Marie-Anna la Canadienne/3

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Maison d’édition non mentionnée (p. 28-35).

III


Jacques allait atteindre ses 24 ans. La marque distinctive la plus saillante de sa personne était la dignité mais une dignité sans morgue, sans raideur. Sa taille, bien prise, dépassait de quelques pouces la moyenne. Il portait avec cette élégance innée chez les êtres bien doués, une tête expressive au teint mat et chaud sous lequel, à fleur de peau coulait un sang vif de solide Normand ; les attaches délicates de ses membres et la blancheur de ses mains dénotaient sa noble origine. Son regard, issu de deux yeux brillants d’intelligence était extrêmement mobile, même au caprice des plus futiles circonstances ; avec les femmes, il pouvait être une caresse enveloppante, un inquisiteur insupportable, un pardon plus éloquent que les plus belles prières. À première vue, ce jeune homme eut passé pour un don Juan quelconque, un bellâtre fat, mais s’il dépensait beaucoup d’esprit, au service de la galanterie et dit badinage, il savait montrer à l’occasion les saines vertus qui sont l’apanage des vieilles familles chrétiennes appartenant à l’aristocratie française, la religion de l’honneur, la droiture, la simplicité. L’amour propre avait suffi, en face des tentations pour lui tenir l’âme sans tache.

Dans le monde des vieilles dames vénérables, on disait de lui : « C’est un garçon très bien. » Ailleurs, dans l’angle des paravents, les jeunes filles chuchotaient en se mordillant les lèvres : « Quel flirt, ma chère ! » Et d’autres plus hardies : « Il me plairait fort qu’il me parle du tendre ! »

Des propos de ce genre arrivaient parfois jusqu’à lui, soit qu’on n’eut pris garde à la finesse de ses sens, soit qu’on l’eut fait avec intention mais comme il possédait la parfaite maîtrise de ses désirs et de sa volonté, ces sortes d’attaques ne le troublaient en aucune façon. Il avait le goût des entreprises difficiles et en matière d’amour le cœur le plus fortifié, le plus imprenable était toujours celui qu’il s’acharnait à prendre. En dépit de son âge, de ses voyages et d’une sensibilité très développée, Jacques n’avait encore traversé aucune passion sérieuse, mais en revanche avec son indéfectible manie de plaire, ses façons de page enjôleur, sa physionomie agréable, il avait enchaîné à son char le souvenir de maintes belles éplorées.

Comme tous ceux qui ont vu beaucoup d’hommes, de pays et de choses, il avait un don de perspicacité, d’observation assez rare chez les jeunes gens de son âge, surtout si l’on considère que son enfance avait été heureuse, au sein d’une famille dont il était le plus grand souci. Toutes les embûches matérielles et morales avaient été écartées de sa route ; son caractère se ressentait des excès de sollicitude de l’âge tendre. Il avait les larmes faciles comme ceux qui ne savent pas souffrir ; il était volontaire, entêté, soumis aux prières et rebelles aux ordres. Enfin il portait en lui une âme tendre et un cœur léger, celui-ci vierge encore à l’épreuve des passions violentes, celle-là brisée à toutes les contemplations, à toutes les extases, ayant trouvé dans la nature sa plus parfaite affinité.

Il connut Gilbert Sansonnet à Paris, dans une école de peinture. Jacques venait là par dilettantisme. Gilbert ne fréquentait cette école que dans le but d’acquérir des connaissances utiles à sa profession d’ornemaniste. Orphelin sans fortune à l’âge de quatorze ans, il quitta la Normandie et vint à Paris pour « faire son chemin. » Il connut l’atelier malsain et les misères de la lutte pour la vie ; ce fut même souvent la lutte pour le pain mais ces passes difficiles de l’existence le marquèrent du sens pratique des choses et d’une sorte de philosophie sereine qui lui firent accepter de bonne humeur les vicissitudes de sa médiocrité.

De taille petite avec une grosse tête et de grands bras, un front d’astronome sur de petits yeux gris toujours clignotants, le nez et les joues tachetées de pâles rougeurs, sa physionomie n’avait rien de ce qui plaît à la jeunesse ; mais il le savait… Quand on parlait de beauté devant lui, un sourire retroussait ses grosses lèvres :

— La beauté ? grommelait-il. Bah, c’est un peu de bonheur pour les yeux et beaucoup de souci pour le reste ! Je rends grâce au ciel de m’avoir épargné ce bonheur-là.

