Marie Donadieu/Deuxième partie/III
III
C’est ainsi que le temps passa et qu’un an de Paris vint ajouter à l’amour. Il y eut aussi le printemps qui fut remarquable et parcourut toute chose vivante à sa façon, qui est d’en gonfler la moelle. On sent une sève alors, que des chaleurs accompagnent, puis le seul besoin de la pousser en soi pour la faire sortir. Puis juillet vint, à son rang, au milieu duquel, Raphaël, ayant terminé sa première année d’études, dut donner à sa famille ses trois mois de vacances et s’en aller aider son père dans les travaux de l’entreprise. Il eût bien fallu qu’il possédât cent francs pour que Marie pût faire les quelques achats que nécessite un départ de femme et retourner à la maison de Basile avec le prétexte que Madame Crouzat allait passer chez une sœur qu’elle avait les mois de l’été. Alors elle resta seule. D’abord, elle fut seule pour huit jours, qui étaient le délai que demandait Raphaël pour ajouter quatre noms aux feuilles de paiement d’un chantier et s’approprier ainsi quatre payes. Il disait : « Il y aura un nommé Bourdon, un nommé Donadieu, un nommé Couvert, un nommé Bousset. Il faut que tout le monde y passe. » Marie riait : « Moi, je suis quatre ouvriers ! Je suis quatre-z-ouvriers ! » Et la séparation même la séduisit, parce qu’elle semblait accroître son roman.
Le lendemain, elle fut un peu plus sérieuse et prépara ses quartiers. Depuis deux mois Basile ne lui avait pas écrit, elle s’en était inquiété d’abord et lui avait envoyé une lettre, mais celle-ci, restant sans réponse, elle ne s’y acharna pas, à un âge où l’on ne garde guère de reconnaissance envers le passé. Mais maintenant, comme il fallait qu’elle réussît, comme elle était une femme et n’avait pas le choix, elle retrouva de quoi écrire et mit tout à son grand-père. Elle lui mit même des choses qu’elle n’avait pas.
« C’est moi qui vous écris, vous savez bien que je n’ai pas changé. Je vous ai écrit il y a bien longtemps, mais il me semble qu’il y a encore plus longtemps. Pourquoi ne m’avez-vous pas répondu ? Moi, je ne sais pas, je suis toute seule à Paris et rien ne peut me le dire. J’ai lu des journaux pour savoir et puis je ne sais pas. On trouve ici tous les journaux de Lyon. Bon papa, tu écris si facilement. Tu te souviens que tu disais dans le temps que tu avais le style au bout de la plume. Alors, voilà, il faut m’écrire, bon papa. Moi, je ne t’ai rien fait. Oh ! je sais, tu aimerais mieux que je m’ennuie loin de toi pour que je revienne. Eh bien ! Si je t’écrivais aujourd’hui pour te dire que je vais bientôt revenir. Mme Crouzat va passer les mois d’été chez une parente et comme, là-bas, elle ne sera plus seule, moi je veux aller chez nous. Il faut m’attendre. Oh ! tu verras. Je m’habillerai belle pour te faire honneur. J’aurai une robe bleue et un chapeau avec des coquelicots. Ça se porte à Paris. Et je me tiendrai bien droite et tu me verras, et tu diras : Oh ! mais, puisqu’ils me la rendent si bien que ça, là-bas, il faut qu’elle y retourne. Et puis tu diras à ma grand’mère qu’elle m’achète de la toile pour des chemises. Je les ferai moi-même, parce que maintenant je sais travailler. Je lui rendrai l’argent. J’ai des économies, grand-père, je te les donnerai. Tu achèteras tout ce que tu voudras : des choses qui se mangent, du vin, de la goutte, tu prendras une domestique pour aider grand’mère. Et si tu es bien sage, si tu me réponds gentiment, je t’apporterai une canne. Elles sont noires, en bois d’ébène, ça t’ira bien pour te promener avec moi, et j’apporterai une ombrelle à ma grand’mère, pour son teint, pour le teint de ses joues où je vous embrasse bien tous les deux.
Pauvre vieux ! C’est vrai qu’elle eût aimé lui faire du bien. Mais elle n’avait pas d’économies et c’est bien triste d’être obligée de mentir. Alors, elle eût voulu que sa grand’mère lui achetât de la grosse toile qui lui eût fait mal à la peau, pour faire pénitence.
