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Marie-Claire/64

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Eugène Fasquelle (p. 258-261).



Huit jours après, Bel-Œil entra dans les cuisines. Elle venait m’avertir de me tenir prête à partir le jour même. Elle tenait dans le creux de sa main deux pièces d’or, qu’elle mit l’une à côté de l’autre sur le coin du fourneau, et en les touchant du bout du doigt elle dit :

— Notre Mère Supérieure vous donne quarante francs.

Je ne voulais pas partir sans dire adieu à Colette et à Ismérie, que j’avais souvent aperçues de l’autre côté de la pelouse.

Mais Mélanie m’assura qu’elles n’avaient que du mépris pour moi.

Colette ne comprenait pas que je ne sois pas encore mariée, et Ismérie ne me pardonnait pas d’aimer sœur Marie-Aimée.

Mélanie m’accompagna jusqu’à la porte.

En passant devant le vieux banc, je vis qu’un des pieds avait cédé, et qu’il était tombé dans l’herbe par un bout.

À la porte, je trouvai une femme aux yeux durs. Elle me dit avec autorité :

— Je suis ta sœur.

Je ne la reconnus pas.

Douze ans avaient passé depuis notre séparation.

À peine dehors, elle m’arrêta par le bras, et d’une voix aussi dure que ses yeux, elle me demanda combien j’avais d’argent.

Je lui montrai les deux pièces d’or que je venais de recevoir.

— En ce cas, dit-elle, tu feras mieux de rester dans la ville, où tu trouveras plus facilement à te placer.

Tout en continuant d’avancer, elle m’apprit qu’elle était mariée à un cultivateur des environs, et qu’elle ne voulait pas se créer des ennuis pour moi.

Nous étions arrivées devant la gare.

Elle m’entraîna sur le quai, pour l’aider à porter quelques paquets ; elle me dit adieu, quand son train s’ébranla, et je restai là, à le regarder s’éloigner.

Presque aussitôt, un autre train s’arrêta. Les employés couraient sur le quai en criant :

— Les voyageurs pour Paris, traversez !

Dans l’instant même, je vis Paris avec ses hautes maisons toutes semblables à des palais, et dont les toits étaient si hauts qu’ils se perdaient dans les nuages.

Un jeune employé me heurta ; il s’arrêta devant moi en disant :

— Est-ce que vous allez à Paris, mademoiselle ?

J’hésitai à peine pour répondre :

— Oui, mais je n’ai pas mon billet.

Il tendit la main.

— Donnez, dit-il, je vais aller vous le chercher.

Je lui remis une de mes deux pièces, et il partit en courant.

Je mis pêle-mêle dans ma poche le billet et les quelques sous de monnaie qu’il me rapportait, et, conduite par lui, je traversai la voie, montai vivement dans le train.

Le jeune employé resta un moment devant la portière, puis il s’éloigna en se retournant. Il avait, comme Henri Deslois, des yeux pleins de douceur, et un air grave.

Le train siffla un premier coup, comme s’il me donnait un avertissement ; et quand il m’emporta, son deuxième coup se prolongea comme un grand cri.