Marie Calumet/05

La bibliothèque libre.

V

bonne sainte anne ! qu’y en a don
de la saloperie icitte !


Bonne sainte Anne ! qu’y en a don de la saloperie icitte !

Telles avaient été les premières paroles de Marie Calumet, après son installation dans sa chambre pas plus grande que la main, et située précisément au haut de l’escalier où le curé de Saint Apollinaire avait été si vivement impressionné par la rencontre de Suzon en robe de nuit. Le compliment, lancé ainsi à la face du bon curé Flavel et de son amour de nièce, n’était pas des plus flatteurs.

Mais pour que l’on comprenne bien la valeur de cette exclamation dans la bouche de la servante du curé, je dois dire que cette dernière était d’une franchise poussée parfois jusqu’à la rudesse. Marie Calumet pensait quelque chose, elle le disait ; qu’on se fâchât ou non, c’était là la dernière de ses préoccupations.

La saloperie à Marie Calumet, ça ne lui allait pas plus que la fange aux aloses du Saint-Laurent. Aussi s’était-elle crânement mise à l’œuvre. Une heure après son arrivée au presbytère, elle endossait sa robe d’indienne caca d’oie, mettait au feu sa soupe aux pois engraissée de larges tranches de lard, et son ragoût de pattes de cochon, un des plats favoris du curé ; lavait, époussetait, rangeait, débarbouillait, décrottait, essuyait, frottait, brossait, balayait tout.

La maison de monsieur le curé, huit jours plus tord, avait subi une transformation complète : elle s’était transfigurée.

Pas un grain de poussière sur les meubles ; les planchers étaient devenus d’un beau jaune paille ; les vitres brillaient comme un soleil ; le poêle et la batterie de cuisine luisaient comme un miroir ; dans la vaste armoire, la vaisselle était alignée en ordre de bataille ; rien qu’à y jeter un coup d’œil, les chambres à coucher si propres, si blanches, si fraîches, vous donnaient des envies de dormir.

Il arriva même à monsieur le curé, ponctuel comme un cadran solaire, d’être en retard d’un quart d’heure pour sa messe, la première fois qu’il dormit dans son immense lit à colonnettes, fait par Marie Calumet.

Maintenant, les fleurs et les plantes relevaient fièrement la tête ; les poules picotaient avec appétit et le coq se rappelait ses belles ardeurs d’autrefois. En revanche, la chatte du presbytère avait un peu maigri, ne pouvant plus se gaver de crême, dans la laiterie dont la porte était solidement cadenassée.

Le curé avait rajeuni de dix ans. Il se sentait une appétence à prendre quatre repas par jour.

Mais il ne fallait pas lui en vouloir ; c’était la faute de cette satanée servante : elle vous accommodait un plat comme pas une. Et surtout, elle savait faire le vin de rhubarbe ; et mieux que n’importe qui.

Les recettes, à présent, l’emportaient sur les dépenses. Incontestablement, c’était encore dû à Marie Calumet. Se reposant sur sa fidèle et intelligente intendante de la gérance de son presbytère et de ses affaires, le curé Flavel s’écriait chaque jour en élevant les mains vers le ciel : « Oh mon apparition ! mon apparition ! » Pas un paysan à qui il n’eut témoigné son enchantement.

Il était à peine cinq heures. Encore mal éveillé, le jour n’ouvrait qu’un œil ; le soleil, cependant, dardait déjà en flèches de feu ses rayons à l’herbe vagabonde ; de chaque côté du chemin, accrochés à l’herbette, perlaient en paillettes d’argent les pleurs de la nuit ; et, dans les grands arbres touffus, le moineau vaurien secouait ses ailes engourdies par le sommeil. S’élevant sur ses pattes crottées, un coq au diadème pourpre, roi et héraut d’armes de la basse-cour, proclamait sur un tas de fumier, près de l’étable, le lever du jour.

L’homme engagé de monsieur le curé suivait le chemin, du pas d’un homme en avant de son temps, fredonnant l’air de :

Marie trempe ton pain,
Marie trempe ton pain,
Marie trempe ton pain dans la sauce,
Marie trempe ton pain,
Marie trempe ton pain,

Marie trempe ton pain dans le vin.

Le dos voûté, la figure basanée, le cou hâlé, des culottes à la bavaroise en bouracan, chaussé de bottes de cuir de bœuf communément appelées bottes sauvages, en bras de chemise de calicot rouge et noir, Narcisse s’acheminait la tête basse, tout triste, comme le chien que le maître en courroux a caressé d’un coup de pied dans le derrière.

Entré à l’âge de dix-huit ans au service du curé Flavel, Narcisse était classé parmi les antiquités du presbytère. Depuis près d’un quart de siècle, il accomplissait, sans ambition comme sans mauvaise humeur, sa besogne de tous les jours. Il avait même obtenu une distinction honorifique : son maître, un soir, l’avait comparé au serviteur modèle de l’Évangile. Cette confirmation de l’estime du curé avait ensoleillé la monotonie de sa vie.

— Eh ! Narcisse, qu’est-ce qui t’manque à matin ? on dirait qu’tas perdu un pain d’ta fournée ?

Narcisse leva la tête ; il aperçut le maître d’école en bonnet de nuit, s’étirant le cou hors de la lucarne de sa maisonnette pour s’assurer de la température. Tous les matins, à la même heure, le même bonnet surgissait dans l’encadrement de la fenêtre.

— Ah ! mon cher m’sieu, m’en parlez pas, a a pas son pareil.

