Marie-Anna la Canadienne/27

La bibliothèque libre.
Maison d’édition non mentionnée (p. 299-305).

XXVII


La nature vigoureuse et saine de Jacques devait bientôt avoir raison de sa maladie et de la gravité de ses blessures. Au bout d’un mois, il entrait en convalescence. Dès le premier jour, Henri avait offert ses services au médecin qui le soignait. Pendant quatre semaines, il vint chaque soir prendre sa place d’infirmier habile et dévoué au chevet de Villodin. Que de fois, durant ces nuits silencieuses et longues ne prévint-il pas des complications graves en retenant un bras sur le lit, en repoussant doucement l’oreiller sous la tête qui penchait trop et menaçait d’imprimer un mouvement violent au corps.

Ce dévouement était plus un hommage à la bravoure que l’acquittement d’une dette personnelle. Au temps orageux de la rivalité, Henri s’était toujours conduit en homme d’honneur à l’endroit de son rival, échappant à tous les pièges sans recourir au scandale, épargnant même à son ennemi par la seule force de sa foi chrétienne, le châtiment du duel, du sang versé, de la vie menacée par une main homicide. Et si maintenant il passait ses nuits au chevet de Jacques et hâtait sa guérison, c’est qu’il y était poussé par un sentiment admiratif et aussi parce que, honnête homme avant tout, il ne voulait pas profiter de l’anéantissement de son rival pour lui disputer encore la jeune fille qu’ils aimaient tous deux et enfin parce qu’il avait hâte de voir Villodin debout pour lui tendre la main et lui dire : « Désormais, quoi qu’il arrive, soyons amis ! »

Villodin le reconnut au cours d’une nuit. Il eut un sursaut violent de tout le corps, ses yeux brillèrent comme de la braise ardente, il essaya de lever le bras comme pour frapper. Une affreuse grimace de douleur contracta son visage. Vaincu par la souffrance, il retomba lourdement sur sa couche. Henri était aux abois :

— Ne bougez pas, supplia-t-il. C’est un ami qui vous soigne !

La semaine suivante, durant une autre nuit, Villodin aperçut encore le jeune médecin penché sur lui. Il venait de glisser une potion calmante entre ses lèvres et le bien-être qu’il en ressentit lui fit ouvrir les yeux. Mais cette fois il sourit et chercha la main de son ancien ennemi.


Appuyé sur les bastingages, à l’arrière, Jacques regardait s’effacer peu à peu les côtes canadiennes…

Bientôt, il put se lever et faire quelques pas dans la chambre, appuyé sur l’épaule d’Henri. Il parlait presque toujours de sa mère, de Rézenlieu et de la France. On ne peut dire s’il en parlait avec de la tristesse au fond du cœur car sa voix était calme. Il avait repris possession de toute sa mémoire.

Un matin qu’il reposait dans un grand fauteuil, près de la fenêtre Henri lui dit, après quelques ménagements :

— Marie-Anna va venir… Elle veut vous voir.

Il pâlit un peu ; ses traits exprimèrent une immense peine mais ce ne fut que le temps d’une seconde. Il sourit presqu’aussitôt comme s’il eût voulu faire taire en lui-même la voix mal éteinte des anciennes luttes. Il sembla réfléchir durant quelques instants puis, avec cette coquetterie innée qui est l’éternel privilège de la jeunesse, il demanda un miroir. Henri le lui apporta ; alors il contempla longuement sa pauvre figure émaciée, ses pommettes saillantes, les orbites de ses yeux creusés et bleuis par la maladie, son front balafré d’une profonde cicatrice, la marque ineffaçable de son dévouement.

— Je ne suis plus que le souvenir de moi-même ! murmura-t-il en secouant tristement la tête.

Le miroir glissa sur ses genoux et vint se briser à ses pieds. Ses regards se fixèrent sur la porte et ne la quittèrent plus jusqu’au moment où Marie-Anna entra, suivie de sa mère, de William et de Jeannette.

Tout-de-suite, elle fut à-genoux près de lui, ses mains dans les siennes, ses yeux, ses beaux grands yeux pleins de reconnaissances attachés sur ses yeux.

Les témoins de cette scène s’étaient reculés au fond de la pièce pour les laisser une dernière fois l’un à l’autre.

Il parla à son oreille, de sa voix affaiblie, voix grêle d’enfant ou de vieillard :

— Je sais, ma Mia-Na, que tu as prié Dieu pour qu’il me conserve la vie. Chère petite aimée ! Que m’importe de vivre à-présent que j’ai mis dans ton cœur l’immortalité de mon souvenir. Laisse-moi partir, va… ne me retiens pas par tes prières. Tu vivras longtemps encore heureuse quand je ne serai plus là, car mon âme restera près de toi comme un essaim de baisers, une chanson de caresses qui bourdonneront chaque nuit autour de ton grand cœur affectueux. Si je le pouvais, ô Mia-Na, je t’emporterais dans mes bras vers ce séjour inconnu où s’entrevoient les pures félicités d’une vie éternelle et bienheureuse. Mais Dieu ne le veut pas, mon amie ; il veut que tu demeures, que tu répandes sur ceux qui te chérissent les trésors de bonté qui sont en toi. Ne prie plus pour que je vive, Mia-Na car je ne saurais vivre heureux sans te voir, te parler, t’entendre et ce bonheur ne me serait donné qu’au prix des larmes et du sacrifice de ceux qui t’entourent…

Silencieusement, Marie-Anna pleurait. Il continua :

— Écoute-moi encore, ma Mia-Na. Je vais partir, retourner en France… Promets-moi de ne pas m’oublier.

— Oh ! fit Marie-Anna d’une voix brisée. La pauvre enfant ne put répondre autre chose ; les sanglots gonflaient sa gorge. Madame Carlier vint la relever et l’entraîna doucement.

Jacques, comme au sortir d’un beau rêve, passa la main sur son front ; ses doigts délicats effleurèrent la cicatrice qui le balafrait. Il prit la main d’Henri qui s’était approché de lui :

— Je me réjouis, monsieur Chesnaye dit-il, de n’avoir pas succombé à cette blessure. Il me semble que j’aurais été malheureux dans l’autre vie si j’avais taché de mon sang et noirci de mon deuil, la robe nuptiale de votre fiancée…