Marie Donadieu/Deuxième partie/I

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Eugène Fasquelle (p. 75-103).
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I



Raphaël avait un ami à Paris. Il s’appelait Jean Bousset. Sa vie était assez singulière : on la voyait jaillir de deux yeux bleus dont elle troublait la couleur comme une source qui bouillonne au fond d’une fontaine. Il avait des cheveux blonds aux mèches brouillées par un continuel mouvement de ses doigts qu’il passait au-dessus de son front. Il n’était ni charmant, ni beau, mais portait un de ces cœurs qui ont besoin d’être approuvés tout à la ronde et répondait : oui ! aux désirs des autres. L’homme vit de comparaison : on l’aimait de vous donner à chaque pas l’illusion de sa défaite. Il était assez difficile de le connaître. Son père était charron, et il sortait d’une de ces races ouvrières qui ne se sont guère affranchies depuis 89, mais que n’ont pu briser mille années de servage et de travaux à pleins membres. Un jeune homme, encore.

Il avait été un des bons élèves de l’École Centrale, à la sortie de laquelle, entré comme ingénieur dans une fabrique de produits chimiques, il sembla pendant quelque temps filer droit, s’installer dans une classe supérieure, y trouver sa place.

La première année ne s’était pas écoulée, qu’une grève qui survint le troubla comme un pauvre, le frappa à l’endroit où tous ceux de sa race avaient peiné. Il prit la parole au nom des grévistes et, de proche en proche, arriva simplement à ce résultat d’injurier le directeur de l’usine et de comprendre que Jean Bousset, fils d’un charron, portait jusqu’au fond des moelles le sentiment de sa naissance. Il avait cru jusqu’alors qu’un être existait, qui s’appelait l’homme et qui pouvait, ne gardant aucune attache, du père au fils changer d’esprit. Il avait cru aux cultures hâtives, à la science des écoles, aux raisons de la tête gouvernant les mouvements du cœur. Il perdit sa place. Ce ne fut pas une grande chute : tout simplement il reprit son rang. Les siens l’accueillirent comme un coursier qui devait porter loin leurs couleurs et qui tombait à trois cents mètres du départ. Il était si naïf qu’il en fut surpris et qu’il s’en fâcha. Il connut alors un singulier prurit de se rabattre encore, de trouver les siens trop hauts pour lui et de chercher jusque chez les pauvres son équilibre et sa foi. La chose n’est pas sans romantisme.

Jean se toqua d’un de ses oncles, ouvrier hors d’usage qui, à soixante-huit ans, ayant perdu sa femme qui le faisait vivre, ne savait comment vivre sans elle[1]. Il le prit à son compte et l’emmena à Paris, où il venait de se caser à nouveau, aux appointements de cent francs par mois. Il se comptait parmi les faibles, ne croyait à rien qu’à son malheur intime, s’étendait là-dessus et eût voulu peser sur la misère du monde avec tout le poids de sa jeunesse de pauvre. Ils vécurent plusieurs mois des jours cachés, des jours de pain sec, des jours engloutis. La misère eut pitié de son dévot et lui résista avec l’entêtement des courants populaires. Les gueux sont fiers : celui de Jean se jeta un soir d’hiver dans la Seine. Il disparut en connaissance de cause et se déboucla de lui-même comme une entrave d’un autre âge. Jean y gagnait la liberté. Il n’avait jamais su ce qu’en faire et la regardait couler entre ses doigts.


Plus d’une année avait passé depuis. Un soir, il sortait de son bureau comme à l’ordinaire. La porte était franchie ; il se campait alors, examinait les quatre coins et attendait qu’un souffle d’air vînt lui apporter sa destinée. Un soir, Raphaël était là. Jean n’eut pas de surprise : il savait que quelque chose croissait entre les pavés. Mais c’était un homme, et il se trouva un peu déçu.

— Tiens ! maintenant tu portes la barbe en pointe, dit-il.

Il y avait trois ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Raphaël répondit :

— Il y a bien autre chose que je porte en pointe.

— Quoi ? demanda Jean.

