Marie Donadieu/Deuxième partie/II

La bibliothèque libre.
Eugène Fasquelle (p. 104-146).
◄  I
III  ►


II



La chambre était grise tout le jour et donnait sur une cour profonde que barraient quatre pans de murs percés de fenêtres noires. On y vivait en levant les rideaux. Il semblait qu’un sens anormal eût dû se développer dans l’ombre et sourdre des profondeurs pour suppléer aux rayons du soleil. Parfois, derrière la vitre d’en face, quelque chose de blafard apparaissait sans qu’on s’y attendît et tendait une sorte de tête qui restait là longtemps. D’autre fois, un heurt, un bruit d’ustensiles, une parole, éclataient deux étages plus bas, sur le sol, auprès de la fontaine et, résonnant aux murailles, montait, montait encore et se perdait au-dessus des toits dans un carré gris que l’on n’apercevait même pas. L’après-midi s’écoulait lentement : on en avait des langueurs et une brutale envie de la saisir, de la tirer, de l’arracher. La chambre ne vous eût pas amusé. Des rideaux, une descente de lit, une table, des plis endormants, des couleurs que mille jours d’ennui avaient atteintes, un buffet, pourtant, avec des portes vitrées et trois rayons, cela composait la chambre, lorsque Marie n’était pas au lit, et elle attendait que vînt le Premier de l’An pour clouer au mur un de ces grands calendriers à image qu’offrent à leurs clientes les magasins de nouveautés. Les rayons du buffet contenaient des cahiers, un chapeau de femme, des boîtes et un paquet de bougies. Elle s’en accommodait, sachant qu’elle habitait Paris. Les premiers temps, elle eut envie de bien faire et tante Amélie lui obtint de sa maison de Lyon l’adresse d’une maison à Paris qui vous confiait de la chenille et des voilettes. Du reste, rien ne pouvait durer avec elle. Lorsqu’au bout de huit jours, les voilettes eurent perdu leur nouveauté, leur romantisme, elle les lâcha pour suivre des idées qui passaient. Elle n’aimait pas le travail et ne voyait en lui que la répétition d’un geste, que l’abdication de tous les autres gestes.

Alors, elle vécut dans la chambre. Elle se plaisait à la trouver étrange et, repassant dans sa tête les jours de jeune lumière au jardin de Basile, les bondissements, les chasses et l’innocence d’autrefois, elle était heureuse entre quatre murs comme un grand seigneur du temps des découvertes, qui quittait sa joie, sa vie, les bonheurs d’Europe, qui voguait au hasard, qui goûtait à la liberté et la savourait parmi les îles, jusque dans les dangers, jusque dans la captivité chez un peuple noir. Elle cherchait Eldorado, le sentait vivre dans son cœur et le trouvait à chaque pas. Paris était auprès d’elle, elle ne se pressait guère et le saluait de confiance. Mais c’est sur lui qu’elle comptait. Les histoires d’amour avaient bien changé. Autrefois, les baisers, les baisers défendus se gonflaient à ses lèvres, creusaient dans ses reins la volupté comme un sillon et, contenant tout, la cause et l’effet, bornaient la vie à leur suprême aboutissement. Les temps alors étaient marqués par un nouveau principe, comme le siècle qui suit une révolution. Maintenant, elle se couchait le soir avec son amant, se sentait calme, n’y pensait guère et goûtait à peine ces émotions quotidiennes que connaît un gourmand lorsqu’il prend place à sa table. Oh ! certes, le mets était bon, elle en appréciait plus finement les saveurs, elle s’acharnait à en prendre sa part, mais ensuite elle s’étendait et retrouvait sa pensée. Un bon repas ne la troublait guère : elle avait l’habitude des bons repas. Parfois même il lui fallait s’exciter sur un mot : Mon amant… Je couche avec mon amant… Je suis sa maîtresse. Mais les mots aussi prenaient un sens ordinaire, si bien qu’elle dut les grossir, les déclamer, leur ajouter tout ce qu’ils avaient perdu et elle pensait : mon am…mant, sa …mmaîtresse. Elle eût voulu tout. Il y avait une chose qui s’appelait « l’idéal » et qui s’accrut démesurément en son cœur. Certains soirs Raphaël descendait dans Paris, dans un Paris qui déroulait aux yeux de la jeune femme son panorama d’histoires, ses millions de fleurs sentimentales et inconnues, ses lumières, ses vapeurs, ses esquifs, ses nochers, ses phrases, ses idéals enfin. Elle l’encourageait à partir. Elle restait seule, il eût gêné sa vie, il la gênait déjà.

Il partait le matin, à huit heures, ou à dix heures, ou ne partait pas. L’après-midi, pourtant, il était assez régulier, s’absentait de deux heures à six heures. Elle lui fit des observations, les premiers temps, à cause d’un coup de peigne mieux dessiné qu’il se donnait au moment de sortir et d’un coup de brosse plus léger qui prenait la fanfreluche et la savait envoyer voleter. Il rit, se moqua un peu, mais devint plus habile et apprit à faire le tout sans en avoir l’air. Il y a une façon pataude, une habileté meilleure que connaissent les hommes de génie qui semblent des maçons. Peut-être eût-elle aimé, pendant qu’elle était seule, qu’un homme vînt la voir, qu’elle eût connu, Jean Bousset, par exemple, bien qu’il participât de Raphaël, puisqu’il était son ami et que cela lui fît une nouveauté en moins. Par contre, les lettres de Basile lui plaisaient d’autant plus qu’elles étaient toujours les mêmes. Il écrivait :

