Marie Calumet/07

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VII

le blé ou le foin ?


La désunion, depuis quinze jours au moins, s’était faufilée parmi les pacifiques paysans de Saint-Ildefonse. Et pour ne pas s’assommer à coups de bâtons ni se transpercer avec des fourches et des pieux, on se bataillait joliment à coups de parlage décousu, agressif, artificieux. Les uns opinaient que ; les autres préopinaient que ; ceux-ci, la langue bien pendue, parlaient haut et s’égosillaient ; ceux-là, capables tout au plus d’ânonner, parlaient bas, ne trouvaient pas leurs mots et restaient souvent à quia.

Cet été là, le foin avait rapporté abondamment. Les cultivateurs avaient converti la plus grande partie de leurs terres en prairies et l’apparence du grain n’était pas très rassurante. Alors, on comprend que les cultivateurs, surtout ceux qui n’avaient semé que du foin, se trouvant ainsi dispensés de la dîme du grain, fissent tout en leur pouvoir pour préconiser la dîme du grain de préférence à celle du foin.

Ils ne comprenaient pas pourquoi ils seraient forcés, aujourd’hui plus que par les années passées, de payer la dîme autrement qu’avec le vingt-sixième minot de grain.

D’un autre côté, les cagots de la paroisse et les marguilliers s’étaient faits les champions de monsieur le curé, et défendaient ses droits en montrant les dents comme des cerbères.

Puisqu’on ne semait plus qu’en foin, prétendaient-ils, ce n’était pas une raison pour user d’un subterfuge indigne, priver leur curé de ses revenus et le mettre dans le chemin.

Qui eût jamais songé ou même pu croire que la fautrice de cette discorde, de cette discussion dans le village d’ordinaire si paisible de Saint-Ildefonse ne fût autre que Marie Calumet ?

Et pourquoi pas ? N’y a-t-il pas eu des natures prédestinées depuis le commencement des siècles, chargées de remplir, sur la terre, quelque grande ou sublime mission ? La femme n’est-elle pas le commencement et la fin de toutes choses ?

La Vierge a sauvé l’humanité ; Jeanne D’Arc, la France ; pourquoi, elle, Marie Calumet, ne retirerait-elle pas le curé et son presbytère de la ruine ambiante qui les menaçait tous deux ?

Elle venait, il est vrai, un peu tard, mais elle saurait bien rattraper le temps perdu. Déjà, elle avait opéré dans ce sens un travail incommensurable.

Pour le moment, elle s’opiniâtrait à rétablir l’équilibre dans les livres du curé Flavel. Travail ardu et ingrat, le curé persistant quand même à donner plus qu’il ne recevait. Il ne faut pas croire que Marie Calumet ne fût pas charitable. Oh ! non ; et honni soit qui mai y pense.

Mais, au-dessus de la charité, il y avait son curé, et lorsque le curé de Marie Calumet était en cause, eh bien, ma foi ! il n’y avait plus qu’une chose à faire : courber la tête et passer par toutes les volontés du ministre plénipotentiaire du presbytère et de la paroisse entière de Saint-Ildefonse.

Pour atteindre son but, Marie Calumet résolut de s’attaquer d’abord à la dîme en abolissant l’impôt exclusif sur le grain pour le transporter et sur le foin et sur le grain. Tout compté, le surplus de cette politique fiscale ne serait pas moins de quatre cents piastres par année.

Personne encore dans la paroisse n’avait réfléchi à faire ce calcul ; pas même curé, et s’il en est un qui y fût intéressé, c’était bien lui. De temps immémorial, en féaux sujets, les braves paroissiens de Saint-Ildefonse avaient versé, bon an mal an, dans les sacs de monsieur le curé, leur vingt-sixième minot de grain et s’en étaient retournés, chaque fois, heureux et contents, avec sa bénédiction.

Un matin, en servant le café d’orge de monsieur le curé, Marie Calumet s’ouvrit à lui de son projet de réforme. Contre son attente et ses espérances, le prêtre reçut assez froidement cette machination, faite cependant dans le but unique de mettre un peu d’ordre dans ses affaires.

Il avait peur ; plus tard, peut-être ; il y songerait ; il ne voulait pas mécontenter ses paroissiens ; mais quatre cents piastres, ce n’était pas à dédaigner ; enfin, on verrait.

