Marie-Anna la Canadienne/2

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Maison d’édition non mentionnée (p. 18-27).

II


— Nos chapeaux vont être jolis ! fit Jeannette déconfite. Je suis déjà toute trempée ! Ma robe neuve… Ho !

Un éclair aveuglant lui fit pousser un cri de frayeur. Le tonnerre gronda sur les rochers de la montagne. Un nouvel éclair illumina tout le ciel jetant sur la surface mouvante du fleuve une nappe éblouissante de diamants et d’étoiles.

— Cherchons un abri, dit Marie-Anna haletante. Je ne peux plus courir. Mieux vaut laisser passer le gros de l’orage et profiter d’une éclaircie pour rentrer à St-Jacques.

Elles aperçurent à quelque distance de la route, sous les érables de la forêt, une cabane de cantonnier couverte de chaume ; la porte arrachée par le vent gisait à terre.

Elles se précipitèrent à l’intérieur, les joues rouges, les yeux brillants, mais à peine entrées, elles reculèrent vivement jusqu’au seuil, prêtes à fuir. Tout au fond de la cabane, deux inconnus les regardaient en souriant. Ils étaient vêtus comme des voyageurs au long-cours : water-proof boutonné jusqu’au col, chapeau de feutre mou, bottes montantes et plaid sur le bras.

Le plus grand des deux inconnus s’avança vers Marie Anna et dit avec un accent purement français :

— Mesdemoiselles, pardonnez la surprise que nous vous causons si elle vous est désagréable. La pluie nous a fait prendre possession de ce domaine de paille, mais il est à vous maintenant que vous y êtes… Aurez-vous le courage de nous chasser ? demanda-t-il les lèvres pincées par un sourire d’imperceptible ironie.

L’étranger restait tête nue devant Marie-Anna et Jeannette, attendant une réponse qui tardait à venir. Les jeunes filles avaient été saisies par son grand air de noblesse simple, son geste souple, sa parole aisée. Leurs dernières craintes ne tinrent devant des apparences aussi favorables.

Marie-Anna répondit :

— Ma foi, messieurs, partageons-nous l’abri. De cette façon, nous nous offrons mutuellement l’hospitalité.

Quoiqu’ils parussent éprouver quelque désir de faire plus ample connaissance avec ces jolies filles que le ciel, pourrait-on dire, leur envoyait, les deux voyageurs s’étaient retirés discrètement au fond de la hutte et affectaient de suivre avec intérêt les figures lumineuses que la foudre découpait dans le ciel. Cependant, à la lueur fulgurante des éclairs, l’un des étrangers ramenait chaque fois ses regards vers le visage de Marie-Anna qui se profilait en silhouette obscure sur le fond de lumière ; à chaque éclat du tonnerre, les grands yeux noirs de la belle jeune fille se fermaient nerveusement sous l’empire de l’effroi. Le voyageur semblait désirer vivement une occasion d’être utile à la peureuse demoiselle.

Durant ce temps, Jeannette navrée contemplait sa robe neuve semblable à une loque, sa blouse légère moulant ses épaules et ses bras qui frissonnaient sous le froid contact.

— Pourvu que maman ne soit pas inquiète ! fit Marie-Anna. Si ce temps continue, elle va désespérer de nous !…

En entendant ces mots, le jeune voyageur qui s’intéressait tant au profil harmonieux de Marie-Anna s’approcha et dit avec un empressement sincère : — Mesdemoiselles, si vous voulez accepter nos services, nous serons heureux, mon ami et moi, de vous aider à sortir d’embarras. Vous le voyez, nous avons de longs imperméables ; nous pouvons vous les prêter et vous rentrerez immédiatement chez vous. Quant à nous, personne ne s’inquiétant à notre sujet, nous attendrons ici la fin de l’orage.

Jeannette Manceau allait accepter l’offre quand Marie-Anna dit avec vivacité :

— Merci, monsieur. Nous ne pouvons consentir à vous faire rester dans cette cabane à cause de nous…

L’autre voyageur qui n’avait pas encore parlé fit résonner au fond de la hutte une grosse voix de basse chantante, grave, presque sépulcrale :

— La galanterie est pour nous un devoir ! prononça-t-il sentencieusement.. Nous sommes Français, et la chevalerie est née en France.

— Nous sommes aussi Canadiens au premier degré de cousinage, reprit l’autre avec son éternel sourire, car nous venons de Normandie… mon ami, monsieur Gilbert Sansonnet et votre serviteur, Jacques de Villodin.

Surprises par cette présentation qu’elles n’attendaient pas et ne demandaient pas davantage, les jeunes filles se présentèrent à leur tour en voyant les deux Français s’incliner cérémonieusement ; mais elles parurent en éprouver quelque contrainte. La conversation s’éteignit dans une minute de malaise.

Une demi-heure passa qui sembla d’autant plus longue que l’orage ne s’apaisait pas. La foudre roulait de toutes parts sur les montagnes comme une avalanche de roches monstres. Autour de la misérable cabane où Marie-Anna, Jeannette et les deux étrangers s’étaient réfugiés, le vent mugissait entre les troncs et les branches comme en de capricieux corridors. Les jeunes filles se serraient l’une contre l’autre, unies par un même sentiment de religieuse terreur. À leur angoisse se mêlait un commencement d’impatience car les ténèbres devenaient épaisses et cette fois c’était bien la nuit qui les enveloppait dans la forêt.