« Tu ne nous en dis jamais assez. Moi, je voudrais te suivre partout. L’après-midi, je me dis : Elle est en train de lire quelque chose à sa dame. Il me semble que je te vois. Tu ne savais pas bien lire tout haut. As-tu fait des progrès ? Ta grand’mère me répond : Oh ! tu sais beaucoup ce qu’elle est en train de faire ! Enfin, tu la connais. Mais je ne me rends pas compte de ce que tu fais le matin. Tu m’en parleras. Les dames s’occupent de leur ménage, on te laisse seule, tu es peut-être libre. Ne va pas trop te promener seule dans Paris. Mais surtout, Marie, il y a une chose que je ne veux pas. C’est qu’on te fasse faire des besognes qui ne soient pas de ton rang. Tu es une demoiselle de compagnie et tu ne dois pas travailler de tes mains ni épousseter comme une femme de chambre. Ne fréquente pas non plus les domestiques. Je ne dis pas que tu ne fasses pas ta chambre. Pour ça, je te laisse libre. Crois-moi, on a de l’expérience à mon âge. Tu ne connais pas la vie, ça te viendra, ça te viendra même trop vite. Enfin, ma petite fille, ici on est deux vieux. Nous parlons souvent de toi. Ta tante Amélie est venue nous voir. Elle dit que tu dois être très bien. Tant mieux !… »

Elle prenait la lettre, la mettait au bout de son bras, la regardait de loin, après l’avoir lue, comme on pense à sa maison sur le pont d’un paquebot pour mieux sentir que l’on est en voyage. Parfois, pourtant, il lui passait par le nez un tic inexplicable, un chatouillement comme une envie de pleurer ; alors elle le chassait, le reniflait et donnait brutalement un coup d’épaule pour repousser tout sentiment. Il le fallait.


Elle connut même la solitude. Si Raphaël partait à deux heures, elle n’attendait que cela, donnait un tour à ses cheveux, alignait les plis de son corsage avec ceux de sa jupe et recouvrait le tout d’un long collet noir qui était son manteau. Elle marchait, enveloppée de la sorte, tenait son parapluie en travers de ses jambes, serrait son poing gauche et ne laissait voir que sa tête sous sa voilette, baissée, et dont le mouvement tirait son origine du regard qu’elle tenait attaché aux dalles du trottoir. Elle s’en allait à l’automne, coupait par le Luxembourg, suivait les allées de droite où la couleur des pelouses se mariait à l’ombre transparente des feuillages mourants, où ces vapeurs endolories de l’arrière-saison se fixaient comme une ouate à la hauteur des tempes et faisaient du ciel on ne sait quelle tenture haute et mélancolique, on ne sait quelle fête du repos pour laquelle de beaux sentiments voyageaient, annonçant la fin de la guerre. Pour celle-ci, elle ignorait qu’elle eût pu se réjouir. Elle connaissait certaines propriétés de son corps, la volupté par exemple, des propriétés comme chimiques qui la rattachaient à l’échelle des êtres et fouillaient sa substance comme une réaction. Elle connaissait ses vingt ans et leur chaleur centralisée dans son sexe où vivait toute une âme. Et cette âme, elle la sentait qui montait, traversait les tissus, franchissait sa gorge et s’installait sous son front comme la maîtresse, comme la pensée, comme l’œil du mineur dans l’espace éclairé par la lampe. Mais de Marie Donadieu, d’une femme de Paris entourée d’automne, à laquelle s’attachait une force qui eût pu mettre les hommes en branle, elle ne connaissait que cette apparence d’un chapeau, d’un collet, d’une voilette qui tous étaient noirs et ce sentiment d’une pensée dont elle avait honte, en somme, et qu’elle n’osait pas, dans la rue, porter plus haut que le trottoir. Et plus d’un qui ne sait pas regarder son image dans les yeux ! Elle passait. La saison était douce, l’automne avait un arrière-goût de coings mêlés de sucre qui vous brident un peu la bouche, puis qui remontent et vous donnent ce parfum persuasif qui sut franchir le bois rugueux des vieux cognassiers. Des jeunes gens, assis par groupes, aspiraient cela, se tournaient comme on le doit pour la plus grande délectation, tendaient une jambe, une épaule, se laissaient aller au dossier de leur siège et, entr’ouvrant la bouche, recevaient comme des animaux l’air doux, la lumière, le spectacle et d’obscures rêvasseries qu’une femme en passant leur laissait.

On la voyait venir. Elle n’était pas de celles qui réfléchissent un coup d’œil et le retournent, ainsi qu’on le leur a donné. Elle s’avançait, toute fermée, ne produisait pas son effet de loin, mais, d’un seul coup, lorsque cette lumière blanche de sa peau qui franchissait sa voilette, lorsque cette contenance de petite pensionnaire qui donnait une grâce intérieure à son vêtement, lorsque tout cela passait près d’un banc du jardin, elle glissait, comme le silence et la beauté de la lune, un soir d’amour, puis retournait au fond de la baie des nuages qui, blanchement, s’avançaient pour la prendre. Quelque jeune homme alors se levait à moitié, se tournait vers ses compagnons et hochait sa tête en faisant claquer sa langue.

Elle descendait le boulevard Saint-Michel à pas comptés, ne s’arrêtait guère qu’aux devantures, attirée par un chapeau rouge, par un parapluie à tête de nègre, par des cartes postales illustrées qui, représentant des femmes dévêtues, accentuaient leurs seins et leur croupe et leur donnaient une gloire, une sorte d’assurance animale. Elle descendait parfois jusqu’au Châtelet, aimait, au boulevard du Palais, cinq minutes de silence entre le Palais de Justice et la Préfecture de police, alors que l’ombre un peu dure des deux monuments faisait les passants se presser et chercher la joie par ailleurs. Elle remontait ensuite, assez lasse d’abord et ne sachant plus trouver cette simplicité d’expression qui lui permettait de donner quelques coups d’œil aux images et de sentir pour elle seule.

