ces phrases obscures ; permets-moi d’être bref : je t’aime, Marie-Anna, tu le sais : mais pourrai-je te le dire encore quand tu m’auras reçu ?

henri. »

La réponse ne se fit pas attendre. Marie-Anna éprouva une sorte de joie douloureuse à écrire des paroles renfermant à-dessein un sens amical et tendre en désaccord absolu avec ses vrais sentiments. Elle poussa même l’effort jusqu’à l’ironie badine et voilée pour donner plus de vérité à son style. Tout autre qu’Henri s’en fût aperçu mais les amoureux voient mal, si tant est qu’ils voient encore :


« Mon cher Henri,

Je t’ai dit de venir. Que veux-tu que je te dise de plus ? Ne me demande pas d’aller te chercher, les bienséances me le défendent et serait vraiment trop d’exigences de ta part quant au présent. Viens ; tu me réciteras encore de charmantes choses, car tu récites à ravir, mon cher docteur ! Du passé, c’est tout ce dont je me souviens.

marie-anna. »

Si Henri avait conservé l’ombre d’une inquiétude, elle se fut évanouie à cette lecture comme les dernières vapeurs de la nuit se dissipent au lever du soleil ; mais il attendait une réponse semblable. Au lieu de supposer que Marie-Anna l’aimait, il en fut tout simplement convaincu.

Il sentit des effluves de bien-être couler dans ses veines et son visage prit une expression béate et radieuse. Serrant la lettre de toutes ses forces sur sa poitrine, il cria tout bas, si l’on peut ainsi dire :

— Cette fois, je suis fiancé !