Ensuite, elle prit ses dispositions pour huit jours. C’est vers six heures, chez elle, qu’elle attendait Jean Bousset. Raphaël avait dit : « Mon vieux, elle va rester ici huit ou quinze jours. Je te la laisse. Monte donc dîner le soir, elle te fera la cuisine. Que tu manges là ou au restaurant… Et puis, elle, ce n’est pas une femme à te raconter tous les jours la même scie. » Elle n’en avait aucun sentiment et savait tout juste qu’elle avait besoin de passer ses huit jours.
Le premier soir, elle disait :
— Il est parti, mon loup.
Jean répondait :
— Je n’ai jamais pu vivre avec les autres. Je ne sais pas quelle part leur donner, j’ai toujours envie de leur donner la meilleure. Je crois que c’est au contraire qu’on reconnaît les riches. Il y a quelque chose en moi qui est la vie des autres et que je ne sais pas gouverner. Vous avez beaucoup d’innocence. Je passerai mes soirées avec vous et, si vous avez un cœur très simple, peut-être ne sentirai-je pas que je ne passe pas mes soirées avec moi.
Elle fut toute honteuse et dit :
— Vous allez bien vous ennuyer.
Elle regarda le bout de son doigt, puis le bout de tous les autres, parce qu’ils n’étaient pas très bien soignés. Soudain, elle quitta tout et lança sur Jean les yeux en disant :
— Il faut tout donner. Moi, j’ai tout donné.
Ils rirent tous les deux. Alors elle s’écria :
— Ce n’est pas vrai, d’abord. Il m’en reste encore un peu.
Pour Jean, il ne savait pas se retenir, et lorsqu’un sentiment lui naissait quelque part, il le laissait aller et, comme lui, coulait tout droit. Il dit encore :
— Je vous connais et ceux qui ne vous connaîtraient pas croiraient qu’il n’est pas vrai que vous ayez de l’innocence. Moi, je vous dis que vous êtes une enfant. Vous les avez vus avec leurs petits pieds et leurs boucles ; leurs pieds aussi ont l’air de flotter au vent. Voyez-vous, la femme est une enfant : le malheur est qu’elle dispose de moyens dont ne devraient disposer que des êtres plus mûrs. Il n’y a pas la juste balance de votre ventre à votre tête. Les hommes ne veulent pas le comprendre, ou alors ils ne viendraient pas nous parler de vos péchés. Je ne sais pas si vous êtes jolie, vous êtes mieux que si vous étiez jolie. Il n’y a pas de perversité dans votre visage, parce que toute l’expression de vos traits aboutit à votre bouche. Vous êtes née très simple et très bonne et peut-être un peu gourmande. Mais il y a vos yeux. J’ai vu bien des yeux dans ma vie, c’est pourquoi je me ferai comprendre. Je connais un agrégé de mathématiques, je suis sûr que son regard hésite quelques instants avant de sortir. C’est ridicule et ce que je vais dire semble prévu, mais il m’a toujours semblé que son regard retenait des formules. Je connais un homme très bon. Ses yeux, je les nomme des yeux de mousse et ils reçoivent autant qu’ils peuvent donner. Il m’est arrivé de lui parler en regardant ses yeux. Alors, Marie, j’ai vu quelque chose de très clair et d’un peu timide qui me faisait penser à de la pudeur. Puis il y avait de larges battements de paupière qui devaient lui faire du bien et reposer ses prunelles, des battements de paupière que je qualifierais de réfléchis et qui, je ne sais pas encore pourquoi, m’ont appris qu’une bonne action est celle qui retourne à son auteur. Pour vos yeux, on ne sait pas si c’est qu’ils regardent ou si c’est qu’ils sont regardés. Vous êtes plus près que nous autres des choses, vous avez une façon de les boire. Vous ne connaissez pas le repos. C’est étonnant : vous ne battez presque jamais des paupières. Pour vous dépeindre par un contraire, les yeux contraires aux vôtres sont des yeux où l’iris est profond et doux comme si l’on devait s’y baigner. Peut-être recevez-vous beaucoup de celui que vous aimez, mais je crois plutôt que vous lui donnez. Il y a un point qui me fait supposer que vous ne connaissez pas la plénitude. La prunelle de vos yeux est tournée vers le haut. Ce sera un compliment : vous regardez naturellement les cieux. Vous devez avoir beaucoup de tempérament. Souvenez-vous de ce que je vous disais d’abord. Pour moi, il n’y a pas de péché en vous. Savez-vous ce que c’est que le mal ? Le bien, c’est tout ce que l’on fait ; le mal, c’est tout ce qu’on aurait pu faire.