C’est après cet échec que la ménagère, plus soucieuse des intérêts du curé, que le curé ne l’était lui-même, mena sa campagne, campagne sourde et artificieuse.

Ne voulant pas se mettre toute la paroisse à dos, elle poussa en avant l’homme engagé du curé, rétabli de ses blessures tauromachiques.

Ce dernier, suivant en tous points les instructions secrètes de sa générale, avait d’abord approché les marguilliers, le forgeron, le maître d’école, le notaire, tous gens qui ne cultivaient pas un pouce de foin, et surtout, une demi-douzaine de vieilles filles dont le bigotisme n’avait


Elle refusa de quitter le vieux veuf…

de comparable que la volubilité de leur babillage et commérages.

Chacun fit si bien son devoir que lorsque, deux jours plus tard, le curé, mis au courant de ce complot tramé dans l’ombre, voulut mettre le holà, toute la paroisse était en feu. Et le plus désolant pour le saint homme, c’est que tous les paroissiens, Marie Calumet exceptée, auraient juré que monsieur le curé était le créateur de cette cabale.

Les choses en étaient là, lorsque, le dimanche suivant, le leader du village prit une décision. Peu s’en fallut que les bons rapports et la communauté de biens qui avaient toujours existé entre lui et son incomparable ménagère ne fussent rompus à tout jamais.

En attendant le troisième coup de la messe, ce dimanche-là, comme ils le font, du reste, tous les autres dimanches de l’année, la plupart des hommes s’attardaient sur le perron de l’église, parlant récoltes, chevaux, bêtes à cornes, et discutant surtout la grande question du jour, la dîme.

Ces paysans se sentaient mal à l’aise dans leurs vêtements du dimanche. Et ils étaient réellement comiques dans leurs habits à huit piastres, achetés tout faits à la ville, avec leurs manches étriquées et le pantalon montant à la hauteur des bottines, ces dernières pesant aux pieds comme des boulets de forçat.

Tous, sans exception, égayaient cet accoutrement de cravates bleu de ciel, vert pomme ou rose tendre. Et, pour compléter leur toilette, des chapeaux melon ou canot en feutre noir dont la forme toute spéciale datait certainement de vingt-cinq ans en arrière. Pas un, le plus gêné même, n’avait oublié sa pipe d’argile ou de bois, avec imitation de bout d’ambre qu’il s’était procurée en économisant sou par sou.

Sur la place, en face de l’église, une cinquantaine de barouches, waggines, calèches, bogheis, charrettes. Débridés, les chevaux avaient devant eux, sur l’herbe, chacun une botte de foin. Quelques-unes des bêtes, les plus ombrageuses, étaient attachées par un licou à des ormes et à des frênes.

Le bedeau venait de se pendre à la longue corde de chanvre, dans le porche de l’église, et sonnait le troisième coup de la messe. Deux minutes plus tard, tous les paysans étaient entrés dans le temple.

L’église de Saint-Ildefonse était blanche et or, mais d’un blanc de craie sale et d’un or de cuivre terni. Il n’y avait pas de jubé, excepté la tribune de l’orgue. En plein milieu de la nef, énorme, se dressait un poêle en fonte dont le gigantesque tuyau serpentait dans tout l’édifice. Les enfants de chœur, le surplis tout défraîchi et la soutane à mi-jambes, avaient pris leurs places, précédant de quelques minutes le célébrant.

Il faisait, ce dimanche-là, une chaleur à faire fondre les cierges de suif dans leurs chandeliers en verre. Les saints joufflus et peinturlurés, emprisonnés dans leurs niches où ils étouffaient, demandaient un siège pour se reposer, tant ils avaient chaud.

Les femmes se rafraîchissaient la figure avec leurs éventails en papier coloré. Les hommes s’épongeaient le front avec leurs mouchoirs poussiéreux qu’ils venaient d’étendre sous leurs genoux, pour protéger leurs beaux pantalons du dimanche.

Au grand scandale des fidèles, Marie Calumet, que la préparation de son dîner avait mise en retard, n’arriva qu’à l’évangile. Mais tous les yeux braqués sur elle ne la firent point sourciller.

De son pas de gendarme, elle traversa toute la nef, sans baisser la vue, et alla se placer au premier banc, près des balustres, le banc du presbytère.