Marie-Didace/02

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Beauchemin (p. 17-29).

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Assise près de la table, le coude nu sur le tapis de toile cirée, une femme buvait, nonchalamment, dans la tasse de Phonsine. Se croyant seule, elle déposa la tasse et, d’une cuiller d’étain, en racla le fond, à grands coups circulaires.

— Ma tasse ! pensa Phonsine, les yeux agrandis d’étonnement.

L’étrangère l’aperçut avec Amable, figés, dans l’encadrement de la porte. Elle cessa de boire.

— Je suis la femme au père Didace, leur dit-elle, à l’aise, en souriant. Vous me connaissez pas ? Ils m’appellent l’Acayenne, par mon sobriquet. Pendant un bout de temps, je m’appelais : la veuve Varieur. Mais mon vrai nom, c’est Blanche.

Elle continua, sans les regarder toutefois :

— Vous, vous êtes la bru ? Et vous, le garçon de la maison ?

Ni l’un ni l’autre ne firent mine d’entendre. Malgré eux, ils écoutaient la voix charnelle prolongeant le son comme la laine garde la chaleur. Sur le poêle, de l’eau bouillait, débordait. L’Acayenne se prépara à se lever. De même que si ceci eût exigé de pénibles manœuvres, elle commença par appuyer sur la table, dans leur pleine grandeur, ses mains courtes et fortes. Après, elle imprima à son corps une large inclination à droite, et ensuite à gauche. Et, d’un dernier effort, tranquillement, elle se dressa dans toute sa personne imposante de vigueur et de sérénité. Tout en tapotant, pour la défroisser, sa robe de cotonnade mauve à fleurettes plus pâles, elle alla, balancée par le même roulis, soulever le couvercle de la bouilloire, puis retourna à sa chaise. Sans raison elle se mit à rire, sa main où luisait l’anneau neuf repoussant sans cesse les frisons blondasses sur son front en sueur.

— On gèle pas dans la cambuse, dit-elle. J’ai allumé : une attisée ça tempère la maison. Pendant que le poêle prenait, j’en ai profité pour délayer des crêpes. Je vous dis, le père Didace en mangeait une ventrée. Il s’est régalé, mon vieux.

Penchée, tout en parlant, elle se grattait lentement la jambe, près de la cheville, à travers son bas noir. Par l’échancrure à sa gorge au delà du triangle de chair nue que le soleil avait rosie et tavelée de taches de sons, sa peau se révéla d’une blancheur fascinante.

Vert de rage, Amable sortit, sans fermer la porte derrière lui. Phonsine ne tenta pas de le retenir. Z’Yeux-ronds, jusque là piteux sous le poêle, rampa, longeant la cloison et se sauva au dehors. Maigre, la peau collée aux reins, le chien, disparu du Chenal du Moine en même temps que le Survenant, avait dû courir longtemps avant de retrouver son chemin.

Comme si les aîtres de la maison lui fussent familiers, l’Acayenne se dirigea à l’armoire. Déjà l’ordre en était changé : les assiettes empilées avec les soucoupes à un bout, à l’autre bout les tasses, laissant un bon espace au milieu. Rien ne traînait dans la cuisine.

Encore assommée par le choc, Phonsine ne ressentait aucun mal. Les bras inertes, elle s’effondra sur la première chaise près du buffet. Ses bras pendaient : deux rames abandonnées aux flancs d’une barque, à la dérive. Leur poids mort faillit l’entraîner à la renverse. Elle se réveilla. Alors, elle mesura l’étendue de son malheur : elle avait perdu sa place. Le père Didace était remarié avec l’Acayenne qui riait pour un rien, allait, venait, déjà reine et maîtresse dans la maison.

Si seulement elle consentait à se taire, pensa Phonsine. Mais de nouveau, l’Acayenne expliquait :

— J’ai débourbé de mon mieux. J’ai balayé le pont en attendant de l’écurer à fond.