La fréquentation des ateliers parisiens développa en lui les tendances d’un esprit vif. Il lui arrivait de jeter au travers d’une conversation quelque répartie exotique qui déroutait le bon sens ou bien encore il soutenait une opinion personnelle en dépit de toutes les opinions opposées, osant « gaffer » froidement pour le plaisir de placer un mot d’esprit avec justesse et à-propos mais il était, si l’on peut dire, le plus adroit et le plus spirituel des gaffeurs.

Jacques de Villodin le remarqua et se plut en sa société. Leurs divergences de caractère s’alliaient parfaitement ; ils furent bientôt inséparables et leur amitié se resserra davantage au fur et à mesure qu’ils se connurent mieux. Gilbert prit à la fréquentation de l’élégant aristocrate des manières observées qui, par contraste avec ses formes lourdes n’étaient pas sans grâce, mais il ne put jamais atteindre à cette perfection dans le maintien, à cette aisance dans le geste qui étaient les dons de son noble ami. Son langage surtout s’affina ; il resta railleur et mordant mais au lieu de railler avec grossièreté, il mordit avec esprit.

À l’époque des vacances, Gilbert fut conduit au château de Rézenlieu-Villodin et présenté au comte et à la comtesse.

Dix-huit mois plus tard environ, quand Jacques de Villodin eut terminé ses études de philosophie, son père le manda et lui dit :

— Jacques, tu es maintenant un homme. Tu connais de la vie ce qu’un garçon de ton âge doit en connaître, il te faut désormais vivre par tes propres moyens, apprendre à tourner ou à vaincre les difficultés, gagner de l’expérience et faire tomber cette écorce de petit maître que tu garderais ici dans la vie de château. Je mets à ta disposition les fonds nécessaires pour un voyage de trois années dans tel ou tel pays qu’il te plaira de visiter. J’attache une importance capitale à ces années de ta vie ; mon but est de t’engager à choisir une carrière quand tu auras vu le monde, étudié les hommes, formé ton intelligence et orienté tes volontés. Va et tiens-moi au courant de tes études… Encore un mot ; je n’ai pas voulu te séparer de ton ami Gilbert qui vit près de toi depuis longtemps ; il t’accompagnera.

Le matin du départ, la comtesse de Villodin lui avait dit entre deux baisers :

— Parle-moi quelquefois de tes plaisirs et de tes peines, mon grand. Songe que je n’aurai plus que ta sœurette Marguerite près de moi… Ne m’oublie pas, Jacques !

Le jeune homme s’était écrié :

— Oh maman !…

Et dans ce mot qu’il ne prononçait jamais, disant ordinairement « ma mère » il avait mis un tel accent de tendresse que la pauvre femme en avait souri de bonheur.

Ils étaient donc partis de France pour s’instruire en voyageant. Ce fut l’aurore d’une vie nouvelle remplie d’imprévu et de liberté. Leurs aventures furent nombreuses car Jacques était souvent enclin à trop de largesses et Gilbert à trop de brusquerie. Pendant que Jacques filait le « dolce amor » au bras d’une Napolitaine, Gilbert se battait avec les autres soupirants de la belle qui l’accusaient d’avoir accaparé ses faveurs. Cette malencontreuse affaire faillit avoir des suites fatales et les deux voyageurs durent quitter précipitamment l’Italie.

Une aventure à peu près semblable arriva en Perse. Sur les prières de Jacques, une jolie Persane consentit à abaisser le voile qui cachait son visage, s’exposant ainsi à l’emprisonnement ou à la mort. Ayant cédé le premier jour, elle ne put refuser le lendemain devant de nouvelles instances et fut surprise par son seigneur. Il fut impossible de maîtriser le Persan qui ne voulait rien de moins que couper le séducteur en un certain nombre de morceaux. Jacques, lui aussi, voulait le duel. Gilbert, rendu furieux par la contagion des deux autres régla l’affaire en envoyant rouler le Persan à dix pas de sa porte, étourdi par un formidable coup de tête dans l’estomac. Depuis, Jacques pensa souvent avec tristesse à la jeune Persane qui l’avait aimé et qui devait avoir payé de sa liberté, de sa vie peut-être, l’infraction aux coutumes barbares de son pays.

Ils visitèrent l’Orient avec ses flèches et ses minarets dorés, la Palestine, terre des souvenirs divins, les Indes aux richesses innombrables du génie païen, le Japon, nature exotique et généreuse.

Après deux années de voyage, ils quittaient le Vieux-Continent à Yokohama et naviguaient vers le Dominion.

À l’époque où commence ce récit Jacques de Villodin et Gilbert Sansonnet excursionnaient dans les Laurentides. Ils venaient de s’installer à l’Hôtel des Chutes, dans le village de St-Jacques des Grandes Piles sur les bords du St-Maurice.