Elle fut étonnée d’abord, elle qui retenait beaucoup de ce qu’elle eût pu dire. Puis elle entendit le reste, non pas comme si elle eût été Marie, mais avec un sentiment plus large et un mouvement qui prenait les paroles et leur trouvait une place. Et cela la remplissait si bien qu’elle n’en avait plus maintenant aucune surprise. Elle dit :
— Oh ! vous pouvez parler. Moi, il me semble que je vous ai toujours connu.
Il répondit :
— Je suis votre ami, sinon vous ne m’auriez pas écouté. Je ne le savais pas encore quand je suis entré. Prenez bien garde que ce ne soit chez vous le point faible : vous avez pu m’écouter ! Mes amis, je les ai d’un coup d’œil. Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui m’écoutent et ceux qui ne m’écoutent pas. Je dois être un peu simple d’esprit.
Elle eut un mot qu’on n’eût pas attendu.
— Oui, vous êtes un baromètre.
Ensuite, il y eut l’arrêt naturel du discours, l’instant où on se le remémore et où on le complète pour son usage. Ils dînèrent ensemble, de chaque côté de la lampe dont la lumière versait un silence auquel ils prêtaient attention. Un peu plus tard, quand elle eut desservi la table et versé le café dans les tasses, il lui vint à la bouche le résultat de son travail :
— D’abord, ça n’est pas vrai que je suis une innocente. C’est vous. Vous êtes une petite fille. Là… ma petite fille…
Et elle lui passa la main sur les cheveux pour bien les mettre en ordre. Il avait au premier rang une mèche blonde qui s’écartait de la masse à sa façon. Elle fit :
— Ah ! vilaine ! tu as encore enlevé le ruban que je t’avais mis. Tu ne peux donc pas rester en place. Attends un peu…
Elle prit une faveur bleue, la passa et la noua avec une double boucle. Elle en prit encore une autre, l’attacha sur le côté et fit descendre les bouts jusqu’à l’oreille. Elle rit beaucoup, puis elle dit :
— Ça vous va bien. On ne dirait même pas que c’est ajouté.
Il la portait en effet simplement, il avait beaucoup de naturel dans le jeu. Il y avait en lui quatre choses bleues : les deux faveurs et ses deux yeux. Et comme il souriait, les quatre choses se ressemblaient.
Elle dit :
— Racontez-moi encore des histoires.
Elle appelait cela des histoires.
Jean dit :
— J’en connais une qui est bien pénible. Vous ignorez certaines folies qui s’abattent des pères sur les fils. La folie des miens est de n’avoir jamais su dédorer ses idoles. Mon histoire est baroque. Mais l’esprit en est encore sur moi et je me demande quel est le drame, quelle est l’aventure qui le pourrait chasser. Il y a tant de choses que je ne puis vaincre encore. Un jour, mon père avait dix ans et vivait chez sa mère qui était pauvre. Un oncle vint les voir. C’était une fête : ma grand’mère offrit une bouteille de vin. Mon père l’alla chercher. Il était un fils de pauvres sans espoir et sans envie et qui s’était assis, comme cela, dans une idée que le monde lui donnait sa part. Il revint. On avait versé le vin, il l’avait pris alors et remontait chez lui, le possédant. La mère le reçut de ses mains, le vit, le regarda et s’aperçut d’un coup qu’on n’avait pas empli sa bouteille. Elle avait quarante ans et avait reçu de la vie tant d’amertumes qu’elle avait pris l’habitude de les rechercher. Elle dit : « Comment ! Ils ne t’ont pas rempli la bouteille ! » Remarquez qu’il ne s’agissait pas pour mon père de retourner là-bas et d’affronter un commerçant. Les pauvres regardent, apprécient, se font un sens des choses, mais ne s’y opposent pas. Il répondit : « Oui, il en manque ! Mais c’est moi qui l’ai bu. » Comprenez-moi bien, Marie. Celui-là était un enfant si bon, si sot et si bon, que la méchanceté du monde ne pouvait exister que par sa faute et qu’il aimait mieux sauver son idéal au prix d’un mensonge.