C’était Paris. C’était une monstrueuse présence qui s’étalait et tendait largement ses cent mille maisons que des toits hors d’atteinte coiffaient dans le ciel, une présence de pierre imposante comme une colère de Dieu, dont le volume dépassait tout ce qu’on en pouvait prévoir, à laquelle des Pygmées ajoutaient encore, une ville où des échafaudages montaient aux murailles, où de larges fissures apparaissaient d’un coup, où des terrassiers et des maçons consolidaient les bases, où le travail intérieur de la matière, éclatant parfois en d’immenses catastrophes, broyait des tramways, incendiait des bazars, anéantissait des hommes par centaines et se riait des ingénieurs et des sciences. C’était un lieu que des créatures traversaient par bandes, où le faible cri des poitrines se multipliait en un si grand nombre, où la voix de chaque passion recevait une telle réponse que cela montait, dominait tout, coulait avec les nuages et semblait tomber de la bouche d’un élément, là-haut. C’étaient des lumières qu’une passe de vent secouait à la file, des étalages, des étoffes, des chairs humaines, des odeurs de filles publiques mêlées à des odeurs de nourriture, c’étaient des passants dont les vêtements mouillés retombaient vers la terre. C’était une ville comme une devanture, où les femmes portaient chaque jour leur robe du dimanche, où la vanité allumait les pauvres, où le geste voulait être vu du passant, où le commerce avait de grands mots, où les boutiques de fruiterie parlaient d’exportation, où les brioches à un sou, faites avec de la cendre, savaient être dorées comme les brioches des rois.

Et c’est de cette ville qu’elle attendait l’accueil. Elle avait cru d’abord que Paris descendrait vers elle comme une de ces statues que l’on voit, d’une ville, et lui dirait : « Marie Donadieu, que faut-il que je t’offre ? » Elle avait cru à quelque personne bonne et méconnue qui l’attendrait là-bas et, comme un autre Basile, dont on disait qu’il était dur, quitterait le socle et l’attitude et s’avancerait sans détour. Marie aurait eu quinze ans pour elle, elle aurait eu tout ce qu’il eût fallu avoir et, depuis ses pieds jusqu’à ses paupières, elle lui eût donné sa lumière, ses organes, la pression de ses mains, le jeu de ses jambes, elle lui eût donné le bouillonnement du sang dans son ventre, son rythme et elle lui eût donné encore ce que l’on ne sait pas, parce qu’on ignore tout ce que l’on possède. Et voici que Paris avait le poids des pierres. On était à côté de lui et rien de plus.

Quinze jours passèrent. Elle connut quelque chose. L’oreille humaine est toujours ouverte. Un mot l’atteignait en passant. Les premiers temps, elle faisait un à-droite lorsque le mot partait du côté gauche et un à-gauche lorsque le mot partait du côté droit. Parfois le mot tenait à elle, ne pouvait pas quitter l’entour de son collet et lui revenait, du côté où elle l’avait fui.

Les uns décrivaient une circonférence, c’étaient les plus faibles, qui n’étaient pas sûrs du chemin direct, alors ils lui faisaient une sorte de politesse pour ne pas la brusquer, ne la touchaient qu’en un point et lui arrivaient doucement : « Madame… » D’autres se présentaient mieux, mais glissaient pourtant sur le trottoir en effaçant un peu de leur hardiesse, puis tendaient le cou, et voici qu’elle entendait : « Pardon, Madame, vous allez me trouver bien indiscret… » Ceux-ci étaient les plus humbles et tous s’éteignaient ; ils étaient nés pour se poser ainsi et n’avaient reçu de la flamme du monde que juste assez pour qu’on en vît la fin.

Il y en avait d’autres. Il y avait le gros bourdon qui est déjà là où on ne l’attendait pas. « Mademoiselle, vous n’allez pas marcher comme ça toute seule. » Il ne s’inquiétait de rien, il disait : « Mademoiselle ! » il était tenace et il fallait pendant longtemps ne pas lui répondre, dissimuler le suc et la moelle pour qu’il comprît enfin qu’il n’avait pas trouvé une de ces sucreries que pompent les gros bourdons.

Il y en avait de dorés, de bronzés, qui dessinaient avec attention la forme de leurs ailes et les dépliaient toutes comme un homme vaniteux faisant l’éloge de ses vertus. Alors ils s’avançaient après avoir bien ordonné leur jeu, décrivaient leur trajectoire et frappaient au point central : « Madame, vous m’avez donné un coup d’œil duquel je viens vous demander raison. » D’abord elle attendait le coup et le recevait en silence, puis elle lançait le sien qui était un regard, un regard définitif et qui, frappant d’aplomb, renvoyait l’homme à trois pas.

Il y avait autre chose encore. Il y avait le coup de coude qui vous prévient qu’il faut faire attention, car l’homme qui se tient à votre gauche est là pour que vous en usiez à votre désir. Il y avait le frôlement qui ne peut pas vous quitter, qui reporte tout son toucher à sa surface, qui vous le donne, et qui voudrait recevoir la même chose. Il y avait le regard qui s’en prend d’abord à votre profil, puis s’avance, vous saisit à la face et en absorbe ce qu’il a touché.

Il y eut une aventure. Elle allait déjà rentrer lorsqu’elle entendit cela qui traînait la savate et râclait la dalle du trottoir avec une insolence qui en voulait même aux pierres. Ensuite ce fut un mot : « Hé ! ça vous va. » Elle se coulait doucement, elle se faisait mince pour couler mieux, elle ne râclait pas les dalles du trottoir. « Hé ! Pas moyen de prendre un verre. » Il le lui lançait tout droit et juste à la hauteur. Elle se taisait, elle ne savait plus rien et dans son silence les mots donnaient bien leur bruit. « Pas besoin ! Ça sera vite fait ! » Elle arrivait à sa porte et tendait vers sa chambre, même sans ordre, une espérance et un désir d’y vivre seule pendant cent ans. C’était un hôtel meublé. Il n’ignorait rien des femmes, mais il sut encore mieux et dit : « Espèce de catot ! Tu serais trop contente si je voulais te donner cent sous. » Elle n’attendit pas d’avoir allumé sa lampe pour regarder dans son cœur et elle pleurait déjà en montant l’escalier.

