Marie-Didace/04

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Beauchemin (p. 41-49).

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Marie-Amanda arriva pour une première visite. Sans lui laisser le temps de s’asseoir, Phonsine profita de l’absence de l’Acayenne pour lui dire, dans le secret espoir de la rallier à sa cause :

— Ta pauvre mère qui était si bonne ! Et déjà remplacée !

Refoulant sa peine, afin de tempérer les choses dans l’esprit de sa belle-sœur, Marie-Amanda répondit :

— Oui, mais, pauvre mère, elle est morte…

— Qui aurait cru ça de ton père, sur ses vieux jours !

— Un homme est pas fait pour vivre seul, Phonsine. Tu le sais.

— David Desmarais, lui, est ben resté veuf ?

— Tu vas chercher les extrêmes : il est à moitié mort. Et oublie pas une chose : il a une Angélina pour tout gérer sur la terre.

— Veux-tu dire que je négligeais ?

— Je dis pas que tu négligeais et je dis pas que tu négligeais pas. Mais si mon père se trouve heureux remarié, à la bonne heure !

— Comme ça, reprit Phonsine, mécontente, que tu viennes à mourir, ton Ludger… ?

Marie-Amanda ne la laissa pas achever :

— Pourvu qu’il épouse une personne raisonnable, aimante envers les enfants, à la bonne heure !

Toutefois, la proie d’une panique, elle s’arrêta pour prier intérieurement : « Mais pas trop jolie, mon Dieu, ni trop jeune, s’il y a moyen. » Elle se promit de mieux prendre soin d’elle à l’avenir.

— Le jour que ton père se réveillera, dit Phonsine, je le plains. Je le plains de tout mon cœur.

Marie-Amanda alla à l’armoire. Partout dans la maison régnait un ordre qu’elle ne put s’empêcher d’admirer.

Faisant allusion à l’Acayenne, elle dit :

— Il me semble qu’une femme capable comme elle dans une maison, pour toi qui es déjà pas trop forte, c’est de l’aide ?

Chacune des paroles de Marie-Amanda prenait la valeur d’un arrêt. Lentes à tomber, mais pesantes de sens, de sagesse, de substance, elles collaient à l’esprit. De la terre forte ! À côté d’Amable toujours à court d’arguments, qui bégayait, bredouillait, n’achevait pas ses phrases, surtout lorsqu’il avait raison.

Phonsine la regarda refermer la porte de l’armoire. Marie-Amanda apportait à tous ses gestes une ampleur, une importance qui donnaient au moindre d’entre eux quelque chose de définitif. Même les objets semblaient lui obéir. Jamais elle ne renversait rien. Phonsine, gauche de sa nature, toujours hésitante, dont la main incertaine et nerveuse, maladroite laissait tomber le pain presque à chaque repas et qui, le plus souvent, posait une chaise seulement sur trois pattes, pensa : « Elle ferme une porte comme si c’était une tombe. Sans même s’en apercevoir. Être grasse et forte comme elle, je me tâterais ben de joie, devant le monde, à cœur de jour ! » Elle mesura l’injustice de la loi des corps : la fille aînée, inconsciente de sa force, héritière de la vigueur des Beauchemin. Amable, chair molle, sans muscle, toujours prêt à se dérober à l’effort. Ce que l’Acayenne ne ferait de lui, si Phonsine n’ouvrait pas l’œil, et le bon !

La voix morte, elle répondit à Marie-Amanda :

— Une femme comme elle dans une maison, pour moi c’est surtout ben de la crainte.

Marie-Amanda se révolta :

— Vas-tu passer toute ta vie le cœur serré, dans l’angoisse de même ? Rien qu’à te regarder, il se forme une brume dans la maison. Tu vas devenir invivable.

Phonsine s’approcha de la fenêtre. Au dehors, le poulain prenait plaisir à effrayer les poules.

— La belle petite bête ! s’exclama Marie-Amanda.

La vision de la terre, grasse et brune sous les frais labours, riche de promesses, ne fit qu’accroître la rancune de Phonsine.

Le limon de son passé qu’elle croyait déposé à jamais et que l’arrivée de l’Acayenne avait déjà fait lever, tout le limon remonta d’un seul jet. À travers l’eau brouillée, des souvenirs bouillonnaient ; souvenirs de son enfance d’orpheline élevée à la charité publique ; souvenirs de son adolescence humiliée au milieu d’adolescences choyées ; souvenirs de sa jeunesse en service.

Des bulles grises crevaient…

Ses premiers gages, quelques dollars gagnés péniblement à quinze ans, symbole de sa libération, qu’elle avait montrés en triomphe à son père, mais que celui-ci, esclave de la passion qui devait le tuer peu après, avait gardés pour lui. Son départ pour Montréal, lestée d’illusions sur la ville, toutes ses possessions dans une petite valise grise à courroies de cuir, objet de son orgueil et de nature, croyait-elle, à créer une bonne impression, mais qui ne provoquait qu’une grimace de dédain chez sa nouvelle bourgeoise. Puis le sourire de maîtres hautains que la gaucherie et le parler fruste de Phonsine amusaient en société, mais qui, derrière les portes closes, lui faisaient des offres honteuses. Un soir, pour divertir leurs invités, ils s’étaient moqués d’elle. Phonsine en avait pleuré de rage. Plus tard elle avait pu rire d’eux en pleine face. C’était trop drôle de voir la parade d’argenterie, de verrerie, de boissons fines devant leurs semblables en grand déploiement de carrosses à deux chevaux, de fourrures, de bijoux. Tout cela pour parler d’elle, leur servante. Ils n’avaient donc rien à se dire ? Mais le soir même, elle avait pleuré toutes ses larmes.

