Marie Calumet/04

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IV

mon apparition !


Le 28 juillet 1860, Marie Calumet fit son entrée triomphale dans le village de Saint-Ildefonse. Ce jour-là, les paysans, à qui les allures distraites de leur curé avaient mis la puce à l’oreille, se tenaient sur le qui-vive.

Il allait leur arriver quelque chose de grand.

Saint-Ildefonse est bâti sur une seule route, long ruban grisâtre et poudreux dont un bout baigne dans le fleuve Saint-Laurent et l’autre, après s’être déroulé sur un espace de cinq à six milles, est attaché à un pont. Il n’y a plus qu’à traverser une riviérette et l’on se trouve sur le domaine de monsieur le curé Lefranc.

D’un côté, le fleuve que l’on voit briller au soleil en reflets d’argent, à travers les branches vertes et touffues des ormes, des noyers, des chênes, des bouleaux et des érables, qui ont grandi ainsi, bras dessus bras dessous, en bons camarades quoique de races diverses ; de l’autre côté, des champs de foin, d’avoine, d’orge, de blé, de sarrazin, pain quotidien de la ferme. Là-bas, un monticule que l’on contourne pour se rendre à Saint-Apollinaire, et du haut duquel, on voit poindre la flèche du clocher de Saint-Ildefonse.

Neuf heures. Un matin à peindre. Dans l’atmosphère, bleu indécis estompé de quelques nuages moutonnants, soufflait une haleine de chaleur et de travail. On peinait dur.

Ici, une faucheuse, tirée par une paire de forts chevaux de trait, disparaissait à demi dans le creux d’un vallon ; là, un gars, au poignet solide comme une barre de fer, et une fille robuste, les bras nus jusqu’aux coudes brûlés par le soleil, faisaient des veillottes en chantant gaiement : « Par derrière chez ma tante. » Plus loin, grimpés sur une charrette haute comme un brigantin, de petits bonshommes foulaient le foin, en se prenant aux cheveux et en faisant des culbutes tandis qu’un paysan déjà sur le retour de l’âge mais encore vigoureux, leur tendait avec effort, du bout de la fourche aux dards luisants, d’énormes bottes de fauchure. Dans le champ voisin, excité par la voix et aiguillonné par le fouet sur les flancs qui boucanent, un étalon rétif aux jambes poilues et les jarrets tendus, monte la pente menant à la grange dont la large porte est ouverte à deux battants. Égrenés un peu partout, sur le bord des fossés et des ravins, une marmaille de diablotins se chamaillent en se vautrant dans l’herbe grasse.


Puis, se dessina une charrette à poche…

Et au milieu de toute cette vie, un soleil de plomb, de la poussière s’élevant de la route et du foin, le cri sec du criquet, les merles dans les cerisiers et les pommiers, les moineaux alignés en bandes vagabondes sur les fils télégraphiques, et un mulot décampant à travers les veillottes mais qu’un faneur cloue au sol avec sa fourche.

Dans nos campagnes, il ne passe pas une voiture, sans qu’aussitôt tous les yeux se portent de ce côté ; que des faces curieuses se collent aux vitres ; ou que l’on se poste franchement sur le seuil. Voilà en temps ordinaire. Mais le 28 juillet 1860, ce fut toute une sensation.

On vit d’abord poindre, là-bas, au détour de la route coupée en équerre, une haridelle poil de vache et haut montée, le pas allongé, allant droit devant elle. Puis, se dessina une charrette à poche remplie de paquets de linge, de bottes en carton, d’un monumental porte-manteau en tapis aux fleurs criardes, tout un attirail d’émigration sur lequel trônait majestueusement, aux côtés d’un jeune villageois, une femme. Et, comme si elle se fût rendu compte de la transcendance du très haut personnage qu’elle traînait, la rosse, avec une lueur d’orgueil dans ses gros yeux vairons, filait la tête haute.

Pour mieux voir, les campagnards se distordaient le cou ; s’exclamaient : « Ouf ! qu’est-que c’est qu’ça ? — La connais-tu ? — Non. Et toé ? — Non. »

La jument poil de vache, cependant, venait de s’arrêter en plein chemin pour une cause dont l’effet était le même sur Bucéphale.