Elle s’en consola. Ce n’est pas parce que le mal est le mal. C’est parce que le mal passe dans la rue et force le sens qu’il faut avoir d’elle. Il y avait dans sa vie d’obscures secondes où son cœur, comme une outre vide, prenait la forme de ce qu’il allait contenir. Elle se mit à l’unisson, elle prit la température, elle gonfla ses flancs de tout ce qui passait par elle. Il n’y avait rien à la retenir, elle y pensait parfois lorsqu’elle était dans sa chambre. Il lui suffisait d’apercevoir son chapeau sur un meuble pour en sentir l’entraînement. Jusque dans son collet résidait le mouvement et, vide, accroché au porte-manteau, il attirait ses deux épaules, complétait la tentation, la poussait selon sa loi et, comme il était neuf, comme il avait le toucher tendre, c’est lui-même, vraiment, qui ouvrait à Marie la porte et qui voulait vivre comme un collet de belle dame, comme la belle dame qui passe, recouverte de son collet. Il ne s’agissait même pas d’avoir du courage. Dieu, à l’origine, avait lancé son coup de pouce, la plus haute force avait cédé, le monde continuait comme un jouet mécanique mis en branle.


Il y eut assez d’une seconde pour lui mettre une fois à la hauteur une face correcte où deux yeux avaient leur place, auxquels on ne prêtait guère attention, une face qu’arrosait un sang bien composé, rouge et net selon la forme des lèvres et qui se clarifiait à l’ombre des pommettes. Mais elle vit surtout une barbe noire, annelée, que les doigts eux-mêmes de celui qui la portait ne caressaient qu’avec respect et dans le sens de la longueur. Un chapeau haut de forme le coiffait, bien en place, simple et voulu comme un surplus de naturel. Le reste était noir, depuis le pardessus qui semblait tomber seul jusqu’aux souliers longs et flexibles, qui n’avaient pris à l’humidité du trottoir qu’un peu de boue sur la tranche de leurs semelles.

Marie s’ouvrit tout simplement lorsqu’il fut auprès d’elle et que, d’une parole bien apprise, il lui dit :

— C’est embêtant, les vêtements noirs, parce qu’il n’y a pas un grain de boue qui leur échappe.

C’était tout juste ce que l’on pouvait dire et, à moins d’être une de ces femmes qui s’entourent de silence et gardent en bloc ce qu’elles contiennent, il fallait lui répondre. Elle le fit sans crainte :

— Oui, Monsieur.

Puis elle s’en tint là. Mais il y eut alors quelque chose qu’elle ne connaissait pas : c’est qu’un mot sort d’une poitrine humaine et contient le désir qu’elle avait de s’approcher de vous. Et celui qui était entre eux resta à côté d’elle et se garda pour continuer le voyage. Ce jeune homme était médecin, il s’en para vite et il restait à côté de Marie, bien dessiné déjà, avec son pas simple et une certaine dignité professionnelle qui lui permettait d’être toujours à son aise. Il revenait de voir un malade, il habitait ce quartier-ci, il avait voulu traverser le Luxembourg et, comme il n’avait pas encore pris son café, il se disposait à l’aller prendre dans un établissement voisin, qu’il fréquentait parfois lorsqu’il était étudiant :

— Et si vous vouliez m’y accompagner, Madame, ceci ne vous prendrait qu’un instant de votre promenade. Moi non plus, je n’aime pas prendre mon café seul. Le café est le moment de la conversation.

Elle suivait longuement, touchée par trois mots, avec deux ailes plus vives et bien dirigées, comme lorsqu’on est porté au-dessus de sa condition. Il l’entraîna vers un café voisin, vers un coin de table dans l’ombre, et s’assit le premier pour lui laisser une place à son côté. Le café était bon, ils le prirent dans des tasses. Il tira sa montre et dit :

— Il n’est que deux heures et demie, vous pouvez encore prendre un café.

Mais lorsqu’elle leva sa voilette pour boire, elle découvrit un visage d’une blancheur tendre, molle, nocturne, qui apparut soudain et baigna l’homme comme un flot doux, comme le lait des malades, comme le sentiment d’un bienfait. Il se tut, il se sentit comme un enfant qui a besoin de toucher pour croire, et il lui frotta la joue du doigt. Sa main tremblait. Il dit :

— Nous eussions pu fort bien l’aller prendre chez moi. Pourquoi n’y pas avoir songé ? Je possède une cafetière russe. Vous savez : elles sont montées sur un pivot horizontal et se décomposent en deux récipients égaux dans l’un desquels l’eau est chauffée par une lampe à alcool qui fait aussi partie de l’appareil. L’eau bout, on fait pivoter le tout, on éteint la flamme et l’eau bouillante traverse goutte à goutte un espace intercalaire dans lequel on a pris soin de mettre le café moulu. On peut fumer son cigare pendant ce temps. Je vous conduirai là. Je n’hésite pas avec vous. Aucune femme ne vient chez moi que celles de ma consultation.

Il connaissait la médecine et ses conclusions, il s’exprimait nettement, avec des gestes arrêtés au bon angle, toute forme en lui était raisonnable ; aussi savait-on, en l’accompagnant, que l’on ne commettait pas une folie. Il la quitta au bout d’une heure, car il avait ses occupations et lui dit alors, qu’intéressé par cette première conversation, il eût voulu la poursuivre et traverserait à cet effet le jardin du Luxembourg, en passant par le lieu de leur rencontre, trois jours plus tard, à l’heure qu’elle choisirait : deux heures et demie, pour fixer les idées.

C’est la seconde entrevue qui fut remarquable. Leurs pas se traînaient d’abord, leurs pas continuaient parce qu’ils avaient commencé, et si l’un d’eux sortait quelques mots, c’était avec lenteur et l’autre en sentait le poids comme lorsqu’on soulève la terre après l’avoir bêchée. Et lorsqu’ils arrivèrent ensemble chez le jeune homme, chacun craignait encore de ne savoir comment s’y prendre. Le café chauffa, ils se rattachaient à lui et ne pouvaient rien dire à cause du silence. Un grand canapé leur servit : il était là, ils s’assirent d’abord avec un certain éloignement, mais bientôt, de prétexte en prétexte, avec des façons d’aller examiner de près la flamme de la lampe à alcool, l’homme marchait un peu dans la chambre et revenait s’assoir, ayant gagné quelques pouces.