D’autres bulles gonflaient, aussi grises…

Ses promenades solitaires, sur les quais, au départ du Gros pour Sorel, ou à la gare Bonaventure, à l’arrivée du train, cachée par les piliers, dans l’unique espoir d’apercevoir de loin une figure connue…

L’eau redevenait limpide…

Une avant-veille de Noël, en chômage, elle avait vu clair en elle-même. Le salut lui était apparu dans l’image d’Amable-Didace, le grand garçon, honnête, paisible et doux, qui saurait prendre soin d’elle, puisqu’il l’avait demandée en mariage. Les pieds lui brûlaient de partir pour le Chenal du Moine, de voir tomber la neige sur les longs champs infaillibles, éternels, d’entendre les grelots des traîneaux, de s’asseoir à la table accueillante, dans la maison carrée, sans embûche où, un jour, après le règne de la mère Mathilde, à son tour elle serait reine et maîtresse. Là était le salut, la sécurité pour toujours !

Phonsine porta la main à son front.

— As-tu mal à la tête ? lui demanda Marie-Amanda.

— On dirait que la tête me touche toujours au plafond.

Toute à son idée, elle reprit :

— Quand on pense que ton père lui a assuré sa vie sur la terre, tant qu’elle portera le nom des Beauchemin.

— T’es toute seule avec Amable à trouver à redire là-dessus.

Phonsine se renfrogna :

— J’aime encore mieux avoir raison toute seule que d’être dans le tort avec tout le monde.

Marie-Amanda ne pouvait pas comprendre. Elle n’avait jamais tremblé pour son pain, jamais tremblé pour son gîte avec, pour tout partage, la rue. Pas même la route. La route !

— Demande-moi ce que le beau Survenant avait besoin de s’arrêter icitte, il y a un an, presquement jour pour jour. On était si ben entre Beauchemin, à la tranquillité, nous trois : ton père, Amable, puis moi.

— Ah ! Phonsine, s’il fallait commencer à chercher la raison de chaque chose, on finirait jamais. Pourquoi qu’une feuille verte tombe de l’arbre tandis qu’une autre à côté continue à grandir ?

— Il aurait si ben pu passer tout droit, ou encore aller nicher à la place voisine, et on aurait vécu en paix. Il nous aurait épargné tant de déboires : d’abord, ton père serait pas remarié avec l’Acayenne… ensuite, c’te pauvre Angélina verserait pas toutes les larmes de son corps pour s’être tant affolée de lui… puis Joinville Provençal boirait pas… Et nous autres…

— Arrête ! T’en parles comme de l’antéchrist. Pourtant mon père a toujours prétendu que le Survenant avait de grandes qualités.

Phonsine rougit :

— Parce qu’il était presquement pris comme une île et qu’il savait se servir de ses mains ? Un chef-d’œuvreux ! comme l’appelle Pierre-Côme. En v’là des qualités ! Pour un passant pas même capable de dire son nom… un fend-le-vent s’il y en avait un qui se faisait une gloire de courir les routes. Il avait une coche à l’épaule, à force de charroyer son paqueton. Puis le mois passé, il a-ti fait ses preuves, hein, en partant comme un sauvage ? Pas seulement un petit signe de la main.

— Oublie pas que Z’Yeux-ronds l’a suivi : il est pas un chien à s’attacher à n’importe qui.

— Et le Survenant a pas même eu le cœur de le garder.

— Tu le sais pas ! Ils ont pu se perdre en chemin… Tu nieras toujours pas que le Survenant était prévenant comme on en voit rarement ? Et pas haïssable, il s’en faut. Pas ravagnard, non plus. Puis, à part de ça, hein ? ben regardable, avec sa belle démarche et sa chevelure flambant rouge, pire qu’un feu de forêt, comme disait Angélina.

Phonsine détourna la tête et demeura songeuse. Une lumière étrange dans le regard, elle murmura :

— Je sais pas si je verrai jamais la fin de cette Acayenne-là ?

— Parle pas de même, lui reprocha Marie-Amanda.

— Je te le dis carrément, Marie-Amanda, j’ai peur pour plus tard. J’ai peur. J’ai toujours comme une souleur au cœur.

Le profil de Phonsine se détacha, maigre et tourmenté sur la pâleur du jour. Elle se mit à trembler. Marie-Amanda la prit affectueusement par les épaules :

— Pauvre Phonsine, va !

Elle sentait les os de la jeune femme à travers ses vêtements. Plus émue de sa maigreur et de sa faiblesse que de son inquiétude qui lui paraissait puérile, Marie-Amanda eut pitié d’elle :

— Crains pas… je t’aiderai. Plus tard, si t’as besoin, lâche-moi un cri !

Quand il faut demander, c’est pas riche, pensa Phonsine. Mais toutefois sa détresse s’assoupit. Le charme de la parole de Marie-Amanda opérait.