Leurs compagnons de rencontre et d’infortune semblaient accepter la mésaventure de plus calme façon. Le plus grand, celui qui s’était présenté sous le nom aristocratique de Villodin, loin d’être effrayé par le vacarme du ciel et des montagnes goûtait un véritable plaisir à ce concert. Les jeunes filles l’entendirent déclarer qu’il aimait le spectacle des tempêtes parce qu’il faisait naître en lui un sentiment de reconnaissance et d’adoration envers le Créateur. L’intention du jeune Français plut à Marie-Anna ; elle devina qu’il parlait surtout pour la rassurer, mais elle s’inquiétait moins pour elle-même que pour sa mère qui devait se lamenter en sachant son enfant attardée dans les bois sous la colère du ciel.

— Ma pauvre Jeannette, à quelle heure allons-nous rentrer ! s’exclama-t-elle désolée.

Jacques de Villodin s’avança encore.

— J’ai une idée, fit-il.

Elles le virent dérouler le plaid, cette grande couverture de drap écossais qu’il portait jeté négligemment sur l’épaule.

— Si cela ne vous offense pas d’être vues en pareil équipage, reprit-il en souriant, que l’une de vous prenne place à mon bras sous ce grand plaid et l’autre sous la couverture de mon ami Gilbert. Nous sortirons d’affaire ainsi tous les quatre…

— Très jolie, cette idée ! fit Gilbert de sa grosse voix. Nous aurons l’air de deux copies de Paul et Virginie fuyant l’orage à l’abri d’une feuille géante. Très jolie, cette idée !

Il faut croire que ces sages demoiselles ne partageaient pas le goût de Gilbert pour les copies de Paul et Virginie et pour l’esprit ingénieux de son compagnon ; elles furent un moment sans répondre. Jacques de Villodin portait de l’une à l’autre des regards surpris attribuant l’échec de son offre à un reste de méfiance. La comparaison qu’avait évoquée Gilbert leur semblait peut-être un peu « osée » se trouvant ainsi en plein bois livrées par les circonstances à la courtoisie de deux jeunes étrangers qu’elles voyaient pour la première fois. Un incident nouveau leur évita un refus d’autant plus difficile qu’il n’eut été motivé par rien de plausible dans la situation de plus en plus critique où elles se trouvaient. On entendit un bruit de pas sur le chemin ; à la lueur d’un éclair un petit vieillard passa, abrité sous un immense parapluie de campagne. Sous son bras, il tenait deux autres parapluies de moindres dimensions.

— Sauvées, Marie-Anna, nous sommes sauvées ! s’écria Jeannette. L’oncle Labarte vient à nous avec des parapluies.

Elles l’appelèrent du seuil de la cabane.

— Enfants ! Quel temps impossible avez-vous choisi pour vous promener dans le bois ! grogna le vieillard avec une sollicitude empressée. La maman Carlier est depuis deux heures à sa fenêtre en train de regarder la route et de pleurer sur vous !… Certain que vous allez attraper un bon rhume qui va vous…

Il s’arrêta court en découvrant dans l’ombre, derrière Marie-Anna et Jeannette les deux Français qui le saluaient silencieusement.

Quelques minutes plus tard ils s’acheminaient tous vers le village. Seul sans abri sous les torrents d’eau qui tombaient du ciel, Jacques de Villodin secoua ses épaules ruisselantes, passa son mouchoir sur son visage et s’approcha de Marie-Anna. La pantomime était éloquente mais Marie-Anna très occupée à bavarder avec Jeannette, affectait de ne rien voir. Plusieurs fois, il renouvela ce muet appel à la belle jeune fille mais ce fut en vain. Cependant Marie-Anna suivait le manège du jeune étranger, elle l’avait vu pousser son ami Gilbert sous le parapluie de l’oncle, non par un sentiment louable de générosité mais pour n’avoir plus qu’une place à obtenir auprès de ces grands yeux noirs qui opéraient déjà leur charme magique et involontaire. Le flirt était si évident que Marie-Anna, sans pitié pour les flirteurs de tous pays n’hésita pas à laisser celui-ci sous la pluie, victime de sa propre stratégie galante. Elle trouvait le tour excellent et détournait la tête pour cacher un sourire de malice chaque fois que Villodin recommençait sa pantomime. Gilbert marchait au bras de l’oncle Labarte, en écoutant une grave conférence sur la récolte du sucre d’érable ; entièrement abrité sous l’immense parapluie du bonhomme, il observait l’air goguenard, la mine quêteuse de son compagnon, son flirtage malheureux et se retenait d’éclater de rire pour ne pas faire injure au vieillard qui lui parlait le plus sérieusement du monde.

L’orage s’était apaisé ; mais la pluie battait encore la route et les bois.

Jacques de Villodin, tête basse, monologuait intérieurement :

— Après tout, je ne suis pour elle qu’un inconnu ; se disait-il. Et puis elle n’est peut-être qu’une prude, une bigotte… Allons, c’est une glissade manquée !

Après vingt minutes d’une marche pénible dans la boue et les feuilles gluantes qui jonchaient le chemin, le groupe s’arrêta à l’entrée du village, devant la première habitation, une jolie maison bourgeoise précédée d’un perron garni de roses blanches et de plantes vertes.

Gilbert remercia chaleureusement l’oncle Labarte qui se secouait comme un caniche échappé d’une mare quoiqu’il ne fût pas plus mouillé que le foyer de sa pipe.

Après un sourire énigmatique au malheureux Villodin et un gracieux mouvement de tête en signe d’adieu, les jeunes filles disparurent en courant dans le vestibule.

— Je te croyais plus hardi, mon capitaine ! fit Gilbert en entraînant son ami vers le centre du village. Ma parole, tu deviens timide avec les femmes comme un vieux garçon de la cinquantaine !