Tous les hommes se ressemblent. Il commença par la main, suivit la filière, avec les tours de bras à la hanche, les baisers qui s’appuient, qu’un geste chasse, puis qui reviennent, qui retombent par paquets. Il circulait autour de la bouche, s’y hasardait d’un coin et, lorsqu’il y parvint, la femme prit un geste de défense et se rappela ce qu’elle eût dû faire le jour où quelqu’un la prit pour la première fois.

— Oh ! j’ai peur. Je n’aurais pas dû vous accompagner chez vous.

Alors il la pressait avec une violence plus attendrie, comme pour l’endormir, comme pour étouffer cette pensée avant qu’elle ne la conçût.

— Oh ! non, ne me faites pas peur comme ça.

Il se tortillait doucement, rampait un peu, gagnait le terrain qu’il fallait. Il devenait plus sûr, trouvait en lui des forces comme souterraines, l’instant des mots passait et, dans un mouvement qui prit les jupes de Marie et monta, celle-ci ne put que mettre une dernière raideur et s’écrier :

— Oh ! non, n’allez pas plus haut, parce qu’alors je ne pourrais plus me retenir.

Il y a toujours un peu de viol la première fois. Elle n’avait pas même posé son chapeau, l’eau du café bouillait depuis longtemps déjà.

Puis ils rentrèrent au repos. L’homme pacifié s’occupa des tasses, la femme s’accentua, avec deux yeux bleus et baignés d’une de ces douleurs qui font penser à la consolation. Il y eut un silence, que le café encore une fois sauva. Ensuite, pour occuper leurs mains, ils s’en prirent à leurs épaules. Était-ce l’amour et le soir ? Elle avait cédé, elle cédait encore, un sentiment garnissait la vie d’un bonheur large et doux, au delà duquel on ne savait pas ce qui pouvait arriver. Il se piqua le doigt à une épingle, car il allait la dégrafer.

— J’ai des épines, dit-elle.

Puis elle l’aida.

Il sourit tout de suite lorsqu’il eut terminé.

— Hein ! On dirait que ça te fait de l’effet.

Elle se pliait sous son bras, fermait les paupières et se cachait ainsi des paroles. Il se leva, s’habilla.

— Oh ! ce n’est rien, dit-il. Tu es un peu hystérique.

Et il ajouta :

— Ne t’inquiète pas ! Tu n’en es pas au point où l’on a besoin de se soigner.

Un peu plus tard, elle fut prête, jusqu’à son chapeau, jusqu’à sa voilette. Elle était là, toute droite ; la fenêtre de la chambre donnait sur le Luxembourg, sur une allée caillouteuse et anglaise que des passants traversaient sèchement, et Marie ne voyait rien venir et elle tournait le dos comme une femme qui attend qu’on lui touche l’épaule pour lui montrer qu’on est là. Il s’écoula certainement plusieurs minutes.

— Au revoir, dit Paul, — car il s’appelait Paul. Maintenant, vous connaissez le chemin de chez moi. J’ai ma consultation tous les jours de midi à deux heures, sauf le mardi. Vous voyez donc que vous auriez tort si vous craigniez de ne pas me trouver. Je ne vous accompagne pas, il faut que je m’habille et je suis attendu.

Pourtant elle s’attacha quelque temps à lui. « Vase d’élection », pensait-elle, car, bien qu’elle n’eût jamais été pieuse, elle avait retenu parmi les litanies des images qui pouvaient lui servir. Et elle pensait ainsi dès la première rencontre. Elle profitait d’un geste. Une fois, elle eût voulu être riche pour lui offrir un fauteuil à spéculum qu’il n’avait pas. Elle animait toute caresse, elle l’eût animée contre son goût. Comme elle était docile au baiser ! Elle s’ouvrait, elle se tendait, elle ondulait, elle chantait son plaisir, elle se forçait à l’articuler. Il riait, parfois, lui coulait deux regards de sous-entendus, conservait son savoir, semblait trop bien connaître la cause, l’effet et pensait peut-être à tout anéantir d’un coup de ses médecines. Quinze jours passèrent.

Elle ne l’aimait pas lorsqu’il était nu, elle le comprit bien vite. Il avait une peau blanche et gonflée de muscles, une chair soignée qui sentait la douche et le bain, des poils aux jambes, une odeur d’hygiène répandue par son corps et qui ne valait pas la belle odeur de mâle qu’elle eût voulu connaître. Les hommes à barbe sont faits pour être vêtus et pour être vêtus de noir. Tout cela lui revint à la fois. Elle se le disait au moment du tête à tête.

Comme Adam et Ève, un jour de Paradis, se couvrirent de feuillages et, cachant leur face entre leurs doigts, perdirent la franchise de leur corps sans voile, Marie Donadieu connut qu’en eux quelque chose avait péché, car elle se détournait de la nudité de l’homme. Elle se fût contentée d’une moitié de sa part. Elle eût voulu au moins sortir avec lui. Qu’il mît son chapeau, qu’il piquât sur sa cravate une épingle à tête rouge et prît sa canne et ses gants clairs, qu’il prît tout cela et qu’au détour d’une rue, alors qu’elle lui donnerait le bras, quelque femme les rencontrât, qui penserait : « Il y a sur celui-ci la distinction d’un bel homme qui sait se tenir et sur celle-là un coin de joie, car elle n’est plus seule au monde. » Pourtant, elle n’osait pas lui en parler. Un jour, elle lui dit deux mots pour qu’il la conduisît au théâtre. Il tourna la difficulté et répondit : « Oui ! Attends quelques jours. Je tâcherai d’avoir des billets. » D’ailleurs, elle n’eût pu sortir le soir, à cause de Raphaël, mais elle provoquait cet homme à tout hasard.

Il arriva qu’une après-midi, comme elle était un peu en avance, il restait deux personnes qui attendaient leur tour de consultation. Le cabinet du médecin avait deux portes, l’une donnant sur l’entrée, l’autre sur le salon d’attente. Par la première sortait le visiteur, par la seconde le docteur passait la tête et faisait signe au suivant. Il la vit et lui adressa un clignement des deux yeux pour l’inviter à patienter. Elle ne passa qu’à son tour, elle ne s’en plaignit pas, ne voulant pas faire de scandale, mais jamais plus elle ne retourna chez lui.


