Marie Calumet/06

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VI

le toréador de marie calumet.


Gesticulant comme un loup-garou, il était arrivé près de l’étable du presbytère, lorsqu’il tomba nez à nez avec Marie Calumet.

— Faites excuse, mamzelle, dit-il.

Et, tout confus, roulant entre ses doigts terreux son immense chapeau de paille, il couvait des yeux la femme aimée, — hélas ! oui, il l’aimait, — qu’il avait là devant lui, deux chaudières d’une main, et de l’autre, un de ces petits bancs dont on se sert à la campagne pour traire les vaches.

— Bonjour, m’sieu Narcisse, fit-elle. Un beau temps…

— Oh ! oui, mamzelle.

— On va abattre ben de l’ouvrage, aujourd’hui.

— Oh ! oui, mamzelle.

— Si vous étiez ben aimable, m’sieu Narcisse, vous iriez cri mes vaches qui ont fiché le camp dans le clos du voisin. Les bouffresses, a sont passées par la barrière qu’a été laissée ouverte.

Les voyez-vous, là-bas, qui sont allées rejoindre le taureau de M. Beauséjour ?

— Ben sûr, que j’vas y aller, s’empressa de répondre Narcisse en simulant l’assurance.

Mais la bravoure n’avait jamais été sa qualité prédominante, et le fait de se lancer ainsi à la poursuite de vaches en si bonne compagnie, ne lui disait rien de bon. Marie Calumet, cependant, était là, il n’y avait pas à hésiter.

Il se redresse avec orgueil et bombe sa poitrine. Tel le toréador entre, le sourire aux lèvres, dans l’arène, sous l’œil de la maîtresse adorée, Narcisse met le pied sur le sol où il va donner à l’objet de sa flamme et de ses soupirs une preuve indéniable de son courage et de son dévouement.

Toutefois, il se sent nerveux.

De loin, oh ! de très loin, tendant son couvre-chef, il appelle :

— Qué les vaches ! qué les vaches !

Les bonnes bêtes de Marie Calumet se contentent de tourner vers lui leurs yeux placides, en chassant avec leurs queues les mouches importunes, puis se remettent à brouter, sans s’occuper de cette invitation intéressée. Déçu dans cette première tentative, il hasarde encore une trentaine de pieds en avant, sans plus de succès. Le mâle, lui, a daigné faire quelques pas dans sa direction, résultat peu consolant pour mon toréador. Hésitant de plus en plus, le malheureux — il sue à grosses gouttes — se demande, avec anxiété, quelles vont être les conséquences de cette chasse aux vaches, et pourquoi il n’a pas dormi une demi-heure plus tard, ce matin-là ?

Un moment, oh ! un seul, il faut lui rendre cette justice, il songe à quitter la place. Mais tournant la tête, il voit Marie Calumet qui le regarde toujours, ainsi que le bedeau. Ce dernier s’en allait sonner la messe lorsqu’il s’arrêta, à ce spectacle pourtant banal, mais où il pressentait un mélodrame.

— Le maigre des fesses doit lui trembler, dit-il pour amoindrir dans l’estime et l’affection de Marie Calumet celui qui allait un jour devenir son rival.

— Pour lorsse, allez don y prêter un coup de main, vous.

Mais le bedeau prudent échappa à cette demande.

— J’sus ben pressé et j’vas être en retard pour ma messe. Sans ça…

Et il parut s’en aller. Mais, pour ne pas perdre une scène du mélodrame à l’affiche, il fit halte à une couple de verges plus loin et s’accouda à la clôture.

Un cri déchirant, un appel désespéré soudain fendent les airs. Narcisse, dans un élan sublime, — ô amour que de victimes ne fais-tu pas ! — s’est rapproché à deux portées du bras. Le taureau, les cornes menaçantes, a bondi.

Oh ! alors, il oublie tout, le lâche ! Marie Calumet, sa corniche, sa culasse, sa soupe aux pois. Sa vie est en danger, il faut d’abord la sauver.

Maintenant, il ne court plus, il vole. De ce côté est une clôture ; un saut et c’est le salut, mais, peste ! un fossé large, profond, est là, le traître, lui barrant le passage dans toute sa longueur.

