Marie-Anna la Canadienne/23

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Maison d’édition non mentionnée (p. 268-274).

XXIII


Villodin put à loisir admirer la cataracte de Shawinigan. Dans l’état de surexcitation nerveuse où il vivait constamment, il éprouvait un soulagement étrange à écouter le bruit des eaux bondissantes sur les roches. Ce désordre des éléments était en harmonie avec le chaos de sa propre nature ; il produisait un apaisement sur ses nerfs en offrant à ses yeux le spectacle d’une grande violence déchaînée. Jacques songeait aussi, non sans une certaine amertume à l’infinie petitesse de l’homme, à l’inanité de ses colères, à la fragilité de ses œuvres devant les œuvres de Dieu. Dans la création, l’homme est une fourmi qui travaille durant des heures à soulever un brin de paille et qui meurt épuisée de l’effort après avoir vu le brin de paille emporté par le vent ; le dernier cri est un blasphème ou une plainte et voilà toute une vie.

Jacques songeait à cela et le fond méditatif qui était en lui s’éveillait devant la merveille canadienne auprès de laquelle il passait ses journées.

Sur le chantier du tunnel, Jacques revit le contremaître qui l’avait accompagné lors de son entrée à la compagnie. Travaillant ensemble sur le chantier extérieur ils se rencontraient à chaque instant ; la sympathie se communiqua vite entre eux. Le contremaître était un homme assez cultivé malgré sa condition pauvre ; il parlait le français et l’anglais couramment comme presque tous les Canadiens et avait pris au cours de plusieurs voyages dans les deux Amériques des connaissances étendues dont son langage se ressentait.

Pendant l’heure de repos qu’ils prenaient au milieu de la journée les deux hommes restaient ensemble volontiers, causant de voyages et d’aventures. Quelquefois, ils s’en allaient au bord de la cataracte et s’asseyaient à l’ombre de quelques érables, les pieds pendants au-dessus du gouffre.

— Avez-vous remarqué, Villon, lui dit-il un jour, ce contraste qui existe entre le mouvement vertigineux des chutes et l’air endormi du fleuve quelques verges plus haut ?… De cette place où nous sommes, j’ai vu périr un homme de la mort la plus sûre, la plus lente, la plus effroyable qu’on puisse imaginer. Il conduisait un canot et se trouvait en face de l’entrée du chantier quand nos hommes l’aperçurent. Déjà, le courant l’entraînait visiblement ; il ramait avec effort. On lui cria de ne pas aller plus loin ; trop tard ! il était épris par le courant. Il appela, implora désespérément mais ses cris ne servirent qu’à attirer une foule plus nombreuse pour le voir mourir. Nous distinguions sur son visage les contractions de l’épouvante ; nous croyions ressentir dans nos muscles chacun de ses efforts pour remonter le courant. Le canot descendait toujours. Jamais je n’oublierai un pareil spectacle ! toute cette foule hurlante, impuissante à secourir ce malheureux le vit avancer vers la mort ; des femmes perdirent connaissance. Jusqu’au dernier moment il rama en désespéré ne quittant la vie qu’après une lutte inutile et acharnée qui dura près d’une heure. Il y eut un immense cri sur la rive ; le canot piqua et tout disparut !

Jacques fut fortement impressionné par ce récit.

— N’y avait-il aucun moyen de le sauver ? demanda-t-il.

— Que voulez-vous que des hommes fassent contre une pareille force ? répondit le contremaître. Vous pourriez en mettre cinq cents contre elle ; sa gueule les mangerait tous.

— Je ne voudrais pas être témoin d’un tel supplice, fit Jacques. Je crois que j’en deviendrais fou !