— Rien ! Tu verras…

Raphaël avait la patience d’attendre que les effets eussent le temps de se produire. Du reste, ils s’embrassèrent tout aussitôt.

Ils se connaissaient depuis le lycée et ils s’étaient fréquentés, à Paris, du temps où Raphaël préparait l’École Centrale et où Jean y était élève. Raphaël, ayant une femme, avait besoin de la montrer. Jean cherchait autour des jupes il ne savait quelle tendresse, quel fortifiant et les soulevait curieusement avec le premier souffle de ses dix-huit ans. Il en résulta des relations pendant lesquelles Raphaël s’empara d’un sentiment, porta une gloire, une maîtrise, se l’incrusta. Comme il était solide, une pierre ne le fatiguait pas. Ils furent séparés pendant trois ans. Jean avait oublié son ami. Malléable et tendre encore, il coulait au courant, plus léger que toutes les eaux. Voici que l’autre arrivait un soir, penchait son ancienne amitié, son ancienne histoire et la faisait tomber à l’ancienne place. Jean, qui s’était déplacé, le laissa pourtant aller à lui. Il n’y avait rien à dire. Des camarades communs, que Raphaël voyait, lui avaient indiqué le bureau de Jean et lui avaient raconté l’histoire de l’usine et l’histoire du vieux.

Il prit Jean par le bras et l’entraîna. C’était le 24 octobre. Le ciel était dépouillé de sa gloire brillante et, à l’horizon d’ouest, des nuages bordés de dorures et de rouille accueillaient le soleil comme des îles où des fêtes accueillent un équipage. Quatre mois d’été tombaient en cendres et, devant le regard, voltigeaient, avec la triste monotonie des longs bonheurs. Jean avait des glorioles et des phrases. Il dit :

— Bah ! lorsque j’interrogeais ces beaux jours, aucun ne me donnait le grand conseil. Et pourtant le monde est si près de mon cœur !

Raphaël rit, d’un rire profond. Il n’était pas causeur, mais il aimait ceux qui parlent et goûtait devant eux un sentiment d’équilibre.

Ils remontèrent le boulevard Saint-Michel, entrèrent dans le Luxembourg, marchèrent, arrivèrent devant un hôtel de la rue Vavin. Un pas, qui suivait l’autre pas, claquait au trottoir et s’en allait encore. C’était un de ces jours que l’on ne connaît pas, que l’on n’attend pas et qui descendent tout à coup des hauteurs où le hasard les tenait suspendus.

La nuit tombait sur le soir et s’arrêtait au seuil d’une maison. Ils montèrent un étage, ils en montèrent un autre, Raphaël frappa à une porte, quelqu’un l’ouvrit de l’intérieur ; il y avait une chambre, puis une cuisine ; comme ils entrèrent, une femme s’y réfugia, dont on voyait tout juste le bas de la jupe. Jean, songeant à l’ancienne, allait la saluer déjà. Raphaël eut une terreur soudaine, se pencha vers lui et lui dit à l’oreille :

— Prends garde, hein ! C’est pas la même.

C’est ainsi que Jean connut qu’en effet Raphaël portait « autre chose » en pointe.

— Eh bien, le voilà, ma loute ! je te l’amène.

Ze-te-l’amène. Elle ne voulait pas que je te le dise. Elle m’a dit : « Tu ne lui diras pas que tu as une loute. Je veux le surprendre. Je verrai sur sa figure si je lui plais. Je veux lui plaire. »

On entendit dans la cuisine une voix claire qui riait. Elle avait transporté là un peigne, une boîte de poudre de riz, une houpette, et elle se donnait un petit coup avant de se présenter à Jean. Comme elle allait venir, elle se ravisa, mouilla le bout de son doigt et lissa ses deux sourcils. Pour un peu, elle l’oubliait.

Elle arriva tout simplement. Elle était blonde, elle était blanche, la poudre de riz la rendait plus fine, presque friable. Elle ne fit pas briller ses yeux comme lorsqu’on pense, elle s’avança et les tendit : Ils étaient bleus et étendus. Elle en fut contente et dit :

— Oh ! je vous connais. Et puis je n’ai pas peur. Vous êtes un jeune homme. Je n’ai jamais vu de jeune homme, mais je n’ai pas peur.