Marie ne disait rien. Puis elle fit :
— Le cœur de mon petit Jean Bousset !…
Ce fut le mot qui résulta de leur rencontre, mais il en résulta d’autres.
Le jour suivant, il se passa entre eux les mains. On a d’abord besoin de ses mains pour manger, mais lorsqu’on a mangé, les mains sont superflues et il y a des gens qui les mettent dans leurs poches. Alors, il arriva que Jean et Marie associèrent leurs mains. Elle disait :
— Voyez-vous, c’est commode. Vous allongez vos doigts, vous les écartez ensuite et, dans l’intervalle, il y a de la place pour tous les miens. Je suis contente qu’il y ait de la place entre les doigts. Et je suis contente encore parce que, lorsqu’un petit homme tient ainsi sa petite femme, ils ne peuvent pas mettre autre chose dans leurs mains. C’est le bon Dieu qui l’a voulu. La main est faite pour être deux.
Ils se tenaient de la sorte et il fallait qu’ils rapprochassent leurs chaises. Ils se courbaient un peu, comme assis sur le même banc, dans une pose qui les faisait réfléchir. Les femmes sortent d’abord l’objection pour obliger tout aussitôt l’homme à la surmonter. Elle dit :
— Je vous prive de vos amis. Vous passez toutes vos soirées avec moi.
Il se tourna un peu et la regarda en face avec deux yeux, puis il répondit :
— Mais non. C’est la femme, cela. Elle nous tient lieu de vivre.
Les jours suivants, ils furent un homme et une femme en tête à tête. Elle ne sortait pas l’après-midi, parce qu’il ne lui restait plus que huit jours et, quoiqu’elle eût eu des aventures qui n’avaient pas duré longtemps, un soulèvement de son âme les avait portées à ses yeux comme une espérance et, quoiqu’elle eût fort bien accepté un bonheur qu’elle eût su ne pas pouvoir garder sa vie entière, un sentiment qu’elle appelait « l’idéal » la préservait encore de huit jours de plaisir. Et puis le premier feu s’éteignait, qui avait surpris jusqu’à son cœur. Alors, elle attendait Jean Bousset. Nous sommes des voyageurs et ceux à qui il ne fut pas donné de connaître les chaînes des monts et le glissement des larges eaux parcourent un homme un soir de confidences et accomplissent ce qui fut si bien nommé le voyage intérieur.
Comme ils ne parlaient pas toujours, il y eut une heure où ils s’en prirent à leurs épaules. Ce fut presque une découverte et celles de Marie ondulaient et fondaient selon le bras que Jean passait autour d’elles. Elles étaient deux, se suivaient comme deux vagues et vous balançaient dans on ne sait quel courant comme lorsqu’on est heureux. Ils s’avançaient l’un vers l’autre.
Jean disait :
— J’appuie ma tête à votre épaule. Dieu est bon. Je sens tout. Il y a la lampe et le silence. C’est ma place. Ma place est grande, ma place est claire comme la grande place d’un village où l’on passe. Vous levez le bras et je coule ma tête et je l’appuie et je l’étends à l’ombre. Je me tairai pour que mes pensées montent. Je les sens déjà se lever comme des bulles et elles éclatent à la hauteur de mes tempes. Il y a une cuisine dans mon cœur, je l’entends bouillir.
Alors elle pencha la tête et répondit :
— Ta tête et ma tête, ça fait deux cœurs.
Ils disaient aussi :
— Nous allons nous tutoyer pendant cinq minutes.
Jean regardait sa montre :
— Oh ! j’aime mieux ne rien dire pour y penser davantage.
Puis il faisait :
— Toi.
Et elle répondait :
— Toi.