Voici. Elle fit un effort et n’en eut pas tant de mal qu’elle l’eût pu croire. Certes, elle regretta des choses comme un mois perdu, comme la défaite, mais il lui restait une liberté plus large qui comportait de la hardiesse, car elle avait commencé une histoire et l’avait terminée à son jour. Il faut apprendre à savoir flotter. C’est pour cela que Paris est beau. On se dit : « Tiens, voilà ! Je ne sais que faire. Il y a les petites rues où l’on a moins peur, il y a le boulevard Saint-Michel où l’on trouve plus d’occasions. Les hommes vous entourent, puis tourbillonnent : on croirait que les hommes s’engouffrent dans vos jupes. Il fait bon aujourd’hui. L’hiver est très doux, cette année. » Et Paris qui est bon à connaître ! Si vous avez une défaillance au passage, Paris vous heurte avec une de ses voitures ; les maladroits seuls ont des défaillances. Si un petit goût vous pique de manger un gâteau, vous en voyez avec de la crême dessus. Si une idée vous vient de penser à Raphaël, à six heures il sera de retour. Le soir il y a des lumières, le jour il y a des jardins ; comme Paris doit être clair pendant l’été ! Il y a toutes les catégories de Messieurs, il y en a qui doivent être très riches. Pourquoi les riches Messieurs n’adresseraient-ils pas la parole aux petites femmes ? Hi hi hi ! Il y en a un une fois qui m’a appelée vieille catot. À Paris on apprend à connaître tous les mots.


Ils montaient à quatre, les coudes relâchés, la poitrine fendant les groupes de passants du boulevard, un peu rouges, poussés, nombreux et ils sortaient soudain, l’un ou l’autre, quelque éclat de gaîté qui les parcourait de front. Elle ne les vit pas : elle se trouva au milieu d’eux. Ils faisaient une conversion par files et, comme Marie était placée entre les quatre hommes et la porte d’un café qu’ils voulaient franchir, elle fut prise dans la masse, entourée par des bras, par des jambes, par des voix assez fortes pour qu’on ne pût leur tenir tête et se trouva enfin au bas d’un escalier à glaces, dans un sous-sol où des tables de bois rondes et des escabeaux à trois pieds faisaient une drôle de figure, comme des choses qui ne sont pas françaises. Deux d’entre eux se détachèrent afin de boucher la porte par où ils étaient entrés, on l’assit : pan ! Elle se leva et on l’assit encore : pan !

— Vous allez boire de bonnes choses, dit l’un.

Elle fit :

— Non !

— …de bonnes choses avec de la glace, du citron, de la confiture, des fruits, des liqueurs et de grandes pailles pour les boire.

Elle fit encore :

— Non !

C’était un non d’un bloc, qui tombait comme le « nnon » des enfants.

— …et puis ça fait du bien, et puis ce n’est pas fort, et puis il y a du champagne, et puis c’est dans le cœur que ça descend.

— Non !

— Vous vous promeniez ?

— Non !

— Mademoiselle, il va pleuvoir. Moi, je suis comme Gribouille, je veux boire crainte de me mouiller.

— Non !

On lui servit, dans un grand verre, une boisson couleur fleur de pêcher dans laquelle deux chalumeaux plantés vous tentaient comme un désir plus délicat, comme un jeu entre la coupe et les lèvres. Elle y goûta, dans un autre : Non ! elle fit de petites bulles à la surface du liquide : Hi, que c’est drôle ! Elle en joua, au milieu des quatre hommes qui riaient, puis elle dit :

— Quand même, je suis bien effrontée.

On la poussa. Elle répondit :

— Je suis une jeune fille, j’habite chez ma mère.

— Votre mère vous a donc laissé sortir ?

— Oh ! monsieur, maman a confiance en moi. Au contraire, c’est elle qui me le dit parce que, quand on reste toute seule, une jeune fille prend des idées noires. Maman donne des leçons de piano.

— Alors, vous devez très bien jouer du piano ?

— Oh ! non, Monsieur, maman n’y tient pas. Elle dit : J’en ai tant vues qui ont mal tourné !

Alors, elle fut toute joyeuse, en face de quatre personnes, d’avoir opposé à leurs forces réunies quelque mot qui sût se faire place. Comme toutes les femmes, elle aimait le goût de la victoire. Elle en fut récompensée par quatre sourires qui changèrent de direction et se prirent d’une sorte de ferveur, d’une sorte de foi, comme lorsqu’on craint d’offenser l’innocence. Et on l’invita à boire autre chose en disant :

— Je vous assure que cela ne vous fera aucun mal.

C’était une boisson légère que l’on aspirait comme on respire, qui vous passait sur la langue, qui traversait en vous on ne sait quel mystère dont le siège est au cœur humain. Puis elle montait par le chemin du sang et, baignant la substance, atteignait les idées de raison, les idées de justice, les idées de bonheur et les fondait dans un bloc clair dont on était le possesseur. L’un d’eux payait à chaque tournée pour payer plus souvent et, ne voulant pas se charger de sous, les laissait par masses au garçon qui servait. Il disait : « Il en reste encore ! » et remuait les pièces d’or dans une de ses poches. Au bout d’une heure, ses trois compagnons s’en allèrent, il leur sourit. Puis il dit :

— J’habite le Congo. Il n’y a pas comme ici des rues, des cafés, des femmes, des usines, des bureaux. Nous remontons le fleuve pendant des semaines, nos fusils contiennent des balles explosibles, nos goûts sont à la hauteur : j’ai tué des hippopotames et des éléphants. On a voulu me vendre un enfant quarante sous. Trois jours plus tard, on nous l’a fait manger. Nous n’en savions rien. Voilà comment j’ai mangé de la chair humaine : on la laisse faisander, elle a le goût du chevreuil. Ne craignez rien. Le ciel est épais là-bas, le cœur est simple et direct. On perd l’Europe et la délicatesse, on est un homme blanc, on est une race qui s’étend.