Raphaël sourit et dit :

— C’est vrai… Tu vas l’embrasser.

Jean l’embrassa, puis elle dit :

— À moi !

Elle sauta sur lui et l’embrassa deux coups : pan ! pan ! Après quoi elle courut se réfugier à la cuisine.

Quand elle en revint, elle apportait la soupe. Le dîner l’amusa. Il y avait des biftecks, des pommes de terre frites, et elle s’était essayée à une marmelade de pommes. Elle y trempa le doigt, puis cela la fit penser à ses mains. Elle les montra.

— Vous voyez, j’ai des mains de cuisinière, des mains de ménagère.

Elle se fixa une minute sur ce mot de ménagère, pensa au gouvernement de quatre casseroles, à son fourneau, à son charbon de bois et sentit tout un élan comme lorsqu’on part sur un sujet nouveau. Puis elle fit volte-face pour montrer autre chose :

— Bien sûr ! Je suis venue à Paris exprès pour vous voir. Moi, je vous aime. Je vous aimais avant de vous connaître. Et puis je sais tout. Vous êtes venu à Paris avec un vieux. Monsieur Crouzat m’a dit que vous l’aviez amené par le bout du nez. Un jour, vous l’avez lâché, vous lui avez laissé le nez et ça l’a entraîné dans l’eau. Il avait un nez en plomb.

Elle était contente d’avoir trouvé cela. Elle rit, elle parla presque son rire : Hi hi hi ! comme une petite fille, parce qu’elle savait que les petites filles plaisent beaucoup. Puis, comme elle craignait, au mouvement de Raphaël, qu’il ne devinât ses pensées, brusquement elle le baisa sur la bouche, s’empara des assiettes et les porta dans la cuisine.

Raphaël se pencha.

— L’autre, mon vieux, tu l’as connue. Trois ans, j’ai eu le journal à la main. Au fond, les femmes ça revient au même : il en faut… Ne parlait pas… quand elle avait donné ce que je lui demandais, il n’y avait plus qu’à ouvrir un journal. Elle me le reprochait assez.

Ensuite, il repassa dans sa tête la conquête de Marie, certains tours qu’elle avait dans les nuits, se trouva bien habile et, pour le mieux montrer, s’écria :

— Ah ! ces petites filles, c’est pas difficile de les affoler.

À ce moment, elle revenait de la cuisine et elle les vit chuchoter. Elle dit :

— Oh ! Je sais ce que tu dis. Tu dis que ça n’est pas vrai que je suis venue pour lui à Paris. Si, si et si !

Elle était en colère qu’on ne la prît pas au sérieux. Alors elle fit un geste :

— Tiens !

Et embrassa Jean, au hasard, dans un œil.

Alors Jean partit à son tour. Il eût voulu soulever, du fond de son âme, les parties romanesques et cachées pour qu’elle les baisât aussi.

— Moi, je suis venu à Paris avec mon amoureuse. Elle avait soixante-huit ans. C’était un grand vieux. Il n’était plus bon à rien. Je l’avais mis chez moi, dans ma chambre, et puis quand je rentrais le soir, il avait fait la cuisine. Il portait un grand chapeau, une grande barbe, de grosses lunettes noires. C’était l’hiver. Je lui disais : « Fais donc tailler ta barbe. » Il répondait : « Tu m’embêtes. Ça me couvre le cou, ça m’économise un foulard. » Il ne me gênait pas du tout. Et puis, un jour, ma petite Marie, il est parti. Il disait : « Y a pas assez de place dans la chambre, y a plus de pain chez nous. » Moi, j’aurais voulu le garder toute ma vie. Une fois, je me suis entravé dans son pied. Il avait des gros sabots. Je suis tombé et j’ai cassé une assiette, je la tenais à la main. Il m’a dit : « Je t’embarrasse, pauvre ami, je t’embarrasse. » Il s’est jeté dans la Seine. Il pensait : « Au moins je n’embarrasserai que les poissons. »

Marie avait des larmes plein les yeux. Brusquement elles furent sèches et elle dit :

— Hi, hi, hi ! c’est gentil.

