Marie-Didace/05

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Beauchemin (p. 51-55).

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Les femmes du Chenal, quoique méfiantes envers l’Acayenne, ne se montrèrent pas trop distantes avec elle, par égard pour le père Didace. Mais aucun de ses gestes ne leur échappait. Elles pesaient toutes ses paroles. Une femme dont le passé leur demeurait muré, sauf qu’elle avait fait du cabotage dans les chalands, une femme grasse et belle, à son âge, ne pouvait qu’avoir eu une vie facile. Trop facile. Elles, qui s’étaient toujours esquintées sur l’ouvrage, lui en voulaient d’autant plus. Puis leurs maris, sûrs de réussir à les faire endêver, ne se privaient guère de l’admirer devant elles.

Pierre-Côme Provençal, tout le premier, avait dit :

— Ah ! la belle pièce de femme !

— Batêche, oui ! carrée comme une maison de pierre, avait renchéri Jacob Salvail.

— Moi, je vous le dis franchement, avoir une femme de même dans ma ouache, je mettrais pas le nez dehors de l’hiver, pas même pour aller m’qu’ri une chaudiérée d’eau.

— C’est pas à demander si le père Didace ira pas coucher aux noirs souvent c’t’automne.

Et comme David Desmarais entrait :

— Jusqu’à Dâvi qui louchait en la regardant hier…

David posa sa casquette noire sur le plancher à côté de sa chaise, et, de sa voix tranquille :

— Pas de danger ! J’envisage jamais une créature.

— On te pensait pas si foin que ça !

Les rires fusaient, mais les femmes pinçaient les lèvres en une ligne dure. À la vérité les hommes trouvaient reposante cette femme au front lisse qui les laissait fumer en paix, quand ils en avaient le goût, ou causer paisiblement sans jamais les interrompre ni leur poser de questions.

Un soir qu’ils veillaient tous chez les Beauchemin, Pierre-Côme dit, sans préambule :

— Eh ! oui ! le grand Paul, du Nord-ouest, qui est en promenade dans sa parenté.

— Tu veux pas dire Tit-Pierre à Grand’Paul, des Îles ? l’interrompit Laure Provençal.

Pierre-Côme s’emporta :

— Non, mais c’est-ti assez épouvantable d’avoir une femme belette de même ? Laisse-moi donc finir.

Il tira une touche puis reprit, de sa voix naturelle :

— Il dit qu’il a par là deux cent cinquante acres de belle terre, toute labourée, parée à recevoir le grain au printemps.

— Ouais ! c’est de la terre ! admit Didace. Seulement, on l’a pas vue !

— Aïe ! deux cent cinquante acres, on rit pas ! loin comme d’icitte… à l’autre bout du monde.

— Puis, c’est pas tout : ils vont commencer à bâtir un brise-lame, dret en face de Sorel.

— Qui ça ?

— Les gars du gouvernement !

— Un brise-lame d’élection, trancha Didace. Dès qu’ils commencent à creuser et à planter quelques fondations, c’est immanquable : les élections s’en viennent.

La discussion s’anima.

— Et vous, l’Acayenne ? Quoi c’est que vous en dites ? lui demanda Jacob Salvail, pour le plaisir de la faire parler.

Elle n’entendit pas. Au bout de sa rêverie, un chaland se berçait. Et, sur le pont, allaient des mariniers efflanqués, d’autres courtauds, toujours affamés, qui passaient, sans y penser, de la prière au juron, à l’heure du danger.

« À quoi c’est qu’elle jongle tout le temps ? » se demanda le père Didace, inquiet. Elle est jamais avec nous autres. On dirait une île éloignée de la terre ferme. Chaque fois qu’elle vient nous retrouver, c’est comme si elle faisait un effort, comme si elle devait traverser de l’eau, ben de l’eau. Ça doit donc être ennuyant ! »

Il la plaignit.

— Eh ! vieille, ils te parlent, lui dit-il doucement.

L’Acayenne battit des cils :

— Hein ! quoi ?

Elle se redressa, de ce port de tête fier que donne à certaines femmes l’opulence de la chair.

— Ils te demandent ce que t’en dis.

— Ah ! moi ? Rien.

Ce fut tout.

— J’en connais une qui a pas dû se coucher tard dans sa vie, dit le commerçant de Sainte-Anne en clignant de l’œil vers le groupe des hommes.

— Pourquoi ? questionna une des femmes.

— Parce que… elle me fait pas l’effet d’une personne éreintée.

Flattée de l’hommage naïf, l’Acayenne éclata de rire. Phonsine n’y vit rien de drôle. Loin de là, elle trouva sa belle-mère effrontée de rire ainsi des propos du commerçant. Et risible aussi. Semblable à une poule qui glousse.

Ses épaules grasses encore agitées de rire, l’Acayenne se dirigea vers la chambre. De son long service dans les chalands où les portes étroites exposent aux heurts fréquents, elle avait gardé l’habitude de ne jamais franchir de front une porte, mais de biais, présentant d’abord à l’ouverture son épaule, puis sa hanche qu’elle avait puissantes et bien fournies.

Cette façon de passer une porte offensait Phonsine, si mince qu’elle pouvait faire son chemin entre deux brins de foin.

« Si la première femme du père Didace la voyait faire, en robe d’indienne claire, pensa Phonsine, avec un regret sincère. Pauvre mère Mathilde, si effacée, toujours en mantelet noir, qui avait le don de disparaître derrière les portes, quand il venait du monde le moindrement gênant. »

* * *

Sur la route du retour, Laure Provençal dit à la mère Salvail :

— La langue doit pourtant y démanger de parler, par escousses. Devant les hommes, comme de raison, elle a pas trop de faire sa belle…

— Les hommes ? Eux autres, du moment qu’une créature a un gros estomac, ils prennent même pas la peine d’y regarder le visage avant de jurer qu’elle est belle comme une image.

— Je viendrai ben à bout de la faire parler. J’ai dans l’idée qu’elle en sait long sur le beau Survenant. Elle a ben dû pacager avec…