Plus mort que vif, il s’élance dans une autre direction, en zigzaguant. Il tombe, se relève, trébuche, se remet sur pieds. Et, tout le temps sur les talons, ce maudit taureau dont il sent l’haleine de feu lui souffler dans le cou. Vision rapide comme dans tous les suprêmes périls, défilent, devant ses yeux hagards, tous les détails de sa vie.

Il est atteint, encorné, transpercé, lancé dans l’espace, étripé, piétiné, sanglant, masse informe, brrr… Un voile, à travers lequel tout saute, s’étend devant ses regards. C’est la fin. Mais non, à droite, une clôture et pas de fossé. Allons ! encore un effort.

Cinq messes à saint Joseph et un cierge à la bonne sainte Anne !

Le fuyard enjambe l’obstacle et roule au fond d’une rigole. Il ferme les yeux ; il est trempé jusqu’aux os. Qu’importe, il est sauvé !

Dans un état piteux, l’infortuné reprend sa position verticale. Tout près de lui, Marie Calumet rit aux larmes ; le bedeau s’en tient les côtes.

— Prends garde, Narcisse, lui crie-t-il en se sauvant à l’église ; tu vas t’faire encorner.

Narcisse était tout couvert d’un mélange composé principalement de vase, d’eau sale et de bouse. Et encore, cette chute, cette course effrénée, ce taureau, ces vaches, voire même ce sacré bedeau, tout cela n’était rien en comparaison de Marie Calumet ; d’être obligé de paraître devant elle, dans ce costume. Bon Dieu ! quelle humiliation !

Et elle riait, elle, elle pour qui il venait de se beurrer de merde et de honte.

Les paysans, se rendant à la messe basse, s’arrêtaient, faisaient cercle. Le curé s’attarda lui-même durant dix grosses minutes.

— Hélas ! pauv’garçon, finit par dire Marie Calumet, qui s’efforçait de prendre un air de commisération mais ne pouvait s’empêcher de rire, hélas ! pauv’garçon, que j’vous plains, c’est ben de valeur !

Vous saignez ! ajouta-t-elle.

Narcisse, en effet, s’était, en buttant, égratigné le front sur une pierre.

— Vite ! vite ! dit-elle, faut aller vous changer et vous coucher, à cause que vous allez attraper une grosse fièvre.

Que pouvait-il, sinon lui obéir ? Cependant, il eut, au milieu de ses malheurs, une attention touchante.

— Vous pourrez pas tirer vos vaches ? dit-il.

— Pourquoi pas ? r’gardez.

Les vaches étaient à deux pas de lui, le narguant de leur grand œil pensif. Elles s’en étaient venues seules, parce que tel était leur bon plaisir.

— Ah ! les garces ! gémit-il, en leur montrant le poing.

Et au taureau qui s’en retournait tranquillement dans son clos :

— Toé, si jamais j’te mets la patte su l’dos.

Tout penaud, poursuivi par les rires et les quolibets du groupe des paysans, il se sauva au presbytère, grimpa au grenier où se trouvait son beaudet, se déshabilla et se coucha.

Maintenant qu’il était seul, l’homme engagé songea et ne tarda pas à faire une terrible découverte. Il en fut tout abasourdi.

Narcisse aimait Marie Calumet.

Ça l’avait pris, ainsi qu’il l’expliqua plus tard, comme un coup de fouet. Mais elle, l’aimait-elle ? il avait cru pourtant…

L’escalier craqua sous un pas assuré.

— Si c’était elle ? pensa Narcisse.

C’était elle, portant dans ses deux mains une jatte de lait chaud.

— C’est drôle, mamzelle, dit-il comme elle paraissait, mais en vous apercevant, j’ai senti mon cœur battre comme un p’tit goret d’an poche.

— Tenez, dit-elle, en lui tendant le bol, ça vous r’mettra. C’est du lait que j’viens de tirer des vaches ; vous savez les vaches… Et elle se reprit à rire.

— J’lai pas volé, remarqua Narcisse. Les gueuses ! i m’ont donné assez d’fil à retordre.

Tandis qu’il buvait en risquant un œil sur Marie Calumet, celle-ci remployait les couvertures du lit et bandait la tête du blessé, avec un de ses mouchoirs à elle.

— J’me sens le cœur tout gonflé, pensa-t-il, ben sûr que ça va verser. Il allait lui prendre la main, lui déclarer son amour, mais il eut honte.

Laissant retomber sa tête sur l’oreiller, il dit simplement :

— Merci ben, mamzelle Marie.