Raphaël n’ajoutait rien à ce qu’on lui demandait. Il avait l’habitude de cuber les pavés. Il dit :

— Alors, comment ?… il est mort, il s’est noyé…

Jean ne répondit pas. Il continuait sa route, il était content de ses premier pas, une femme les avait remarqués et, maintenant, il continuait sa route en faisant valoir tout son bagage.

— Je n’ai rien compris à ma jeunesse. J’aimais trop le bonheur, je l’ai gardé pour le dernier. Ah ! pourquoi mon père était-il économe ? Je revois les dimanches soirs du Lycée. La ville brillait, le ciel était grand, la ville était libre, j’étais enfant, j’imaginais des manèges de chevaux de bois. Je restais dans la cour, je bénissais ma captivité, j’enregistrais le malheur de ceux qui sont captifs. J’eusse été bien malheureux si j’avais eu du bonheur. Voyez-vous, Marie, nous avons été trop longtemps pauvres. Lorsque j’ai pris mon oncle à ma charge, j’étais très bon, mais ce n’est pas cela qui a parlé. Il le fallait, il fallait que je fusse encore pauvre. Je suis ingénieur, je pouvais être riche. Je ne sais pas être riche. C’est pour cela que nous avons inventé la pitié.

Du même coup, elle rabattit toutes ses ailes, pencha la tête, l’approcha de son cœur, jusqu’à ce qu’elle y sentît quelque chose aussi et, comme elle y découvrait ce que les femmes appellent : être incomprise, elle dit :

— Oh ! alors, vous devriez bien avoir pitié de moi.

Elle fut contente ; elle aurait voulu être encore plus malheureuse pour lui plaire.

Raphaël, assis, simple et fumant sa pipe, les examinait, tassait la cendre du bout de son doigt, suivait la fumée blanche et comme massive qui sort des pipes lorsqu’elles tirent bien et les possédait l’un et l’autre. Il savait ce que c’est que la vie et n’en parlait même pas. Il était heureux, sans phrases et sans manières, avec la continuité des grands principes, avec l’assurance que l’on possède dans un domaine ancien, avec la nouvelle joie que l’on se donne du jour où l’on y ajoute deux ailes. Il le leur dit :

— Ah ! je savais bien que vous vous comprendriez tous les deux.

Puis, le dîner étant terminé, il se leva et alla s’asseoir sur le lit en appelant :

— Viens, ma loute !

Elle vint.

— Moi, je suis une pauvre loute avec son loup.

C’était un lit d’hôtel meublé, à rideaux rosâtres et qui ne semblait pas sale, à cause de l’amour. Il s’accolait à la table, la gagnait et, recevant la lumière de la lampe, s’avançait dans la chambre étroite comme une autre chambre. Il était là. On en sentait les matelas, deux matelas battus et qui gardaient des assauts subis un trouble, une forme précaire et révocable. Pour le reste, trois chaises suffisaient à la vie.

Ils s’assirent, ils s’étendirent par le travers : Marie docile et insinuante selon le bras qu’il passait autour d’elle. Elle se plaisait ainsi depuis qu’elle avait quitté son grand-père et se resserra sur elle-même, comme pour mieux sentir au fond de son cœur le feu de la chaleur centrale. Elle s’était pourtant accordé quelques permissions.

La première avait été d’acheter une boîte de poudre de riz, elle l’avait achetée à Lyon, ne voulant pas attendre jusqu’à Paris. Elle s’en mettait deux coups de houpette, la frottait ensuite avec son mouchoir, la faisait entrer. La chair de ses joues blanches s’accroissait d’un ton. Elle le savait et préparait par là-dessus des effets. Ses deux yeux bleus en vinrent à s’étendre, à gagner comme un Léman traversé par le fleuve.

