Marie-Anna la Canadienne/18

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Maison d’édition non mentionnée (p. 228-illust).

XVIII


— Où vas-tu, Marie-Anna ?

— Je vais à l’église faire un peu de prière, maman. Je n’y suis pas allée hier.

— Va, dit madame Carlier. Mais ne t’attarde pas trop. Henri peut arriver d’un moment à l’autre…

Elle ajouta, après une seconde de réflexion :

— Je l’enverrai à ta rencontre, s’il est ici avant ton retour.

Marie-Anna se pressa pour ne pas ressentir la fraîcheur du soir. La nuit tombait ; la rue était déserte. Seul, un homme la croisa d’un pas rapide. Elle pénétra dans l’église, alla s’agenouiller près de l’autel et pria.

Pour qui priait-elle ?… Pour elle-même sans doute, et pour elle, seule. La pauvre enfant venait de traverser la crise la plus aiguë d’une passion de jeunesse. Pour l’affection de sa mère, elle s’était arraché du cœur un amour aussi profond et vrai que l’amour peut l’être. Et après ce déchirement, elle avait, de sang-froid, consciemment, tourné ses yeux vers un homme qu’elle n’aimait pas et qu’elle avait même repoussé un jour avec la dernière rigueur.

Oh, le sacrifice ! Avant que cette pensée sainte devienne salutaire, que de souffrances ne faut-il pas endurer ! Marie-Anna entendait en elle-même les cris sourds de deux voix intérieures dont les échos venaient mourir sur ses lèvres. L’une disait : « Ne l’oublie pas !… » L’autre répétait sans cesse : « Il n’existe plus pour toi ; tout est fini ! » Le souvenir et l’oubli se disputaient cruellement son cœur. C’était une lutte sans merci entre la conscience et l’amour, entre l’esprit de famille et la passion.

Marie-Anna pria longuement. Elle se rappela la recommandation de sa mère :

— Ne t’attarde pas trop, Henri peut arriver.

Elle se releva et se dirigea vers la sortie. L’église était silencieuse, remplie de ténèbres et de mystère. Le maître-autel seul, était faiblement éclairé. Marie-Anna se sentit émue en entendant le bruit sec de ses pas dans la nef sonore. En approchant de la sortie, elle distingua dans l’ombre, à côté du bénitier, un homme qui semblait attendre.

— C’est toi, Henri ! interrogea-t-elle à voix, basse.

Il poussa la porte sans répondre et laissa passer la jeune fille. À peine étaient-ils tous deux sous la lanterne du portique qu’il se découvrit et se pencha. Marie-Anna poussa un cri :

— Jacques ! Jacques !  !… Ô mon Dieu !

Il la regardait dans les yeux, bouleversé autant qu’elle-même, n’osant pas parler encore. Le premier mot que Marie-Anna entendit sortir de sa bouche alla remuer au plus profond de son âme tout un monde de souvenirs, tout ce qu’il y avait de vivace encore dans son amour agonisant : « Mia-Na !… » Ce fut doux comme la goutte de pluie qui tombe sur la fleur étiolée et lui rend sa fraîcheur printanière :

— Mia-Na !… Tu vois comme je t’aime ! murmura-t-il en tendant les bras vers elle.

Marie-Anna se méprit en voyant son geste et aussitôt les mains jointes supplia :

— Oh non, pas ici ! Par pitié, pas ici !

Ils étaient toujours sous le portique de l’église. Elle tenta de s’éloigner mais Jacques la retint par le bras en disant fébrilement :

— Restons ici, Marie-Anna. Entends ma voix comme une prière. Elle ne peut offenser…

— Il faut que je rentre !

— Marie-Anna !

— Mon Dieu, pourquoi êtes-vous revenu ! gémit-elle. Vous ne savez pas tout le mal que vous faites !

Il recula d’un pas mais vint presqu’aussitôt tomber à ses pieds. Ses genoux se meurtrirent sur la pierre rude. Il s’écria désespérément :

— Marie-Anna, vous ne m’aimez plus ! Non, dites-moi que ce n’est pas vrai ! Que ce n’est pas possible ! Ce serait trop affreux, ô Mia-Na !

En le voyant ainsi agenouillé devant elle, les yeux remplis de larmes, clamant son désespoir à tous les échos, elle eut peur d’être surprise par des passants et voulut s’enfuir mais elle n’avait pas fait deux pas qu’un homme se dressa devant elle :

— Henri ! cria-t-elle affolée.

Jacques fut debout au même instant.

— Je ne te savais pas accompagnée, Marie-Anna ! fit Henri d’une voix calme. Puis sur un ton mauvais :

— Bonsoir, monsieur de Villodin !

Jacques salua de la tête sans desserrer les dents. Ils se regardèrent et deux éclairs de férocité jaillirent de leurs yeux. La jalousie la plus noire venait d’allumer une haine mortelle entre les deux rivaux. Henri avait suivi la scène, dans l’ombre. Il avait tout vu, tout entendu, tout compris.

Marie-Anna perdait la tête et tremblait comme une feuille. Avoir souffert tout ce qu’elle venait de souffrir pour en arriver là ! Qu’allait-elle faire à-présent ? Jacques ne partirait certainement pas sans essayer de la reconquérir. Il était capable de toutes les énergies, jusqu’aux plus folles témérités. Quant à Henri elle était bien certaine qu’il n’abandonnerait pas le fruit de plusieurs mois de patience et de douleurs au profit d’un rival qu’il détestait de toutes les forces de la haine. Et puis le prestige du succès venait de le griser, d’éteindre à-jamais cette timidité native qui avait été le faible de son caractère durant toute son adolescence. Il était maintenant le docteur Henri Chesnaye, c’est-à-dire un homme jeune, brillant, plein d’avenir et un homme qui aime avec toutes les séductions, tous les avantages qu’une femme sérieuse peut désirer à son foyer.

Déjà, Villodin attendait une provocation d’Henri. Dans un silence pesant où l’on sentait gronder l’orage de trois âmes, obéissant à une même impulsion machinale, ils se dirigèrent vers la demeure de Marie-Anna.

De nouvelles transes l’assaillirent. Il fallait à tout prix les séparer, les empêcher de rester ensemble. Dans la débâcle de sa volonté, le sang-froid l’abandonnait ; elle n’y voyait plus en elle-même. Durant le court trajet de l’église à la maison, ils n’échangèrent pas une parole. Devant, le perron elle demanda d’une voix qui trahissait son affolement :

— Entrez-vous ?

Ils se regardèrent. Villodin secoua silencieusement la tête. Henri parut hésiter puis prononça comme à-regret :

— Je reviendrai demain, Marie-Anna.

Les yeux de la malheureuse portèrent de l’un à l’autre des regards suppliants. Elle fut sur le point de dire quelque chose mais elle ne put qu’articuler un son qui ressemblait à un sanglot. Elle tendit une main à chacun.

Ils s’éloignèrent tous deux vers la place de l’Église, évitant de parler, car ils sentaient que Marie-Anna les observait.

Elle les suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put les distinguer et quand ils ne furent plus que deux silhouettes perdues dans les ténèbres du village, elle fit deux fois le signe de la croix et rentra chez elle, folle d’angoisse.





Il recula d’un pas mais vint presqu’aussitôt tomber à ses pieds…