— La sale bête ! remarqua la femme, cramoisie de pudeur.

Marche don ! avance ! hurla le charretier en cinglant les côtes de la brute avec une longue baguette de jonc.

La charrette, maintenant, roulait dans le centre du village. De mémoire d’homme, jamais le carrosse de Monseigneur l’Évêque n’avait autant bouleversé le village de Saint-Ildefonse que l’apparition de ce singulier équipage. Quels ne furent pas leur ébahissement, leur saisissement, lorsque les villageois, bouche bée, constatèrent, il n’y avait pas à s’y tromper, que l’on s’arrêtait, en face du presbytère de monsieur le curé ! Sans doute, il y avait erreur. Quelques commères sortirent de leurs maisons, des mioches dans les bras et des marmots pendus à leurs jupes.

Le curé Flavel, à ce moment, lisait son bréviaire avec dévotion. Le chef recouvert d’un bonnet carré de soie noire, il se promenait à petits pas dans les allées de son jardin en faisant crier le sable sous ses souliers.

— Woh ! la rousse.

Levant les yeux, le curé pâlit. De surprise, il laissa tomber son bréviaire à ses pieds.

Mon apparition ! murmura-t-il.

Le souvenir du rêve qu’il avait fait cette nuit-là même, heureuse coïncidence, fit descendre en son âme sanglante une ineffable consolation comme, une rosée rafraîchissante. L’homme engagé de monsieur le curé, le bedeau et Suzon étaient accourus. Tous trois, animés de sentiments divers, entourèrent leur pasteur d’une garde noble pour recevoir, avec tous les honneurs dus à son rang, la nouvelle arrivée.

Le curé, drapé dans sa dignité émue, attendait de pied ferme.

— Une créature ! s’était écrié Narcisse, l’homme engagé.

Et il s’élança en avant comme pour prendre d’assaut une forteresse aux abords redoutables. Un moment, il tint entre ciel et terre la créature, qu’il déposa précieusement sur le sol comme une fleur dont il faut prendre garde de ne pas briser la tige fragile. Cette femme, cependant, se rapprochait plus du baobab que de l’églantine.

Leurs regards se croisèrent. De cet instant, naquit ce roman gros de conséquences. Larmes et grincements de dents, rires et béatitude, telle devait en être la fin.

— En vous r’merciant, dit-elle.

— Y a pas d’quoi, fit l’homme engagé de monsieur le curé, frappé au cœur.

Point de mire général, la nouvelle venue se dirigea droite comme un gendarme vers le curé, un peu troublée tout de même de toutes ces paires d’yeux braqués sur elle, la dévisageant et la passant en revue de la tête aux pieds.

— Bonjour m’sieur le curé, prononça-t-elle avec assurance et avec une légère inclination de la tête.

Ouvrant son ridicule, elle en retira une lettre qu’elle remit au curé Flavel. Celui-ci lut à mi-voix, assez haut toutefois pour que tous entendissent :


Mon cher ami,

Avec la lettre ci-incluse, je te présente Mlle Marie Calumet. C’est une bonne et brave fille, une ménagère qui n’a pas sa pareille. Elle n’a pas de vices et pourrait te fournir toutes les recommandations que tu désires, en commençant par la mienne.

Porte-toi bien,
J. Lefranc, Ptre. Curé.


— Vous êtes mademoiselle Marie Calumet ? demanda le curé Flavel, pour dire quelque chose.

— Oui, m’sieu le curé, pour vous servir.

— Faites comme si vous étiez chez vous. Entrez vous reposer en cassant une croûte sans cérémonie, car le voyage a dû vous creuser l’estomac. Et toi aussi, ajouta-t-il, en se tournant vers l’homme qui avait accompagné Marie Calumet.

— Oh ! merci ben ! m’sieu le curé, j’suis ben pressé pour aller porter mon p’tit lait à la fromagerie.

— Une gorgée de vin de rhubarbe, au moins, insista le curé.

— C’est pas de r’fus, répondit mon homme, en bégayant de timidité.