Et l’on voyait encore les cheveux blonds de sa tête, sans ordre, sans crainte, et qu’accompagnait un sentiment, qu’elle tendait comme une femme, comme n’importe quelle femme. Raphaël ne parlait pas non plus. Sa main bien en place, couvée par une aisselle, le bout de ses doigts s’allongeant jusqu’au sein, il préférait ne pas remuer et sentait le long de son bras monter jusqu’à son cœur un dense et bon sang qu’il aimait. Il était content qu’on le vît, mais gardait ses pensées au fond de lui-même, n’ayant pas reçu le don de la parole. Jean connaissait au contraire les brusques départs sur un sentiment soudain et partait sans regarder ce qu’il traînait à sa suite. Il dit :

— Moi, je suis seul. Il y a quelque part dans Paris une chambre, qui est la mienne. Je ne vous la dépeindrai pas. Deux portraits sont au mur : celui de Dante et celui de Michel-Ange. Je sais qu’aucun homme n’a dépassé ces deux-là, qu’aussi loin qu’aille ma destinée, elle trouvera auprès d’eux sa borne, et que, plus loin que le malheur, ils me barrent la route encore. Je n’ai pas peur. L’un portait deux mâchoires fermées, l’autre ne connut dans la vie que des mamelles de pierre. Je puis marcher dans mon pays, connaissant mes frontières. J’ai lu qu’Attila mangeait dans des vases de bois et laissait aux officiers de son entourage les dorures et les dépouilles et j’ai compris qu’il fallait éliminer les apparences et ne demander au monde que la grandeur et l’essentiel. En ce temps-là, on était un guerrier. Aujourd’hui, c’est le temps de la vie. J’ai rompu mes attaches. C’est le temps des abandons et des nouveaux principes. J’ai connu des soirs de livres. J’ai connu des soirs où les quatre murs de ma chambre suffisaient à ma vie.

Il se tut tout d’un coup, lui-même croyait qu’il allait continuer. Il se tut sans même penser une autre phrase et il s’arrêtait là, devant une sorte de trou qu’il découvrait. Il en fut étonné, coupa son élan et ne garda plus de sa flamme que ce qu’il en fallait pour activer le silence.

C’est soi-même que l’on examine. Deux amoureux habitaient là, pour qui l’étendue d’un matelas était une promenade et qui posaient leur vie au creux de ses vallonnements.

Il ne savait pas encore posséder, mais de ce qu’il ne possédait pas, un désir montait, qu’il aimait suivre et qui se laissait suivre. Il le suivait, s’attachait à un pli, prenait l’essence d’une chose, la respirait un peu, se fixait un instant sur un des oreillers, allait à l’autre, s’arrêtait à cette couche grasse que laisse une chevelure de femme et, avec la tournure d’esprit des jeunes gens, cherchait une trace, imaginait des baisers, reniflait l’amour. Il allait jusqu’en haut des rideaux, où l’ombre se cantonne et semble accumuler on ne sait quelles vapeurs mystérieuses, on ne sait quel souvenir de ce qui fut dit tout bas. Il lui demandait le mot et la fouillait, avec la persistance d’un pauvre qui va sous les branches et cherche les rameaux tombés.

Marie se pelotonnait en forme d’enfant, gagnait un peu d’aisance, s’abandonnait ensuite, et, une fois, Raphaël remuant d’un millimètre le bout de ses doigts, elle rit de tout un rire chatouillé, s’épanouit et changea largement sa pose. Jean partait aussitôt.

Il la parcourait toute, s’en allait sur la foi d’un geste, flottait à l’alentour, découvrait des feuillages et des brises et cet éclat parfois d’un oiseau, dont le cri coule encore et vous entraîne comme le cri d’une femme coulé sous l’amour. Un mouvement de jambe sous une jupe, la courbe d’une épaule, le gonflement peut-être de deux seins sous un corsage, le ton singulier du cou qui part du menton et que l’on suit jusqu’à la dernière échancrure de la robe, une imagination même, Jean amassait le tout et bâtissait déjà il ne savait quel château sentimental pour lequel il trouvait encore des arceaux et des baies et des tentures et des pelouses et des histoires inconnues qui, l’une après l’autre, se levaient du fond de son cœur. Il se penchait sur la vie, en suivait les bords, en faisait longtemps le tour. De toutes les bases il ne savait laquelle choisir, de toutes les forces il ne savait laquelle poussait son sang.