Ensuite, il y eut que c’était très simple. Le temps, alors, descendait chaque soir, assistait à leurs jeux et remuait autour de leurs fronts des minutes qu’un coup d’aile semblait balancer. La chambre était dense comme le cœur du monde, comme l’organe du centre qui reçoit la vie et la retourne d’un battement jusqu’aux limites du ciel et du silence. D’un mouvement de ses prunelles, Marie reportait tout vers le haut. Jean disait :
— J’assiste à vous. Vous respirez, maintenant, et de votre poitrine qui se hausse en respirant, je sens la vérité intérieure et le geste caché, comme la femme sent la vie de son enfant. Je sais quelque chose de votre sang et j’entends votre cœur. Vous penchez la tête, il n’est rien de vous qui ne m’arrive et nous sommes pareils à deux sœurs jumelles que berce leur nourrice dans un même berceau. Je vous suis et je vous connais. Ceci est votre épaule et peut-être que ma pensée suffit à la courber selon la forme de mon bras.
Elle entendait cela, vivait auprès d’un homme et découvrait ce qu’elle pouvait découvrir. Elle ne savait pas s’apaiser pendant un temps, sentir un sentiment pour lui-même et se dire : Il fait si bon que je m’arrête. D’ailleurs, elle avait sa vie qui était autre, qui était la vie d’une femme ayant besoin d’aboutir. Elle complétait un soupir, d’un mouvement de bras elle recevait une pression, d’un voisinage elle prenait une chaleur singulière qui la gagnait, qui s’associait au jeu de son sang et le poussait bruyamment dans sa chair. Elle connaissait l’homme et sa possession, elle en imaginait les ressources et en espérait encore d’étranges mystères, parmi lesquels toute son âme battait à la façon des oiseaux pris. Un souffle sur sa joue, une main à son épaule, trois quarts du visage d’un homme qu’elle voyait en baissant les yeux, la masse d’un corps et sa présence, elle recevait cela, le détaillait dans sa tête, l’animait à son image, en formait sa vie, bouillait, rêvait, pensait et réchauffait tout dans son sein. Il lui semblait alors assister à l’instant même de sa destinée où tout ce qu’elle attendait la saisissait au cœur, où chacun de ses organes soulevés aspirait la vérité dernière, s’y mêlait et s’ouvrait à son flot. Elle en sentait la chaleur, déjà. Elle ne pouvait plus la contenir et, bizarre, battante, vaincue, assistait au passage en son corps d’une flamme intérieure qui dissolvait les éléments par masses et lui remontait à la bouche le goût de son sang. Jean parlait encore.
— J’ai toujours aimé à connaître les hommes. Je les connais avec respect et il se mêle à chacun de mes sentiments je ne sais quelle admiration et je ne sais quelle timidité. Je suis un peu bavard, je me promène autour d’eux. Ne vous ai-je pas parlé de cela autrefois ? Je suis un pauvre. Je me rappelle les erreurs comme tous ceux qui en souffrirent, comme les masses populaires que l’on juge en bloc et d’un coup d’œil.
Un soir, Jean partit comme à l’ordinaire. Il descendit d’abord l’escalier, on lui ouvrit la porte de la rue, puis il la ferma. C’est au moment même où la porte claquait que Marie se dressa. Elle poursuivait autre chose encore et le jeu de ses pensées soulevait un bloc épais qui lui râclait la tempe en passant. Elle n’y put tenir, jusqu’à ce que la poussée entre ses côtes d’une matière dont elle n’était plus maîtresse la prît comme une douleur à laquelle on ne résiste pas et la portât trois portes plus loin, sur le palier. Elle fut, pendant une seconde, à serrer entre ses bras un morceau de la nuit, puis elle ne pouvait plus attendre, puis elle frappa.
Il ne l’avait jamais trop embêtée, pas même aux premiers jours, alors que la fièvre de se connaître fait que l’homme et la femme se parcourent, puis ils s’étaient unis d’autres fois, puis ils s’étaient croisés, selon leur pente, au hasard du voisinage, profitant d’une absence de Raphaël, d’une rencontre, d’une couleur du temps, soucieux avant tout d’éviter les ennuis. Il était couché, il avait ouvert sans savoir. Elle dit :
— C’est moi.
Il répondit :
— C’est une riche idée.
Et c’est ainsi que Marie se dégagea de ses longs tête à tête avec Jean Bousset.