Elle entendit cela et se prit à y croire avec une foi qui la porta d’un coup auprès du Congo, dont elle ne savait rien qu’un nom de fleuve et qu’elle imaginait déjà avec des pirogues, avec des gondoles, avec des noirs, avec un hamac où elle attendrait son amant, à l’ombre de la véranda.

Ils se donnèrent d’autres rendez-vous au même endroit. C’était, dans le sous-sol d’un café du Quartier Latin, ce qu’on nomme un bar américain, le goût s’y prenait à des fantaisies, l’après-midi s’y éclairait d’un jour bas dont on cherchait longtemps l’origine. On y gagnait comme une idée mathématique de boire, on y buvait des mélanges et des combinaisons, on y remuait son verre et sa soucoupe et, parmi leur tintement, on s’éveillait, on disait un mot, on riait, on se mettait à tinter.

Il disait :

— Je suis venu ici pour m’amuser.

Il avait rapporté du Congo vingt-quatre mille francs et voulait prendre pour vingt-quatre mille francs de Paris. Il achetait des cigarettes orientales, des boutons de manchettes, des épingles de cravate, des revolvers, des bonbons, des journaux illustrés. Il faisait bon rire et tout le faisait rire : un verre que l’on vous sert, un Monsieur qui passe, l’arrivée de quelqu’un, un coup de poing dans le dos, un mot duquel, vraiment, on n’eût pas attendu ce résultat. Marie comprit ce qu’est le plaisir. Et il disait encore :

— Restez avec nous, nous dînerons ici, nous prendrons des voitures, nous irons au concert, nous en sortirons ensuite, et toute la nuit nous vadrouillerons dans des lieux que vous ne connaissez pas.

Mais elle apprit surtout que, parmi tous les plaisirs, il en est un. Elle le lui offrit de bon cœur. C’était à deux pas et pourtant ils montèrent dans un fiacre. Il y avait dans la chambre une longue table qui bouchait la fenêtre, et sur laquelle des casse-têtes, des porte-plumes, des Traité de l’Art de l’Ingénieur, des échantillons de minerai et une boîte de papier à lettres se calaient l’un l’autre et formaient un certain arrangement barbare qui sentait la halte, la vie active et la forte santé. Il ouvrit un tiroir, y prit un papier, le plia.

— Tenez, dit-il.

Elle le garda d’une main moite, comme les femmes lorsqu’elles veulent vous montrer qu’on les force à prendre. C’était un billet de cinq cents francs ; elle le déplia, le vit, le trouva tout naturel comme un verre en plus, comme une feuille qui pousse au printemps, comme un baiser que l’on ajoute à l’amour.

— Que je vous embrasse ! dit-elle.

Il répondit :

— Ce sera pour vous acheter une paire de jarretières.

Puis ils continuèrent, pendant une demi-heure qui fut charmante, qui les grisa et qui leur donna l’envie, pour une après-midi, de quitter le Quartier Latin et de descendre en voiture dans un des grands cafés du Boulevard.

Elle le quitta vers cinq heures. La première impression qu’elle eut du billet de cinq cents francs fut de le sentir, là où elle l’avait mis, sous sa chemise, entre les deux seins, comme un peu de sa peau, et le premier mouvement de s’arrêter devant un magasin de meubles, de n’y rien trouver assez beau et de penser à un lit de milieu, dans une chambre à coucher, avec des fauteuils de satin bleu pâle. Un peu plus loin, elle se campa devant une boutique de bijoutier, considéra un collier de six cents francs et se demanda si on ne lui rabattrait pas sur le prix puisqu’elle pouvait payer comptant. Elle faillit acheter une livre de pralines. Un homme la suivit, elle fuyait, craignant qu’il n’en voulût à son argent. Elle rentra chez elle et se rappela Raphaël : vraiment, il y avait deux ou trois heures qu’elle ne se souvenait plus de lui. Mais quelle était la meilleure cachette ? Dans la table de nuit, il y avait un rayon. Plier le billet et le glisser dans l’intervalle qui existe toujours entre une planche et la paroi contre laquelle elle vient buter. Elle essaya, mais bientôt elle pensa que Raphaël eût pu le découvrir, croire qu’un locataire l’avait oublié là et, dans un mouvement d’honnêteté, prévenir la patronne de l’hôtel et rendre l’argent. Elle trouva bien mieux et plus simple, l’enveloppa dans son mouchoir et mit celui-ci au linge sale.

C’est ainsi qu’elle menait sa vie en deux fois. Elle avait Raphaël et le connaissait comme on connaît ses mains, comme on connaît ses pieds et ne s’apercevait même pas qu’il la portait sur la route. Mais, pour l’autre, il avait un nom presque noble et s’appelait Maurice Delavallée. Et il s’accompagnait encore de toutes sortes de jeux : ceux de l’après-midi avec les voitures, le plaisir que connaissent les enfants dans la journée du jeudi pendant laquelle ils ne vont pas en classe. Et l’on pouvait auprès de lui penser au Congo, se bercer sur l’Océan pour toute la durée du voyage et débarquer enfin dans la rade, au pied des premiers coteaux d’un pays. Elle se rappela la Case de l’Oncle Tom, qui l’avait fait pleurer un jour lorsqu’elle était enfant et se réjouit à la pensée d’avoir au moins trente esclaves. Et tout cela la faisait encore rêver à « l’idéal ».

Quelques jours plus tard, elle fit son paquet pour le blanchissage, franchit la porte et commença la descente de l’escalier. Un paquet est toujours mal commode, elle avait trois points d’appui pour le soutenir : le premier était formé par l’avant-bras, le second par l’os de la hanche et le troisième, qui supportait l’ensemble et le poussait pendant la marche, se trouvait à la hauteur du genou. C’est ainsi qu’elle allait et elle suivait sa peine avec attention et l’examinait toute selon le poids des chemises, des pantalons et des mouchoirs, lorsqu’elle se rappela cinq cents francs qu’elle avait jetés dans son linge et qu’elle portait en ce moment même au blanchissage. Elle défit le tout, sans prendre le temps de remonter, fouilla, trouva, rangea et se trouva vraiment gênée pour l’avenir. Elle n’avait pas de mémoire, pas beaucoup d’ordre, était à la merci de la blanchisseuse si elle se trompait, et alors elle en eut assez. Elle ne savait pas comment les employer non plus et, dans sa pensée, prisonnière de cinq cents francs de désirs, elle en voulait à Raphaël de ne pas deviner, de ne pas comprendre et d’être là comme un homme épais qui ne sait que boucher les désirs.