— Qu’est-ce que tu me chantes-là ?

— Eh ben ! Marie Calumet…

— Oué, c’est ça qui m’en dit long : Marie Calumet. Qui’sque c’est, Marie Calumet ?

— Vous m’ferez pas accreire que vous connaissez pas Marie Calumet, la nouvelle fille engagère de m’sieu le curé. À c’t’heure, toute la paroisse la connaît. C’est ça qu’est de l’étoffe. Ah ! m’sieu, si vous la voyiez, a vous en a un aplomb, et une corniche, et une culasse, et a vous fait une soupe aux pois !…

Narcisse termina par un reniflement des narines qui en disait plus long que le plus éloquent de tous les commentaires.

— Ah cré ! Narcisse, on dirait qu’t’es tombé en amour.

Comme un homme pris en faute, l’enthousiaste se hâta de se récrier, en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

— Batèche ! en v’là une raide, par exemple. Moé amoureux à quarante-deux ans ! Vous y pensez pas, mon cher m’sieu ! Chu pas pour aller à la rebours des autres et faire jaser tous les gens de la paroisse.

Remarquant qu’il allait se mettre un doigt dans l’œil, l’homme engagé du curé brusqua la conversation, et poursuivit son chemin ; la mauvaise humeur le gagnait.

Un arpent plus loin, il fit la rencontre de l’imposante Marceline, s’en allant décrasser un énorme panier de linge sale sur la grève.

— Bonjour Narcisse, t’as l’air ben caduc, à matin.

— La bonne blague ! la mère ; j’me sens plus gai que jamais.

La mauvaise humeur montait.

— Ousque tu vas de c’train là, don, Narcisse ? lui cria, de son côté, le vieux Lanoix, se dirigeant vers l’écurie.

— J’men vas su le forgeon faire amancher ma hache.

— Y vont y m’fouter la paix ? mâchonna entre ses dents le pauvre garçon impatienté. I sont plus bâdrants que des jeteux de sorts.

Comme les travaux battaient leur plein, la forge de Saint-Ildefonse était ouverte depuis une demi-heure au moins. Le fourneau ronflait comme un Cyclope, vomissant une flamme d’enfer. Un gosse, nu-pieds et la culotte retenue par une bretelle en écharpe, se pendait au soufflet. Chaque fois qu’il se baissait, on eût cru entendre une rafale se frayant un chemin à travers la ramée.

Une paire de chevaux de trait, le harnais sur le dos, attendaient d’être ferrés. Le forgeron, un colosse, les bras poilus et musclés, le front tout en sueur, la chemise ouverte jusqu’au nombril et un tablier de cuir devant lui, frappait comme un démon sur l’enclume, sans prendre garde aux étincelles qui lui mordaient la peau. Il venait de donner les derniers coups de marteau à un fer et, maintenant, après l’avoir trempé dans l’eau froide, il le clouait au sabot d’un porcheron gris pommelé, en lui serrant la patte entre ses deux cuisses.

À l’entrée de la porte, un terreneuve se chauffait les flancs au soleil, le museau allongé sur les pattes.

— Bonjour, Narcisse, dit le forgeron en l’apercevant, quel bon vent t’amène cheux nous ?

— J’m’en viens vous porter ma hache pour y ficher un coin en fer. Hier, c’péteux de bedeau m’a scié avec ses bougres d’histoires.

Espèce de ratatouille, j’y ai répond, viens pas m’bâdrer avec tous tes bavassements ou ben j’te foute la meilleure rincée qu’tas jamais attrapée de ta vie.

I m’a répond : « Fais pas ton mal à main ni ton fort à bras, ou j’men vas t’flanquer une mornife. »

J’étais après fendre du bois. J’ai fourré un coup de hache si fort su le billot que j’ai cassé le manche.

Le forgeron le regarda d’un air incrédule :

— Toé, Narcisse, t’as fait ça ? Va don, escarreux.

— Ben, j’vas vous dire, le manche était déjà fêlé.

— Ah ! c’est pu la même chose. Mais toé qui te fâches jamais, qu’est-ce qui t’avait dit, le bedeau, pour te met’en gribouille ?

Narcisse ne s’attendait pas à cette question. Sans cela, il n’eut pas desserré les dents. Fort embarrassé, il balbutia :

— I m’avait dit… I m’avait dit…

— Tiens, tiens, fit le forgeron, cherchant à lui tirer les vers du nez, vl’à ti pas que l’homme engagé de m’sieu le curé a des cachettes, à c’t’heure.

— Eh ben ! i m’avait dit que mamzelle Marie Calumet, la fille engagère de m’sieu le curé, était p’tete ben une propre à rien.

— Et pis qu’est-ce que ça pouvait te faire, à toé, que le bedeau te dise ça. I ferais-tu l’amour, par hasard, à Marie Calumet ?

— Dites don pas de bêtises, hein. C’t’i vrai qu’on peut pas trouver quequ’un de son goût sans en tomber amoureux freite, sans prendre l’temps d’allumer une pipe ? Quand est-ce que vous allez m’donner ma hache ?

— Passe don dans l’courant d’la journée.

— Chargez moé bon marché.

— Trente sous.

— Vous êtes pas mal chérant. N’importe, c’est m’sieu le curé qui paye.

Narcisse sortit en maugréant contre tout le monde. Il n’avait pas fait un quart d’arpent qu’un farceur, attendant dans la forge que son cheval fût ferré, lui cria à tue-tête :

— Eh ! Narcisse, à quand les noces ?