Le lendemain de ce jour était un dimanche. Jean devait venir à onze heures, à cause d’un projet qu’ils avaient arrêté d’aller à la campagne et de goûter l’un à l’autre sous les arbres. Il vint avec fidélité : cette fois aussi, il monta l’escalier. Comme il heurtait la porte, elle comprit, leva la tête de son lit qu’elle avait gagné au petit jour, ouvrit et se remit entre les draps, bien lourde encore, avec une excuse.
— Je me suis réveillée. J’avais mal à la tête. Je me suis rendormie.
Il entra. Elle étendait deux pauvres yeux de malade et ramenait la couverture à son bras. Il la baisa où elle avait mal, elle plissa son front et devint une petite fille avec une grande fatigue dans les reins. Elle n’y pouvait rien autre chose que de souffrir et elle câlinait et plaignait le fond de son cœur d’une pensée constante et tout à fait tendre. Le mal lui avait fait du mal.
Jean s’assit à son chevet, puis elle sortit la main pour qu’il la pût prendre. Alors il se passa un silence très simple et qui avait sa signification. Elle l’accueillit, elle le coucha dans le lit près de son corps, elle reçut une sorte d’amitié cachée qu’elle promena quelque temps dans son cœur, sans cause et simplement parce qu’il y avait de la place. Puis elle voulut que toute la paix et tout le bien-être gagnassent autour d’elle. Alors elle eut un mot.
— Maintenant je suis guérie.
Jean parla. Il ne comprit pas. Il était toujours à côté de la vérité, comme les hommes qui pensent. Il dit :
— Vous êtes au lit. C’est quand la femme est malade que l’on sent qu’elle est une femme. Avec vous, je ne m’en étais jamais aperçu. Ne parlez pas. Vous me revenez de bien loin. Voici dix ans. C’était au temps des vacances, la terre avait des reflets dans mon pays et l’air qui montait jusqu’au ciel semblait comme lui, semblait comme vous, quelque chose de bleu, quelque chose de bon comme une liaison. J’avais seize ans et je m’en souviens. Je marchais dans un sentier où l’herbe, les haies et mon cœur formaient un tapis à mes pieds, ombrageaient mon corps et voisinaient. Et, soudain, il se passa ceci. Il y eut au monde comme une ouverture. Jamais je n’avais pensé qu’il y eût des femmes et qu’il y eût un amour. Dirai-je que je l’appris ? Non, c’est comme si j’allais l’oublier. Alors je me couchai dans l’herbe, je soulevai ma tête avec l’un de mes bras et je me tins là, dans un monde sans pareil, où je caressais quelque chose de doux comme le satin. Mon adolescence commençait et je me tins couché dans l’herbe, au seuil de ma vie, tout occupé à la vêtir de couleurs si belles que mes sentiments se levaient l’un après l’autre pour les mieux voir. Et je me disais : « Oh ! voilà ce qu’il faut faire. Je vais rentrer, j’étudierai les mathématiques pour me présenter à l’École forestière de Nancy. Je veux habiter dans les bois, pour que rien ne vienne me contredire. J’aurai une femme et je la garderai comme on garde la vérité quand on l’a recueillie. Elle sera toute blanche. »
Nous sommes plus complets qu’on ne l’a cru et, parmi les obscures combinaisons de ce qu’on a nommé le bien avec ce qu’on appelle le mal, quelque étincelle détermine parfois une chimie assez profonde qui décompose les éléments et les superpose en zones de densités différentes, tout comme des couches d’huile remontent à la surface de l’eau. La sincérité gagne autour d’elle et, s’associant au jeu naturel des sentiments, leur facilite la voie et les prend à sa suite comme un frère conduit son frère. Et le premier sentiment qu’elle éprouva, ce fut d’avoir mal aux reins. Quand le jeune homme était entré, elle avait pensé : « Je suis fatiguée, sans plus, et mes reins commettent une injustice à mon égard. » Maintenant, elle sentait en eux comme une déchirure, comme un souvenir de les avoir blessés. Elle avait envie de dire : « Mes reins sont en guenilles. » Elle en parla comme elle en pouvait parler.
— Vous m’avez dit : Le bien, c’est tout ce que l’on fait.
