Marie-Didace/03

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Beauchemin (p. 31-39).

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Au premier repas en commun qu’elle redoutait, Phonsine, autant pour dominer sa crainte que pour stimuler Amable, prétendit ressentir de l’appétit. Debout près de l’évier, elle emplit d’eau le gobelet d’étain et, après une première gorgée, elle dit :

— J’aurais le courage de boire la pompe.

Puis à table, elle renchérit :

— Je pense presquement que je vas dévorer la table toute ronde.

Tant d’exubérance étonna Didace. Gaiement, il dit à Phonsine :

— Prends ben garde de t’enfaler, la petite !

L’Acayenne prit place à côté de son mari. Au lieu de se servir, comme les autres, elle tendit son assiette en se faisant prier.

— Juste une lichette de maigre, près de l’os.

Du bout de sa fourchette, elle indiqua la plus tendre partie du rôti de porc, sans gras et sans ail, que Phonsine se réservait toujours.

Didace leva le filet et le donna à sa femme :

— Manquerait plus que ça que tu te laisserais mourir de faim !

Il lui servit encore trois pommes de terre brunes puis de la sauce, à pleine louche, et, se ravisant, ajouta une quatrième pomme de terre.

— Tiens, vieille, mange à ta faim.

L’Acayenne baissa les yeux, en entamant la viande.

— C’est pas de ce que j’ai faim, comme j’ai l’estomac faible.

Après la première bouchée, elle s’arrêta de manger. Sans un mot, du regard, l’Acayenne explora la table. Puis, elle fit mine de se lever. Didace comprit ; il ordonna, le ton bref :

— Phonsine, le thé ! Ça te prend ben du temps à te grouiller. As-tu l’onglée ?

Aussitôt la jeune femme fut debout.

— Rien qu’une goutte pour moi, dit l’Acayenne, tandis que Phonsine versait le thé à la rasade, dans les tasses, sauf dans la sienne qu’elle emplit aux trois quarts seulement.

En retournant à sa place, Phonsine s’arrêta, stupéfaite : de nouveau l’Acayenne buvait dans sa tasse.

— Mais c’est ma tasse ! protesta-t-elle, prête à pleurer.

Dans l’espoir qu’ils prendraient sa défense, elle regarda les deux hommes, l’un après l’autre. Amable, l’idée ailleurs, mangeait mollement, la tête basse. Didace, comme sourd et étranger à la chose, trempait une bouchée de pain dans le sirop d’érable.

Un doute traversa l’esprit de Phonsine : son beau-père était-il l’homme juste qu’elle l’avait toujours cru ? Un vrai chef de famille ? Pourtant, un jour qu’elle s’était assise dans le fauteuil du Survenant, il l’avait fait lever en disant : « Personne boit dans ta tasse… » Le Survenant ! C’en est un qui lui aurait fait rendre sa tasse !

L’Acayenne souriait, les yeux bas. Ainsi donc, pour une femme qui rit, un homme renierait père et mère, et famille ? Il se laisserait conduire par elle, comme un veau par une laisse ?

D’un coup sec, repoussant son assiette à peine dégarnie, Phonsine se mit à rire. Elle voulait trop rire. Le rire tomba par orage, faux, sans gaieté et si singulier qu’il fit dresser la tête aux trois autres, à table.

— Arrête, cria le père Didace. Et recommence jamais !

Une nausée obligea Phonsine à courir au dehors. Amable l’y suivit.

— Quoi c’est qu’elle a, la bru ? demanda l’Acayenne. Elle a-ti des raz de marée ?

Didace haussa les épaules. Il ne comprenait pas toujours le langage de sa femme.

— Ah ! Elle a dû avoir les yeux plus grands que la panse.

* * *

Une lutte sourde pour la maîtrise de tout, dans la maison, s’établit entre les deux femmes. Outre l’accaparement de la tasse, à chaque repas, par la première sur les lieux, elles tissaient leurs journées, comme à plaisir, de rivalités autour de bagatelles. Si l’une plaçait la queue du poêlon à gauche, l’autre s’arrangeait de façon à la tourner à droite. Tout en était ainsi. L’Acayenne, plus expérimentée, s’en faisait un jeu, mais Phonsine, naturellement sans détour, recourait à des ruses déprimantes et elle usait ses forces à accomplir avant l’autre les tâches que celle-ci préférait. Toujours côte à côte, mais jamais cœur à cœur, elles ne s’entraidaient en rien.

Le dimanche suivant, Phonsine se leva tôt, afin d’être prête la première à nouer la cravate de son beau-père. Même Didace s’en étonna :

— T’es ben matin, à matin, la petite ?

Mais l’Acayenne, toujours matinale, l’avait devancée.

* * *

Comme Didace Beauchemin, Blanche Varieur aimait faire face au vent, comme lui elle était avide d’air et, comme lui, forte et travaillante. Elle réclama, ainsi qu’une faveur, d’aller traire les vaches sur la commune.

Autrefois, Mathilde s’en chargeait. À sa mort, Amable l’avait remplacée et, après lui, le Survenant. Depuis, Amable avait recommencé à s’en occuper. Non seulement Phonsine, d’ordinaire frileuse, n’aimait point traverser le chenal à l’automne, jusqu’au pâturage de la commune, ni patauger dans la glaise de la berge, mais elle n’avait pas bonne main pour la traite. Les vaches, sensibles à sa maladresse, se montraient rétives avec elle. De plus, depuis sa grossesse, l’odeur du lait chaud lui répugnait. Mais l’après-midi même que l’Acayenne parla de prendre la corvée, Phonsine trouva naturel de l’accompagner.