Et il pensait : Voici que je réfléchis. Et je ne réfléchirais même pas si j’étais un homme. Et qu’est-ce que je suis ? J’ai pourtant du courage. Et je le consacre tout entier à me dire : Que vas-tu faire de ton courage ? Et je sais où pourrait me mener la vie. Et tout ce que j’ai pu faire a été de lui dire une fois : Non, je n’irai pas là. Et voici que je ne sais plus où j’irai de moi-même. Il est vrai que je suis seul et qu’il y a l’idéal de l’homme seul. Il y a trois idéals aujourd’hui. Lequel est le mien ? Je voudrais être sévère et seul comme Michel-Ange et châtrer en moi tout ce qui n’est pas le grand principe et bâtir le Jour et bâtir la Nuit et sculpter les choses du monde et les lui retourner grandes et tordues. Il y a d’autres idéals encore et mon sang coule et garnit les sentiments de mon cœur. Je voudrais être un voyageur et boire partout où vous avez bu. Il y a des femmes que l’on couche au fond des fossés, il y a l’eau de vie qui vous descend au cœur avec 90 degrés, il y a des pays où l’on se baigne, où l’on entre, où des montagnes étouffent le ciel, où des vallées sont fraîches et mettent la joie du monde à la hauteur de vos narines. Il y a un autre idéal encore. Et ce sont ces deux-là, Raphaël et Marie, qui l’ont connu. Et je sais tout. Je sais que ce n’est pas toi, Raphaël, qu’aime Marie, pas vous, Marie, qu’aime Raphaël, mais vous aimez je ne sais quelle part de vous-même, la meilleure et la plus profonde, qui se mire de l’un dans l’autre et y multiplie son image. Car l’amour est l’étendue et la multiplication. Et moi, je suis étroit et seul, pauvre, étroit, seul. Et je me demande : Quelle est ta voie ? Et je me dis : Où vas-tu ? Que n’as-tu choisi ! Il y a l’anachorète, il y a le voyageur, il y a l’amant. Ton âme est en défaut, ton cœur succombe à chaque pente. Il y a trop longtemps que tu frôles des bonheurs. Tu regardes une femme sur un lit, et cette femme n’est pas la tienne.

Et Marie se redressait, sautait au milieu de la chambre, se dégageait de tout et lançait un mot :

— Moi, je veux promener. Mon petit Jean Bousset, promenez-moi. Oui, oui, ça me prend tout d’un coup. Monsieur Crouzat, je veux promener.

Raphaël débourra sa pipe, la logea dans sa poche et sourit d’un sourire complet. Il avait un sourire à lui, qui descendait des pommettes au coin des lèvres et lui faisait du bien dans la chair des joues. C’était un homme silencieux et il le savourait tout bas.

Marie rayonnait. Voici qu’elle ne se posséda plus, et elle se mit à gesticuler, et elle regardait à la ronde Raphaël, Jean Bousset, le lit, la chambre, la lampe, une cafetière qui restait sur la table. Et elle était libre, et elle était la maîtresse, et elle criait :

— Je porte la culotte. Moi, je porte la culotte !

Elle criait à tue-tête. Elle avait découvert cela, elle pensait à la promenade, aux lumières, aux cafés, à tout ce qui passait dans les rues, à des courants de plaisir qui soulevaient Paris et le mettaient en branle. Et elle voyait l’amour, la vie, la liberté et elle répétait :

— Je porte la culotte, moi, je porte la culotte !