Sous le blâme à peine voilé, Phonsine rougit. La veille au soir, elle avait négligé de ranger dans la cuisine. À quelle heure la belle-mère était-elle donc arrivée pour avoir fait tant de besogne ? Avant le jour, sûrement. Ils avaient dû s’épouser la veille, dans la soirée, à Sorel. Peut-être le père Didace avait-il craint quelque charivari…

L’Acayenne prit une tasse commune, l’emplit jusqu’au bord de thé brûlant et l’offrit à Phonsine :

— Je vas-ti vous l’adoucir de quelques grains de sucre ? demanda-t-elle. Puis, vous devez avoir faim ?

Faim ? Phonsine n’a pas plus faim que la rivière a soif. Elle avança la main sans comprendre pourquoi elle obéissait. C’était cela : elle obéissait comme lorsqu’elle avait six ans. Sa mère venait de mourir. Sa seule tante — une demi-sœur de sa mère — prise de pitié spontanée, l’avait hébergée. Mais les premiers jours de deuil passés et l’élan de générosité retombé, la tante n’entendait pas garder pour rien la petite pâlotte, la larme à l’œil, et gauche, toujours à terre, un bas déchiré, tandis que le père dépensait ses gages à boire. Elle le fit demander.

Joseph Ladouceur arriva, éméché, à Saint-Joseph de Sorel. De plus il portait une nouvelle perruque, frisée, ce qui parut à la tante du pire dévergondage et, du coup, abolit ses dernières hésitations. Vainement chercha-t-il à l’attendrir :

— Ma femme… ta pauvre sœur… Pense donc, six mois au lit… les remèdes… le docteur… puis la mortalité… trois jours sur les planches… un réveillon à toutes les nuits… Ma femme…

Il larmoyait, le visage enfoui dans un mouchoir blanc à larges rayures noires.

— Qu’elle est donc ben heureuse ! Qu’elle est donc ben débarrassée ! reprit la belle-sœur, la voix pleine d’amertume.

Indigné, le geste distant, il déclama :

— Les morts avec les morts !

— T’aurais pas pu laisser refouler la terre sur elle avant de faire ton veuf ?

Il l’interrompit, la main sur une large bande de crêpe à sa manche :

— Je porte un brassard, la semaine comme le dimanche.

— … et de te remettre à boire comme un cochon ? Ivrogne que t’es !

Il se prit la tête à deux mains :

— Moi, boire ? Moi ?

— Oui, toi. Essaye pas. Tu sens la tonne à plein nez. Puis…

La condamnation tomba, irrévocable, de la bouche de la femme :

— Puis, t’as été vu !

Désarmé, il éclata de rire :

— Aïe, écoute, fais pas la folle. Un homme a beau venir de la Pinière, il a ben le droit de noyer son chagrin. Il a ben le droit de se rincer le dalot avec de quoi de plus fort que l’eau de la petite rivière. Il a le droit ! Viens, que je te parle ! Tu vas garder la petite…

Il cligna de l’œil :

— Puis, je te récompenserai comme il faut !

— Ah ! ben non, par exemple ! Puis tu m’avais jamais dit qu’elle avait les reins faibles ?

Ils ne faisaient aucun cas de Phonsine : dérobée derrière une chaise, elle fondait d’humiliation et de chagrin.

Le lendemain soir, son père la conduisit à l’orphelinat. Une orpheline avec des orphelins. Dans sa petite tête malheureuse, la honte se confondit avec la misère. Elle était une orpheline.

À un bout du corridor sombre, une religieuse faisait la surveillance sous un lampion qui brûlait jour et nuit. Le lumignon n’éclairait qu’en partie le vêtement écarlate d’une statue de saint et des pieds lisses et blancs aux orteils dorés.

Devant la sœur, Joseph Ladouceur se donnait de l’importance. À voix haute, il recommanda à Phonsine :

— Il faudra obéir, tu m’entends ? en tout ce que les bonnes sœurs te demanderont de faire. Autrement, tu seras renvoyée…

Par un geste de tendresse refoulée, Phonsine courait à son père. Elle voulait, pour un baiser d’adieu, lui jeter ses bras autour du cou. Mais se méprenant sur son geste, il ne lui en avait pas laissé le temps, pressé de s’en aller, trop heureux de se libérer d’un fardeau.

