Marie-Claire/39

La bibliothèque libre.
Eugène Fasquelle (p. 148-151).



À quelques jours de là, en rentrant des champs, un mouton qui longeait une haie fit un bond énorme. En m’approchant, je vis qu’il saignait au nez. Je pensai qu’il s’était piqué à une grosse épine, et, après l’avoir lavé, je n’y pensai plus. Le lendemain je fus terrifiée en le retrouvant avec la tête presque aussi grosse que le corps. Au cri que je poussai, Martine accourut, et le cri qu’elle poussa elle-même fit accourir tout le monde.

J’expliquai ce qui était arrivé la veille, et le fermier assura que le mouton avait dû être mordu par une vipère.

Il fallait lui faire des lavages, et le laisser à l’étable jusqu’à ce que l’enflure soit partie.

Je ne demandais pas mieux que de soigner la pauvre bête ; mais quand je fus seule avec elle, une épouvante me prit.

Cette tête énorme qui se balançait sur ce petit corps me causait une frayeur insensée. Les yeux démesurés, la bouche immense et les oreilles qui se tenaient droites et raides, composaient un monstre difficile à imaginer. Il restait constamment au milieu de l’étable, comme s’il eût craint de se cogner au mur. J’essayai de m’approcher de lui, en me disant que ce n’était qu’un mouton. Mais aussitôt qu’il se tournait de mon côté, je filais comme une flèche vers la porte. Je ressentais cependant une grande pitié pour lui. Par instants il me semblait que cette face qui se balançait de droite à gauche me faisait des reproches. Alors quelque chose chavirait dans ma tête, et je sentais venir la folie. Je compris que j’étais capable de le laisser mourir de faim.

Je racontai cela au vacher, qui voulut bien se charger de soigner le mouton tant que durerait l’enflure. Il se moquait de moi : il ne comprenait pas comment je pouvais avoir si grand’peur d’un mouton malade.

J’eus l’occasion de lui rendre un service à mon tour, et j’en fus bien contente.

En détachant le taureau un matin, il avait fait un faux pas, et était tombé devant lui. Le taureau l’avait flairé en reniflant et soufflant. C’était un jeune qu’on avait élevé à la ferme et qui commençait à faire la mauvaise tête.

Le vacher craignait de le voir devenir furieux, et il était persuadé que la bête se souviendrait de l’avoir vu à terre devant elle.

J’aurais bien voulu le rassurer, mais je ne savais pas ce qu’il fallait dire pour cela. Puis j’étais toute surprise de le trouver tout à coup si vieux : il avait jeté son chapeau à terre, et je remarquai pour la première fois que ses cheveux étaient tout gris.

Toute la journée, je pensai à lui, et le lendemain, pendant que les vaches sortaient une à une, je ne pus m’empêcher d’entrer dans l’étable.

Le vacher regardait fixement le taureau qui tirait impatiemment sur sa chaîne. Je m’approchai, et après avoir caressé la bête, je la détachai.

Le vacher laissa passer le taureau qui sortit comme un fou, et après m’avoir regardée tout surpris, il le suivit en boitant.

J’avais bien moins peur du taureau que du mouton enflé, et chaque jour j’entrais dans l’étable en prenant des précautions pour ne pas être vue.

Pourtant Eugène m’avait vue. Il me prit à part, et en plongeant ses petits yeux dans les miens, il dit :

— Pourquoi détaches-tu le taureau ?

Je craignais de faire gronder le vacher en disant la vérité ; et je cherchais quelque chose à dire, mais je ne trouvais rien. Je commençais à dire que je ne le détachais pas. Alors Eugène prit son air moqueur pour me dire :

— Est-ce que tu serais menteuse, par hasard ?

Aussitôt je lui racontai tout et, le samedi d’après, la bête était vendue.