Marie-Anna la Canadienne/24

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Maison d’édition non mentionnée (p. 275-282).

XXIV


Il y avait réception chez Rose Bertelin ; c’était une fête d’adieu ; Marie-Anna rentrait à St-Jacques des Piles le lendemain soir.

Le salon était brillamment éclairé. Quelques jeunes gens s’étaient réunis autour de Rose pour égayer cette dernière soirée. Dans un coin du salon, Marie-Anna était assise souriante à la pensée de revoir bientôt sa mère. Accoudé familièrement sur le dossier de son fauteuil, Henri Chesnaye lui parlait.

Ils formaient là tous deux un groupe attendrissant. L’absence d’Henri avait été beaucoup plus longue qu’il n’avait pu le prévoir en quittant sa fiancée le jour de l’arrivée à Shawinigan. En la retrouvant ce soir-là, tranquille, affectueuse et toujours admirablement belle, il la regardait avec amour et se sentait le plus heureux des hommes.

Henri devait passer la nuit à Shawinigan et reconduire Marie-Anna aux Piles dans la soirée du lendemain.

— Pourquoi es-tu resté si longtemps sans m’écrire ? lui demanda-t-elle.

— J’ai été retenu par mon père, répondit Henri. Nous avons couru la province pour chercher le lieu où je dois m’établir. Je suis rompu de voyages.

— Ton choix est-il fixé ?

— Non, pas définitivement. C’est à croire que les épidémies de bonne santé sont rares ici ; il y a des médecins partout !

Marie-Anna sourit à cette saillie. Autour d’une table voisine, on menait grand tapage : Rose Bertelin « tirait les cartes » et prédisait l’avenir à William et à Jeannette. La jeune fille riait comme une petite folle en entendant parler de son mariage qui, paraît-il, était prochain, d’un voyage à l’étranger, d’une fortune brillante et de toutes sortes de choses plus belles les unes que les autres.

— À moi tout le bonheur ! s’exclamait-elle. Il n’en restera plus !

— Attendez ! fit Rose.

Jeannette se pencha, intéressée. Rose posa son doigt sur un pique placé d’une certaine façon :

— Mauvais augure dit-elle très sérieuse. C’est un accident…

Jeannette fit une petite moue comique.

— Un accident sans suites graves, reprit la cartomancienne.

— Alors n’en parlons plus ! fit Jeannette. À ton tour, Marie-Anna.

Marie-Anna, souriante, vint prendre place auprès de Rose qui battit les cartes :

— Coupez, dit-elle. Non… de la main gauche vers le cœur… Très bien !

Après une seconde d’examen elle prononça :

— Vous allez faire un voyage.

— Oh, mais c’est trop facile ! interrompit Jeannette. Tu sais qu’elle part demain pour les Piles !

— Ce n’est pas moi qui parle, répondit sentencieusement Rose Bertelin. Ce sont les cartes.

Elle continua :

— Un mariage…

— J’en étais sûre ! fit Jeannette incorrigible.

Rose regarda Marie-Anna qui souriait d’incrédulité et lui dit un peu plus bas :

— Un grand danger vous menace ! Il rôde autour de vous, autour de quelqu’un à qui vous êtes chère…

Marie-Anna souriait toujours.

— Il y a un accident terrible ! reprit Rose qui semblait lire sur les cartes comme dans un livre. C’est désolant, continua-t-elle, vous avez les plus mauvaises cartes du jeu !

— Quand je le disais ! s’écria Jeannette ; quand je le disais que tout le bonheur était pour moi !

Marie-Anna leva les yeux vers Henri qui, penché sur son épaule, semblait nerveux. Ce genre de divertissement le rendait maussade.

Rose continuait :

— Je vois un accident, une maladie, du sang, un gros chagrin…

— Du sang ? fit Marie-Anna qui n’avait pas encore interrompu la sombre prophétesse.

Marie-Anna n’était pas superstitieuse ; elle n’avait qu’une foi profonde, celle de sa religion. Mais en dépit de son incrédulité à toutes les sornettes dangereuses de la cartomancie, elle ne put se défendre d’une certaine émotion en écoutant les prédictions sinistres de Rose Bertelin.

