Marie-Claire/6

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Eugène Fasquelle (p. 19-24).



Le lendemain, on entra en grand silence au réfectoire. Les bonnes nous ordonnèrent de rester debout ; plusieurs grandes se tenaient très droites avec un air fier ; Bonne Justine restait humble et triste au bout de la table, tandis que Bonne Néron, qui avait l’air d’un gendarme, faisait les cent pas au milieu du réfectoire.

Elle regardait souvent la pendule en haussant dédaigneusement les épaules.

Sœur Marie-Aimée entra en laissant la porte ouverte derrière elle ; elle me parut plus grande avec son tablier blanc et ses manches blanches. Elle marchait lentement en regardant tout le monde ; le chapelet qui pendait à son côté faisait entendre un petit bruit, et sa jupe se balançait un peu dans le bas. Elle monta les trois marches de son estrade, et nous fit asseoir d’un geste de la main.

L’après-midi, elle nous mena dans la campagne.

Il faisait très chaud. J’allai m’asseoir près d’elle, sur une hauteur ; elle lisait un livre en surveillant d’un coup d’œil les petites filles, qui jouaient dans un champ au-dessous de nous. Elle regarda longtemps le soleil couchant en disant à chaque instant :

— Que c’est beau ! que c’est beau !…

Le soir même, les verges disparurent du petit dortoir, et au réfectoire la salade fut retournée avec de longues spatules. À part cela, rien ne fut changé. Nous allions en classe de neuf heures à midi, et l’après-midi nous épluchions des noix pour un marchand d’huiles.

Les plus grandes les cassaient avec un marteau, et les plus petites les séparaient des coquilles. Il était bien défendu d’en manger, et surtout ce n’était pas facile : il s’en trouvait toujours une pour vous dénoncer, par jalousie de gourmandise.

C’était Bonne Esther qui nous regardait dans la bouche. Quelquefois, elle s’attardait à une incorrigible gourmande. Alors, elle lui faisait les gros yeux, puis elle lui disait en la renvoyant d’une taloche :

— J’ai l’œil sur toi.

Nous étions quelques-unes en qui elle avait grande confiance. Elle nous faisait pivoter en faisant semblant de nous regarder, et elle disait en riant :

— Ferme ton bec.

J’avais souvent envie d’en manger, mais les bons yeux de Bonne Esther passaient devant moi, et je rougissais à l’idée de tromper sa confiance.

À la longue, l’envie devint si forte, que je ne pensais plus qu’à cela : pendant des jours et des jours, je cherchai le moyen d’en manger sans me faire prendre. J’essayai d’en cacher dans mes manches, mais j’étais si maladroite que je les perdais aussitôt ; et puis, j’avais envie d’en manger beaucoup, beaucoup. Il me semblait que j’en aurais mangé un plein sac.

Un jour enfin, je trouvai l’occasion. Bonne Esther, qui nous menait coucher, glissa sur une coquille, et lâcha sa lanterne, qui s’éteignit. Comme je me trouvais à côté d’une bassine pleine, j’en pris une grosse poignée, que je fourrai dans ma poche.

Aussitôt que tout le monde fut couché, je sortis les noix de ma poche, et, la tête sous les draps, j’en pris ma pleine bouche ; mais aussitôt il me sembla que tout le dortoir entendait le bruit que faisaient mes mâchoires ; j’avais beau croquer doucement et lentement, le bruit cognait dans mes oreilles, comme des coups de maillet. Bonne Esther se leva : elle alluma la lampe, regarda sous les lits en se baissant.

Quand elle fut près de moi, je la regardai épouvantée. Elle dit tout bas :

— Tu ne dors donc pas ?

Puis elle continua ses recherches. Elle alla jusqu’au bout du dortoir, ouvrit et referma la porte, mais à peine était-elle recouchée et la lampe éteinte, que le loquet de la porte tapa comme si on l’ouvrait.

Bonne Esther ralluma encore la lampe et dit :

— Ça, c’est trop fort ; ce n’est pourtant pas la chatte qui ouvre la porte toute seule.

Il me semblait qu’elle avait peur : je l’entendais remuer dans son lit, et tout d’un coup elle se mit à crier :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Ismérie lui demanda ce qu’elle avait. Elle nous dit qu’une main ouvrait la porte à la chatte, et qu’elle venait de sentir un grand souffle sur son visage.

Dans la demi-clarté, on voyait la porte entr’ouverte. J’étais très effrayée. Je pensais que c’était le démon qui venait me chercher. Au bout d’un long moment, on n’entendait plus rien. Bonne Esther demanda si l’une de nous voulait bien se lever pour souffler la lampe, qui n’était cependant pas très loin de son lit. Personne ne répondit. Alors elle m’appela. Je me levai, pendant qu’elle disait :

— Toi qui es si sage, les revenants ne te feront rien.

Elle se tut en même temps que je soufflai la lampe, et tout de suite je vis des milliers de points brillants, pendant que je sentais un grand froid sur les joues. Je devinais sous les lits des dragons verts avec des gueules tout enflammées. Je sentais leurs griffes sur mes pieds, et des lumières sautaient de chaque côté de ma tête. J’éprouvais un grand besoin de m’asseoir, et en arrivant à mon lit, je croyais fermement qu’il me manquait les deux pieds. Quand j’osai m’en assurer, je les trouvai bien froids, et je finis par m’endormir en les tenant dans mes deux mains.

Au matin, Bonne Esther trouva la chatte sur un lit près de la porte.

Elle avait fait ses petits pendant la nuit.

On rapporta l’histoire à sœur Marie-Aimée. Elle répondit que c’était sûrement la chatte qui avait ouvert la porte, en se dressant vers le loquet. Mais la chose ne fut jamais bien éclaircie, et les petites en causèrent longtemps tout bas.