Une grande de dix ans, le visage fermé, portant l’uniforme gris fer, les cheveux tirés en arrière par un peigne de corne rose que Phonsine avait vu tout de suite, l’avait emmenée prendre son rang aux gradins. Les marches étaient hautes et, dans l’air, stagnaient des odeurs de craie et de pommes fanées.

Trop timide, trop sensible pour se plaindre, Phonsine avait souffert en silence dans la crainte continuelle d’être renvoyée.

— Montez au dortoir !

Elle avait grelotté de froid, la nuit, quand un accident lui arrivait. Et grelotté de peur.

— Descendez au réfectoire !

Face au mur blanchi, elle avalait par obéissance un peu de sagamité, laissant les grains de blé d’Inde qui répugnaient à son estomac faible.

— Et maintenant, jouez ! Courez !

Phonsine courait, pliée en deux par une barre de colique. Elle jouait, quand elle se fût contentée de souffrir, tranquille.

La claquette se fermait pour le signal de l’agenouillement. Ses genoux la supportant à peine, l’enfant restait agenouillée jusqu’à la fin de l’office. Yeux fermés, mains jointes, elle offrait sa fatigue pour son père qui lui avait fait promettre d’obéir.

* * *

— Buvez votre thé avant qu’il refroidisse ! ordonna l’Acayenne.

Phonsine tressauta, une buée de larmes aux yeux. Dans la tasse le liquide trembla.

— Eh ! eh ! cria l’Acayenne, votre thé va chavirer !

Phonsine ravala ses larmes. En un éclair, les regards des deux femmes se croisèrent, celui de l’Acayenne, fuyant, glauque, insaisissable. « Des yeux tantôt bleus, tantôt verts, changeant comme l’eau de rivière », avait dit le Survenant. Phonsine pensa : « Une couleuvre parmi les grandes herbes. »

Du dehors, le père Didace, les mains en écran, regarda par la fenêtre. À la vue des deux femmes qui buvaient côte à côte, tout heureux il crut qu’elles s’entendaient déjà. De son index replié, il frappa dans la vitre pour appeler joyeusement sa femme.

Sitôt qu’elle fut seule, Phonsine courut à sa tasse. Elle, qui y faisait fondre le sucre à petits coups appliqués doucement, sans jamais en heurter les bords, craignait que l’Acayenne ne l’eût fêlée. Pour mieux l’examiner, elle alla près de la fenêtre la mirer à la lumière du jour.

Avec les années la porcelaine se dorait de tons chauds où dansaient des lueurs nacrées. De faibles courants verts ornaient à peine l’intérieur de la tasse, fine du bas, par contraste au tour supérieur largement évasé, tandis que l’extérieur était fourni de touffes de marguerites jaunes. Phonsine se complaisait à y reconnaître des formes de visages familiers.

Après s’être assurée, du bout des doigts, de la tiédeur de l’eau, elle plongea la tasse dans le baquet. Puis elle choisit, pour l’essuyer, un linge doux, plutôt qu’un torchon de toile du pays. Avant de la ranger à part, sur une tablette élevée, elle enfila à plaisir son pouce dans l’anse qui s’attachait au doigt.

Soudainement, elle pensa à Amable. Où s’était-il enfui ? Elle partit à sa recherche. Entre le fournil et la maison des Desmarais, elle l’aperçut assis sur la pierre du perron, avec Angélina, le visage en larmes. L’infirme, qui ne se consolait pas du départ du Survenant, caressait la tête maigre de Z’Yeux-ronds. Silencieux, l’homme et la femme regardaient au loin. Phonsine les rejoignit.

* * *

À la nuit tombante, le jeune couple retourna à la maison. Amable refusa de prendre place à table. Il referma sur lui la porte de la chambre à coucher où Phonsine le retrouva, effondré sur le lit. Elle alla dans la cuisine lui chercher une tasse de thé chaud. Assis côte à côte, le père Didace et l’Acayenne causaient à voix basse. À l’approche de la bru, ils éloignèrent leurs chaises et se turent. Mais le vieux continua à couver des yeux sa femme qui lui souriait.