Les coïncidences du hasard des cartes la ramenèrent au souvenir de Jacques. Elle eut le cœur étreint par le pressentiment d’un retour à l’ancienne vie de tourments, à ses luttes épuisantes avec son premier amour toujours vivace et par-dessus tout, cette menace perpétuellement suspendue au-dessus de sa tête ; la rivalité terrible entre Villodin et Henri Chesnaye.

Et pourtant il fallait partir. Marie-Anna était depuis quinze jours l’hôte de Rose Bertelin. Les convenances l’obligeaient à ne pas faire durer cette hospitalité. Elle avait elle-même exprimé le désir de revoir sa mère et de rentrer aux Piles.

Rose remarqua l’émotion que trahissait la pâleur de la jeune fille et comprit qu’elle venait de commettre une maladresse. Elle voulut s’excuser et dit avec un empressement aimable :

— Ne croyez pas un mot de tout ce que je vous ai dit. Les cartes sont souvent menteuses, ce n’est là qu’une façon de passer le temps.

À peine avait-elle dit ces mots que Marie-Anna se leva précipitamment, marcha vers la fenêtre et l’ouvrit. Il y eut de la stupeur dans le salon. Rose et Henri furent auprès de la jeune fille :

— Qu’as-tu, Marie-Anna ? demanda-t-il d’une voix inquiète en lui prenant la main.

— Ce n’est rien ! répondit-elle faiblement en essuyant une sueur froide qui mouillait son front. J’étouffe… J’ai besoin d’un peu d’air.

Elle resta quelques minutes accoudée à l’appui de la fenêtre, aspirant librement l’air frais de la nuit. Soudain elle distingua un bruit de pas et ses yeux se fixèrent au milieu des ténèbres sur l’ombre mouvante d’un homme qui semblait la regarder. L’ombre approcha. Marie-Anna referma vivement la fenêtre, en disant à Henri, surpris, qu’elle ne voulait pas exposer le salon de Rose à la curiosité inconvenante des passants.

Elle revint s’asseoir à la table. Rose lui tendit un verre d’eau sucrée additionné de quelques gouttes de cognac, Marie-Anna trempa ses lèvres et dit en essayant de sourire :

— C’est fini !…

Les cartes fatidiques avaient disparu ; la conversation reprit un peu forcée. William proposa une promenade en canot sur le St-Maurice, pour le lendemain matin, affirmant que le ciel était tout constellé d’étoiles et que la journée serait très belle.

Un violent coup de sonnette retentit. Une servante entra au salon et présenta une dépêche à Rose.

— C’est pour vous, monsieur Chesnaye, dit celle-ci.

Henri prit le télégramme et lut. Son visage refléta aussitôt une profonde déception.

— Mon père m’appelle par le premier train, fit-il. Il faut que je sois à Lévis demain matin… Je ne pourrai t’accompagner aux Piles, Marie-Anna !

Elle s’était levée, toute pâle.

— Tu pars… ce soir ? bégaya-t-elle, tremblante.

Henri considéra la dépêche de son père et parut en proie à une cruelle indécision.

— Jeannette et moi vous accompagnerons puisque Henri ne peut rester, dit William à Marie-Anna.

Elle n’eut pas l’air d’entendre et fixa étrangement Henri qui endossait son pardessus. Comme il s’apprêtait à lui faire ses adieux, elle lui dit tout bas, de plus en plus agitée :

— Ne pars pas ce soir, Henri !… Reste !…

— Je ne puis, répondit-il en la regardant avec inquiétude. C’est mon père qui le veut. Retarde ton départ, Marie-Anna, si tu te sens souffrante et écris-moi demain matin à Lévis.

Quand il fut parti elle fondit en larmes. Les jeunes gens l’entourèrent et la conduisirent à sa chambre.

Seule, elle tomba en prière et sanglota :

— Mon Dieu, ayez pitié d’eux !