Le soir venu, il se remit à la recherche de Marie-Anna ; ce furent encore de longues promenades par les rues de Shawinigan, des poses prolongées devant certaines villas dont l’éclairage laissait supposer des réceptions. Il dut recommencer le lendemain et les jours suivants sans rien découvrir. Mais il ne se découragea pas ; l’amour enseigne la patience à qui l’ignore ; Jacques en eût donné aux anges depuis qu’il avait entrepris de retrouver Marie-Anna. Loin de le rebuter, l’insuccès avivait son désir. Depuis le jour où la fameuse annonce du journal lui avait fait croire que Marie-Anna cherchait malgré tout à le retenir au Canada, il ne vivait que dans l’attente de la revoir, confiant en sa bonne étoile et se répétant sans cesse que la jeune fille trouverait bien un moyen de lui parler quand elle connaîtrait sa présence à Shawinigan. Aussi laissait-il passer le temps sans trop souffrir, chaque jour un peu plus amoureux de Marie-Anna, un peu moins jaloux d’Henri Chesnaye.

Pourtant il se lassa d’attendre en vain et de prendre racine à tous les coins de rue. Il pensait tenter de nouvelles recherches en plein jour quand un soir, vers neuf heures, il aperçut enfin Marie-Anna. Elle était accompagnée de Jeannette et de William. Ils revenaient tous trois d’une promenade au bord du St-Maurice et montaient la rue vers l’église.

Méconnaissable avec sa tête rasée et ses vêtements d’homme d’équipe, Villodin put suivre le petit groupe et l’approcher d’assez près sans crainte d’être reconnu. Le cœur lui battit quand il entendit la voix de Marie-Anna ; il ne put distinguer ses paroles. Il s’enivra seulement le regard de sa taille svelte et de sa démarche élégante. L’imagination, surchauffée par une longue privation lui rendit encore une image fidèle de cette beauté admirable de jeune fille avec ses grands yeux noirs si tendres, sa chevelure de déesse grecque et quand la musique de sa voix vint frapper son oreille, il se rappela le jour béni de l’année précédente quand Marie-Anna et lui s’étaient fait mutuellement l’aveu de leur amour.

William et Jeannette quittèrent leur amie devant la maison de Rose Bertelin. Ils redescendirent la rue en croisant Jacques qui par prudence, marchait en traînant la jambe. Villodin essaya vainement d’attirer l’attention de Marie-Anna sans être remarqué de William et de Jeannette mais ceux-ci ne quittèrent le perron qu’au moment où la porte se refermait.

Jacques nota le lieu et le numéro de la rue puis se mit sur la piste de Jeannette pensant que l’adresse de cette dernière pourrait lui être utile.

À quelles singulières besognes entraîne l’amour parfois ! Si l’on avait dit un jour au vicomte de Villodin qu’il espionnerait les faits et gestes de deux jeunes filles pour satisfaire une curiosité, il eût haussé les épaules sans daigner se fâcher. Pour les besoins de sa cause, l’amour se fait lâche et fripon ; quand il a fait une victime il la charge de ces jolis attributs et cela si naturellement que la malheureuse victime ne s’aperçoit pas même qu’elle est affligée de nouveaux défauts.

Sans vergogne, Jacques de Villodin suivait William et Jeannette. La jeune fille entra dans une maison de bourgeoise apparence et Jacques, indécis regarda William s’éloigner :

— À quoi bon suivre celui-là ? pensait-il.

Un instant après, il murmura en suivant toujours William des yeux :

— C’est dommage, vraiment, que ce ne soit pas plutôt monsieur Chesnaye. Pour quelques millions d’années d’enfer, comme il dit, je m’offrirais le plaisir de refaire un brin de causerie avec lui !

Ce soir-là, Marie-Anna se sentit très lasse. Bientôt sous les rideaux blancs qui abritaient son repos, le sommeil la gagna ; elle ferma les yeux et s’abandonna aux rêves. Plongée d’abord dans une inconsciente somnolence, elle entendit un sifflement léger et mélodieux. C’était l’air au Roi et de la Bergère, la romance des jours heureux de St-Jacques des Piles ; c’était le passé si doux qui chantait dans son cœur ; c’était l’amour qui berçait son sommeil.

En bas, sous la fenêtre Jacques servait à sa belle endormie, une première sérénade ; mais la fenêtre ne s’ouvrit pas…