Il répondit :
— Je ne crois pas à une vérité éclatante qui tomberait chez les hommes et s’arrêterait au milieu d’eux. Peut-être ai-je prononcé cette parole. Pardonnez-la moi, Marie. N’ai-je pas dit plutôt : Le mal c’est tout ce que l’on aurait pu faire. Nous ne connaissons de l’homme que sa limite, nous ne connaissons de la vérité que le lieu où elle n’est pas. Je dois vous ennuyer avec moi-même. Je parle par anecdotes parce que je ne suis pas un homme d’action et que je me suis contenté d’avoir vu. Écoutez-moi, si vous allez mieux. Quand j’avais vingt ans, je vivais chez mon père auprès d’une jeune fille de dix-sept ans qui était mûre, qui venait voir ma sœur chaque jour, qui tournait vers moi sa face et que j’embrassais dès que quelqu’un ne nous voyait plus. Elle s’approchait, elle me laissait toucher à tout sur son corps, et lorsque, pendant une minute, nous étions seuls, je la prenais dans mes bras comme il le faut.
— Petit polisson ! dit Marie.
— Je dis tout, je ne puis pas ne pas tout dire. On appelle cela manquer d’éducation, mais je vous le dirai pourtant. Elle pliait son dos, elle tendait son ventre, j’étais auprès d’elle, rouge, avec une force de pénétration. Je n’aurais eu qu’un mot à dire, qu’un rendez-vous à fixer et je ne le fis jamais, et je me crevais de ma timidité. Je dus quitter mon pays pour entrer à l’École Centrale. Un mois n’avait pas passé qu’un acteur d’une troupe de comédiens ambulants lia conversation avec mon amie, agit avec discernement et la prit sous lui, ardente, vierge et pleine de la rage que donne le premier homme à celle qui l’attendait. Et quand j’appris cela, j’étais seul à Paris, sans femme, et je me tordais dans un sentiment d’avoir raté le bonheur de mes jours. Et toute femme n’est plus celle-là, et tout plaisir que l’on n’a pas goûté est le maître qui règne sans interrompre.
Elle dit :
— C’est comme moi si je n’avais pas pris mon loup.
Il continua :
— Je ne sais pas si j’eusse bien fait en étant l’amant de cette fille, je sais que j’ai mal fait en ne le devenant pas. Moi, je suis né pour apprendre. Il y a en moi le sang des pauvres qui remplissent leurs poches. J’avais vingt ans, j’avais tout ce qu’il faut pour savoir. Ne croyez pas que je regrette un plaisir. La femme est une science, elle n’est pas un plaisir. De toutes les créatures qui sont au monde, elle est celle que nous pouvons le plus profondément apprendre. Je reste avec mes regrets. Si la vie jamais m’offre pareil fruit, sachez que je le prendrai. Et j’ai fait mal, et cela n’était pas mon cœur puisque j’en souffre encore. Et j’avais vingt ans.
Elle fit :
— Voyez-vous… Mais moi, je vais avoir peur, maintenant que vous avez dit ça.
Puis elle sortit son bras et le courba avec un sentiment d’avoir eu raison. Les bras nus des femmes semblent contenir la plus fraîche part de leur amour et dessiner son élégance même, alors qu’on ne le connaît pas. Jean n’eût guère imaginé que Marie pût avoir des bras nus. Et, tandis qu’il en suivait la ligne, il crut mentir en répondant :
— Oh ! mais, vous… vous êtes une amie.
Ils se turent ensuite, cependant qu’elle tournait parfois entre les draps sa hanche, que le silence lui faisait mieux sentir ses mouvements et que, dans cette position de la femme couchée, son corps recevait cette excuse organique, ce quelque chose du fond des moelles qui est satisfait après l’action dont on avait envie. Elle dit :
— Est-ce que vous avez fait quelquefois des bêtises ?
Jean répondit :
— Je n’ai jamais fait de bêtises.
— Pourtant, racontez-moi vos amours.