Ils sortirent, ils ne réfléchirent pas beaucoup et s’arrêtèrent dans un café du boulevard Saint-Michel. Il était imposant, avec trois étages, dont un sous-sol, avec des chaises en cuir, avec des tables lourdes, en marbre épais, avec des vitraux, avec les plafonds conventionnels du Quartier Latin, où l’on a peint des étudiants qui lèvent la jambe autour d’une grisette, avec des lampes électriques, avec des fumées qui se rejoignaient de table en table et voyageaient au-dessus de la salle, par nappes, avec un mot crié, avec un remuement de soucoupes, avec on ne savait quoi qui se gonflait autour de vous. Ils entrèrent, ils s’assirent, assez troublés tous trois et reçurent le tout à la face. Un air chargé montait, qui dominait les fronts, se heurtait au plafond bas et redescendait alors par couches horizontales. Sur des chaises alignées le long d’une rangée de guéridons, des filles en robe verte, des filles en robe jaune, des filles en robe rouge, buvaient, parlaient, présentaient des sourires, des yeux, des plumes, d’extraordinaires chapeaux couleur de perroquet, puis se levaient, marchaient, serraient des mains, s’asseyaient autre part et buvaient encore, avec des gestes, des mots bon enfant, un retroussement de jupe, quelque éclat inattendu.

Marie dit :

— Alors c’est ici, les femmes qui font la vie.

Elle les regarda. Il y en avait de douces, de minces, au visage pâle, dont les yeux semblaient attendre, dont tout le corps avait pris l’habitude d’attendre, qui vous apparaissaient lâches et faciles, avec leur bouche molle comme une bouchée de confiture. Il y en avait de droites, qui étaient posées ici, bien à leur place, qui découvraient leurs dents avec orgueil et, la taille et le sein prétentieux, portaient des corsages de soie, puis montraient des bagues, des cheveux en boucles et n’avaient d’autre but au monde que de recevoir l’homme dans leur couche et de briller comme des châsses. Marie le sentit. Elle se tourna vers Jean et lui parla :

— Moi, je ne suis pas comme ces femmes-là, n’est-ce pas.

Quand elle eut dit cela, elle fut d’aplomb, ayant bien déterminé ses limites. Jean lui répondit, à sa façon. Il n’était pas assez heureux dans la vie pour s’intéresser à d’autres qu’à lui-même. Il était de ces jeunes gens qui croient que le fond de la femme est la bonté, qui montrent un bon cœur pour les séduire, et qui les espèrent comme une récompense. Il dit :

— Mais il y a des femmes pour qui être ici serait encore le dernier mot d’un progrès. Écoutez ! Voici là-bas une jeune fille de dix-huit ans qui s’appelle Margot. Elle est si petite, avec une bouche encore humide, des dents, un sourire et de l’esprit qu’on l’appelle Petite Margot. Elle était orpheline et vivait chez son frère. Il y eut une de ces disputes, avec sa belle-sœur. Elle partit, elle avait quinze ans, sans un sou, n’ayant pas dîné. C’est bien simple, allez ! Elle descendit dans Paris ; deux heures plus tard elle avait faim. Un homme l’accosta, l’entraîna, lui prit sa virginité, puis lui donna quarante sous. Et moi, je vois l’homme, ce soir-là, allant frapper à la porte d’un ami pour lui annoncer : « Tu ne sais pas ce qui vient de m’arriver ? Je rencontre une femme, je l’emmène : elle était vierge ! Ça m’a coûté quarante sous. » Et l’autre lui répondait : « Veinard ! Ça n’arrive qu’à toi, ces choses-là. » Elle tomba au trottoir. Un mois plus tard, elle disait, passant devant le café où nous sommes : « Si seulement j’avais ici ma place ! Je ne ferais chaque soir qu’un ou deux clients et je m’en tiendrais là. » Elle finit par l’avoir, la place désirée. Il y fallut son charme, des amitiés de femmes, des protections d’étudiants. La voici là-bas qui rit. Demandez-lui ce que c’est que le bonheur. Elle le connaît aujourd’hui : elle gagne plus de dix francs par jour.

Il fut content, il avait bien raconté son histoire. N’ayant jamais eu beaucoup de femmes, toujours il avait envie d’elles.