— Pourquoi faire ? lui demanda Amable. Laisse donc l’Autre y aller seule, puisqu’elle y tient tant que ça.

Quand ils étaient entre eux, ils ne nommaient jamais l’Acayenne autrement que : l’Autre.

— À peine de mourir là, j’y vas, s’entêta Alphonsine.

Au bout de deux pas, elle se retourna :

— Oublie pas de parler à ton père, tel que tu me l’as promis. Demandes-y carrément les arrangements qu’il a pris, puisque le notaire veut pas ouvrir la bouche. Tâche donc d’obtenir qu’il se donne à nous autres, par donaison. Pas par testament, t’entends ?

L’Acayenne enfonçait déjà les rames dans les tolets. Phonsine prit place à la pince de la chaloupe. Sur la commune, des flaques d’eau calme, çà et là dans les baissières, luisaient comme des pièces d’or. À tout moment, les vaches, alourdies de lait, meuglaient de malaise. Dociles, elles suivirent les femmes dans l’enclos. Aussitôt l’Acayenne se mit à l’œuvre, d’une main sûre. Pour soulager ses reins faibles, Phonsine ne s’assit qu’à demi sur le banc trop bas ; pliée en deux, elle appuya son front au flanc roux de la vache. D’abord, les jets de lait cinglèrent le fond du seau métallique. Ensuite, ils firent un bruit doux, comme une pluie d’ondée. Phonsine ne voyait qu’un rond blanc. Elle tourna un peu la tête. À côté, un veau l’œil béat, les pattes écartées et la queue en mouvement, buvait à la mère. Une bouffée de vent charria des vapeurs de lait chaud, de purin et d’eau limoneuse. Tout tangua autour de Phonsine. Pour ne pas chavirer, elle colla davantage sa tête contre le ventre de la vache. La bête, impatientée, fit un écart subit et, d’un coup de sabot, renversa le seau. Au lieu de secourir Phonsine, l’Acayenne éclata de rire.

De l’autre rive, Didace vit le dégât, mais il entendit le rire de sa femme et il eut le cœur joyeux, Caché derrière le gros orme qu’il étreignait à deux mains, il attendit que la chaloupe eût retraversé le chenal pour se repaître de la vue de l’Acayenne. L’eau clapota. La chaîne d’amarre racla le quai et l’Acayenne débarqua, secouant sa jupe d’indienne fleurie que gonflaient ses larges hanches. Un seau de lait à chaque main, la tête renversée et le sourire aux lèvres, elle marchait posément, de son pas cadencé.

— Elle manœuvre ben, se dit le père Didace.

Derrière elle, au delà des îles du nord, le soleil descendait en éventail de pourpre. Ébloui, le vieux ferma les yeux. Il était exaucé dans sa chair, exaucé dans son cœur. Son bonheur lui fit peur. Ah ! si jamais l’Acayenne lui donnait un fils ! L’enfant ne pourrait être que beau et fort. Un vrai Beauchemin !

Tout près le paillis craqua. Mais, dans son extase, Didace n’en eut pas connaissance. Soudain Amable se dressa devant lui, bafouillant : « Les arrangements !… Les arrangements… »

— Quoi, les arrangements ?

— Ceux… que vous avez pris devant notaire,… pour l’Autre ?

— Pars pas en peur. On est assez vieux pour se parler. D’abord il y a qu’un maître à la maison. Et c’est pas toi, si tu veux le savoir.

— Mais j’aurai mon tour ! Oubliez pas une chose : vous êtes obligé à moi, quant à la part de ma mère.

— Pas une sacrable de miette. T’as renoncé sur papier.

— À condition que vous me passiez la terre.

— Je ferai un testament en ta faveur.

— Non, un testament ça se casse. Une donaison. Je veux une donaison.

Se donner ! quand il se sentait dans toute la force de l’âge ! quand il se voyait même à la tête d’une seconde famille ! Était-ce Phonsine qui allait tout chambarder dans le règne des Beauchemin ?

Il s’éloigna de l’orme pour se rapprocher d’Amable.

— C’est Phonsine qui t’envoye ? C’est elle qui veut une donaison ? Il cracha. Et pas même capable de tirer une vache ! Elle devrait avoir honte !

— Honte ! S’il y en a un à avoir honte, c’est vous : à votre âge, vous cacher derrière les arbres pour reluquer les créatures.

— Ah ! mon bout de… !

Ébranlé par la querelle, Didace s’arrêta, chancelant. Amable s’acharnait à le questionner :

— Vous l’avez avantagée de combien ?

La colère de Didace se relâcha. Il était le maître, Sa voix se raffermit :

— J’ai jamais demandé quartier à personne, commença-t-il.

Il tourna la tête vers la commune. Le soleil maintenant tachetait de sang les pièces d’or des baissières.

— J’ai assuré sa vie sur la terre, tant qu’elle portera mon nom, le nom des Beauchemin. C’est rien que juste et raisonnable.

Un défi dans le regard, il ajouta :

— Je voudrais ben voir le premier maudit qui essayerait de me soutenir le contraire.