Après déjeuner, elle prit une enveloppe, glissa le billet à l’intérieur, puis la cacheta. Elle sortit, suivit la rue Vavin, longea les grilles du Luxembourg et, à l’une des portes, découvrit un cul-de-jatte. Il reposait dans une caisse d’emballage, ses roues étaient grossières, il portait par la face un poil jaune et deux yeux que son métier avait aplatis. Elle avança droit, l’enveloppe pliée et la lui colla. Il dit :

— Qu’y a dedans ?

Elle ne répondit pas et fila. Il appela :

— Hé, la petite dame ! Qu’y a dedans ?

Elle détourna un peu la tête. Il croyait à une plaisanterie et n’osait pas déchirer l’enveloppe. Elle prit la première rue à gauche, elle avait grand’peur qu’il ne courût après elle.

À la fin, Maurice dut retourner au Congo. La dernière soirée fut courte : il ne leur restait plus que deux heures. Il s’en servit d’abord pour boire et récapitula ses goûts. Le dernier quart d’heure fut la conclusion des autres : chacun d’eux était en train, le lit de l’homme n’était pas trop éloigné, ce fut comme lorsqu’on se serre la main avant de se quitter. Ils avaient été deux bons camarades.

— Au revoir, mon vieux, lui dit-il. Ce sera pour dans trois ans. Je t’apporterai une défense d’éléphant. Ne sois pas mariée. Reste avec ta mère. C’est encore ce qu’il y a de mieux.

Mais, pour Marie, un départ d’un quart d’heure, une parole sur sa mère, la firent se rappeler de trois mois de mensonges qu’on lui avait donnés. Les femmes se portent avec une telle tendresse que tout d’elles leur semble bon et justifié et qu’elles retournent le mensonge à celui qui fut cause qu’elles mentirent. Alors elle se rappela tout : qu’elle n’eût pu accepter aucun cadeau, que leurs rendez-vous étaient faciles et ne valaient pas une de ces après-midi de Paris qui peuvent vous apporter cinq cents francs, qu’il ne lui avait jamais demandé si elle voulait l’accompagner au Congo, que pour aller jusque là-bas elle aurait le mal de mer, qu’elle était une toute petite fille et qu’il ne savait pas jouer avec elle, que le monde était usé, qu’elle avait vu dans un journal le portrait d’un poète qui ressemblait à Raphaël. Elle fut bien malheureuse d’être ainsi persécutée.


La suite eut lieu un jour. Comme depuis longtemps elle était tentée et qu’elle avait mûri pour le hasard, elle le rencontra plusieurs fois à sa porte, dans l’escalier de l’hôtel, et elle le regardait d’aplomb comme quelqu’un qui en apprécie les qualités. Il demeurait au même étage. Il y eut bientôt entre eux la comédie de la porte qui s’ouvre lorsqu’on entend le pas de la voisine, de la tête glissée par l’entrebâillement et du premier mot qui n’a de valeur que lorsqu’on s’est compris d’avance. C’est à ce premier mot qu’elle adressa sa première réponse, et c’est ainsi qu’elle vint à un autre homme comme les enfants de quatorze mois qui n’ont pas peur de marcher seuls, car ils savent qu’au dernier moment des bras leur seront tendus.

Il ne devait pas avoir beaucoup plus de vingt ans. Ses yeux avaient le feu, son visage en parlait, avec un resserrement des mâchoires et une certaine façon qu’avait sa lèvre supérieure de contenir, de cacher quelque chose comme la passion, comme la bouche et la langue. Il savait se comporter auprès des femmes : tous ses organes y avaient leur part. Il glissait sur elles, coulait de la bouche au talon et, avant même qu’elles ne fussent nues, cherchait quelque coin où la peau pût arriver à son palais. Il avait la fougue et la gourmandise. Il apprit à Marie bien des choses. Il aimait le lieu où la femme est la femme, il la couchait, puis l’attirant, selon l’attitude, la connaissait, la goûtait et l’adorait. D’un peu de ses lèvres, d’un peu de ses dents, d’un peu de sa bouche, il avait fondé son empire, et il relâchait ses mâchoires et bâtissait dans la félicité. Puis il la retournait, la parcourait sur toute sa ligne, la poursuivait en ses contours, pressait, mâchait, passait et éclatait enfin en une prise de possession telle qu’ils semblaient un couple, aux temps de la préhistoire, ayant toute une race à former. C’était ainsi. Puis il la rendait au jour, cassée dans les jointures, morte à tout ce qui n’était pas ce qu’il lui avait donné et sentant, au creux de ses os, le plus las des fleuves s’attarder encore pour les longs souvenirs.

Elle le connut pendant tout l’été. Il était étudiant aussi. Elle se vêtait le matin d’un peignoir et, sans corset, libre et prête déjà, elle préparait midi, puis elle attendait deux heures. Derrière Raphaël, elle ouvrait la porte pour mieux entendre le pas de celui qui s’en va et elle récapitulait là même, à l’entrée de sa chambre, tous les objets : le mouchoir, le portemonnaie, la serviette, elle pensait au coup de brosse dont il avait coutume au moment de son départ et, sûre alors qu’il n’avait rien oublié, elle allait au voisin et frappait trois coups légers, qui étaient sa façon et qui riaient.

Elle ne se promenait pas à Paris pendant la belle saison. Du Luxembourg à la Seine, dans l’air où les hommes se groupaient pour les plaisirs du beau temps, qu’eût-elle trouvé, sinon son corps et ses hanches et la circulation dans ses reins d’un sentiment dont elle n’était plus maîtresse et qu’il valait bien mieux porter à celui qui en savait embrasser l’étendue.