« À leur âge ! », pensa Phonsine, le visage rouge d’indignation, comme si la tendresse fût le pain de la jeunesse seulement.

Après qu’Amable eut bu son thé, elle éteignit la lampe et s’étendit à ses côtés, entre les draps de laine, un bras passé autour de son cou. Des frissons parcoururent les épaules d’Amable. La main de la jeune femme s’immobilisa.

— Tu pleures ? lui demanda-t-elle.

De grosses larmes chaudes roulèrent sur sa main.

— Tu pleures !

À la fois sensible à la peine d’Amable, et gênée devant sa lâcheté étalée nue, comme un grand corps sans honte, elle le tint près d’elle tant qu’il ne s’endormit pas, caressant ses tempes, caressant ses cheveux, caressant ses paupières.

Lorsqu’il fut redevenu paisible, un à un, les doigts de la jeune femme relâchèrent leur étreinte. Et, petit à petit, à travers sa pitié pour lui, perça un sourd regret, croisé de rancœur et de secrète amertume.

À l’heure de surveiller le bien, quand il en était encore temps, Amable se berçait à la chaleur du poêle. Et maintenant il se couchait et versait des larmes. Un homme ! Oppressée, elle veillait, à se tourmenter, tandis que lui reposait, le souffle égal. De toute la journée, pas une fois il ne s’était apitoyé sur elle, condamnée, bien plus que lui, à vivre auprès d’une femme haïe. Et elle portait son enfant, son premier enfant !

Quelque chose d’inassouvi agonisa en elle. Des images troubles hantèrent son insomnie. Elle se souvenait d’avoir entendu des voix de femmes amoureuses dire « le mien » à un mari misérable, mais tendre. Elle voyait le reflet de bonheur sur le beau visage serein de Marie-Amanda, quand elle parlait de son Ludger Aubuchon, malgré une vie austère et pénible, à l’Île de Grâce. Puis, Angélina, la boiteuse, transfigurée, le midi de Pâques, sur le perron de l’église, tandis que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne de Sorel, sonnait à toute volée, parce que le Survenant, après une trahison, lui rapportait une bonbonnière de rien. Elle-même revit sur ses genoux la botte de foin d’odeur que le Survenant avait coupée à son intention et elle pensa à la joie spontanée qu’elle en avait ressentie.

Consciencieusement, avec remords, elle pourchassa les images loin de son esprit. « Amable est du bon monde, il y a pas à redire. Il boit pas. Il a pas de vice. » Dans l’ombre elle crut entendre ricaner le Survenant : « Pas un vice, mais tous les défauts. »

Comme elle allait retirer son bras engourdi, Amable s’y agrippa. « Il est si faible, pensa-t-elle, et sans défense aucune. » Désormais il lui faudrait être courageuse pour deux. Elle aurait deux enfants, celui qui reposait en son sein et celui qui dormait dans ses bras.

Puisque tel était son lot, les joies impossibles, elle y renoncerait, comme aux retailles de velours et de soie qui n’étaient point pour ses mains gercées, mais qu’elle ne pouvait s’empêcher, à certaines heures, de tirer de leur cachette et de faire chatoyer au grand jour.

— Seulement, le petit qui va naître, lui, sera le mien !

Avant même le lever du soleil, elle harcèlerait Amable pour qu’il allât chez le notaire, leur faire rendre justice. À peine d’atteler elle-même et de lui mettre les guides dans les mains, Amable irait… Elle ne permettrait pas à une étrangère de les dépouiller de leur bien.

— Qu’elle prenne son rang, comme j’ai pris le mien en entrant dans la famille. Et qu’elle n’ait pas le malheur !

Près du seuil, une raie de lumière trembla. Dans la cuisine, la pompe geignit. Un craquement de pas jusqu’à la chambre voisine, puis l’obscurité. Les vieux se couchaient. Brusquement, Phonsine dégagea son bras de l’étreinte d’Amable. Les yeux secs, les lèvres serrées, elle resta éveillée, dans la nuit, un poids de haine au cœur.