Tous étaient entrés dans la salle à manger du presbytère. Marie Calumet, aidée de Suzon, avait enlevé sa câline de paille noire tressée, garnie de fleurs en coton jaune citron et rouge-sang. Cette coiffure était retenue sous le menton par de larges rubans de satinette blanchâtre. Avec des précautions infinies, mon amie déposa sur une chaise, après avoir eu soin d’en essuyer la poussière du bout des doigts, son châle en laine safran à arabesques bordé d’une frange. Elle portait ce châle en toute saison ; et par les chaleurs suffocantes de juillet et par les froids de loup de février.

Complément de sa toilette, à son cou était suspendue par un ruban puce, une petite croix plaquée en argent, bijou auquel elle tenait comme à ses yeux.

Marie Calumet, pour employer son expression propre, marchait sur ses quarante ans. Lorsqu’elle entra dans la trente-neuvième année de son âge, elle marchait sur ses quarante ans, et aujourd’hui qu’elle comptait trente-neuf ans, onze mois et vingt-neuf jours, elle marchait encore sur ses quarante ans. Chaque anniversaire ramenait la même ritournelle. Elle marchait toujours, Marie Calumet, ne devant stopper qu’à la mort.

On ne pouvait pas prétendre qu’elle fût un beau type de femme. Non, mais c’était plutôt une créature avenante, comme disaient les gens de Saint-Apollinaire, où elle avait vu le jour. Et cependant, quiconque, une fois dans sa vie, avait entrevu Marie Calumet, il ne l’oubliait jamais plus. Grande, forte de taille et de buste, elle débordait de santé et de graisse. Partagés au milieu de la tête par une raie d’une pureté et d’une dextérité irréprochables, lissés en bandeaux luisants, les cheveux se rejoignaient à la nuque en une toque imposante, dans laquelle était piqué un peigne à vingt sous. Faut-il dire qu’elle avait la figure rouge comme une pomme fameuse ; sans une ride, tant sa vie jusqu’à présent avait été calme et pacifique ! Pas un nuage dans son ciel, pas un pli sur son front. Certains envieux, il est vrai, lui trouvaient un nez à pleuvoir dedans, une bouche un peu échancrée. Mais pourquoi y regarder de si près ? Signe caractéristique, se cachait honteusement, dans la fossette piquante de la joue, une toute petite touffe de poils fous n’atténuant en rien la beauté rustique de Marie Calumet. Voilà pour le physique.

Et le moral. À un naturel décidé, la nouvelle servante de monsieur le curé Flavel joignait un cœur d’or. Elle refusa, lorsque sa mère claqua, un matin d’automne, de quitter le vieux veuf. Voilà pourquoi, elle, l’aînée de la famille, ne s’était jamais mariée. Les petiots, elle en avait eu un soin maternel : les habillant, lavant, débarbouillant, torchant, le plus proprement possible. Aujourd’hui, les filles avaient trouvé des épouseux, les garçons s’étaient établis, le bonhomme venait de trépasser, et elle se trouvait désorientée. C’est à cela que le curé Lefranc avait songé lorsqu’il proposa cette vieille fille à son voisin.

Je dirai, pour terminer cette esquisse rapide, que Marie Calumet avait ses originalités, entr’autres la passion des couleurs et des vêtements excentriques. Avec cela, une touchante naïveté d’enfant, une crédulité sans bornes, une admiration et une dévotion exagérées pour toutes les choses de la religion, qu’elle incorporait dans l’auguste personnalité de monsieur le curé. Elle aimait à commander et, se dévouait-elle pour quelqu’un, c’était in sæcula sæculorum.

Dévouement poussé à un degré tel que tout finissait par se fondre en elle et lui appartenir. C’est ainsi que le premier jour de son arrivée, elle avait dit : « J’m’en vas tirer les vaches à m’sieu le curé ». Le lendemain, elle renchérissait : « Nos vaches donnent ben du lait ». Et le troisième jour regardant d’un œil attendri les bêtes, qui broutaient dans l’enclos du presbytère, elle faisait remarquer : « Mes bonnes vaches, y faut ben en avoir soin ».

Comprend-on, maintenant, le trésor dont le curé Flavel venait de faire l’acquisition ? Surtout, si l’on songe que Marie Calumet, en dépit de contrastes frappants, avait une notion pratique des choses de la vie, ce que n’enseignaient pas la Bible et la Théologie de monsieur le curé.