Marie, qui aimait les grands récits, les accueillait, les animait, les couvait tous ensemble. Elle eût été intelligente sans la chaleur de son sang. Elle dit :

— Alors, vous la connaissez ?

Puis elle s’arrêta, mais à moitié, comme lorsqu’on est sur un pied et qu’on se réjouit d’avance de l’endroit où l’on va poser l’autre. Elle n’y tint pas.

— Je voudrais bien vous demander quelque chose, mais je n’ose pas… Eh bien ! c’est que vous l’appeliez !

Sur un signe de Jean, une fille se leva. Elle vint, elle avait un sourire pour atténuer ses hardiesses, elle marchait de côté pour n’avoir pas l’air trop effronté. Elle dit :

— Moi, je ne savais qu’il fallait que je vienne. Bonjour, Monsieur, Madame. Tiens, vois mes doigts. Oh ! tu ne sais pas, j’ai été malade. Ça m’a pris dans le bras. J’avais tous les doigts tortillés. Le médecin a dit que j’étais trop nerveuse, et puis de l’anémie. Moi, je ne les crois pas, les médecins. J’ai bonne mine. Alors, voilà ! C’est comme je te dis. Faut que je prenne des remèdes : c’est salé et puis ça tue.

Elle eût parlé longtemps, elle montrait tout comme un petit animal, sauf certaines choses que l’on ne montre que pour de l’argent. Elle était petite, vêtue de rouge et poussait de toutes ses forces son filet de voix, parce que les petites vies ont besoin de crier.

Marie riait, rien qu’à la voir. Elle s’appelait Margot. Il se dégageait d’elle un regard simple, sans manière et que, parfois, elle se mettait encore à expliquer. C’était une enfant de six ans. Elle disait :

— Vous me regardez, j’ai l’air effronté, n’est-ce pas ? C’est vrai. Mais nous ne ferions pas d’affaires si nous ne l’étions pas.

Marie fut touchée. Elle voulut lui montrer qu’elle la connaissait jusqu’au bout. Elle lui dit :

— Vous vous appelez Petite Margot.

Margot était fûtée. Elle désigna Jean :

— Bien sûr, c’est lui qui vous l’a dit.

Marie ne voulait pas être à court et, pour lui faire voir qu’il y avait encore autre chose, elle dit :

— Moi, je vous aime de tout mon cœur.

Et tout à coup, du doigt, elle montra Jean à Margot ; elle ne pouvait pas se retenir. Elle avait compris tout ce qu’il avait dit et connaissait la solution.

— Faut l’aimer, lui !

Margot répondit :

— Mais oui, je l’aime. Il est venu plusieurs fois avec moi, il a été bien gentil. Pourquoi donc que je ne l’aimerais pas ?

Et Marie, pour la mettre tout à fait d’aplomb, lâcha le fond de son cœur et dit :

— Moi aussi, je suis une femme qui fais la vie.

Il y eut alors une sorte de bonheur à quatre. Deux hommes avaient deux femmes. L’équilibre du monde se résolvait, aboutissait à une symétrie dans l’accouplement. Marie en eut la connaissance pratique. Elle n’avait pas peur, mais pourtant il lui fallait parfois une illustration qui précisât sa science et lui fît bien comprendre qu’elle était d’accord avec le monde entier lorsqu’elle partageait la vie d’un homme. Elle l’exprima comme une enfant. Elle était trop jeune encore, dans le premier feu de sa chair, pour demander à l’amour la qualité. Elle dit :

— Petit Jean Bousset, je l’ai fait content. Je lui ai donné une petite Margot. Aux petits hommes une petite femme.

Il y eut un silence. Un peu plus tard, elle craignit qu’on n’eût pas remarqué ce qu’elle avait voulu faire.

Ce fut à Raphaël qu’elle parla et elle le fit comme si elle avait eu à s’excuser :

— C’est parce que j’ai bon cœur. Pauvre petit, il nous a parlé toute la soirée. Moi, j’ai pensé : Il s’ennuie. Je veux qu’il soit heureux.

  1. Le Père Perdrix.