Il dit :
— Ah ! Marie, je ne sais pas lesquels vous conter. Qui sait si mon histoire d’amour… La vérité, c’est que je me suis beaucoup attaché à vous. Je l’ai fait d’abord sans crainte et ne sachant pas que je vous trouverais un jour couchée entre vos draps. J’ai beaucoup d’affection pour vous-même. Savez-vous quelle est ma peur ? J’ai peur qu’un jour vous ne m’ayez plus. Et puis, pourquoi vous dis-je cela ? Vous m’avez demandé une histoire. J’ai beaucoup d’histoires malades. Elles vous feront du bien. Tenez, il y a trois jours, je sortais de chez vous. Ne me condamnez pas. Il y a trois jours, je sortais de chez vous. Au coin du boulevard Saint-Michel, une fille s’est troussée pour changer de trottoir et, comme j’avais vu ses deux jambes basses, je me suis approché d’elle. Elle était petite, presque idiote, un de ses yeux pleurait. Je l’ai fait boire. Elle disait : « Oh ! Si vous pouviez venir avec moi ! » Marie, je venais de vous quitter, je dois vous dire que je n’y suis allé que le lendemain. Il était une heure. Elle vint m’ouvrir en chemise. Elle devait avoir une patience d’idiote et mettre trois heures à ranger sa chambre. Elle me dit : « Qu’est-ce que tu vas me donner ? » Je lui donnai trois francs. Elle dit : « Il me restait trente sous. Attends un peu. » Elle sortit sur le palier et entra dans une chambre. Je l’entendis qui parlait : « Combien as-tu payé ton corset ? » Une voix de femme répondit : « Trois francs quatre-vingt-quinze. — Alors, j’ai trente sous et trois francs, combien que ça fait ? — Ça fait quatre francs dix sous. — Alors est-ce que c’est assez ? — Mais oui, il te restera onze sous. — Trois francs quatre-vingt-quinze et onze sous, combien que ça fait ? » L’autre répondait : « Ça fait quatre francs dix sous, tête de cochon. » Voilà les femmes que j’ai eues, Marie. Et j’attendais celle-ci, avec ma maladie à moi, qui est de me rouler sur je ne sais quelles espérances. Elle revint, elle dut défaire son lit, et elle disait déjà : « Oh ! que je suis lasse, que je suis lasse ! » Je suis parti, un peu plus tard, ayant vu cette face de l’amour. J’avais besoin de vous raconter cela. J’ai besoin de vous raconter tout ce que j’ai fait de mal. Voulez-vous que je vous raconte encore ?
Elle dit :
— Vous ne savez pas ? Raphaël devait m’envoyer de l’argent pour que je m’en aille. Il ne l’a pas encore fait. Je suis bien contente. Parce que, comme cela, je resterai plus longtemps avec vous. Pourquoi dites-vous toujours que vous êtes un pauvre ?
— Je ne sais pas. Ce n’est peut-être pas vrai, mais j’ai besoin de le dire. Si je ne le disais pas, il me semblerait que j’eusse pu dans la vie ne pas agir comme un pauvre. Marie, ceux qui souffrent ont besoin d’avoir raison. Je regardais vos yeux, voici une minute, vous saviez que je les regardais. Quelque chose en vous m’a supplié, vous m’avez tout dit et vous avez pensé : Ne me condamnez pas ! Tous les yeux que j’ai regardés dans ma vie m’ont parlé comme les vôtres.
— Oh ! oui, je voudrais bien vous dire quelque chose, mais je n’ose pas.
— Parlez, Marie. Pour moi, j’eusse voulu vous apporter un corps de crucifié. Je n’ai pas assez souffert pour que vous m’aimiez. Je voudrais pouvoir m’avancer et vous dire : « Tu vois, ils m’ont porté sur la montagne. Leurs femmes et leurs petits enfants m’ont jeté des pierres, je pense que les chiens eux-mêmes ont ri. Ils m’ont crucifié jusqu’à sept fois. » N’est-ce pas que vous auriez eu du bonheur en pansant les plaies de mes mains ?
Elle se tut. Il vit ses deux yeux qui suivaient dans le coin sombre de la chambre une étrange image, dilatée, mouvante, qui s’approchait déjà. Elle parla, phrase par phrase, avec des arrêts pendant chacun desquels Jean se reposait pour mieux souffrir encore.
— Je ne voulais pas vous le dire. D’abord, Raphaël n’est pas un homme comme il me l’aurait fallu. La première fois qu’il m’a battue, c’était à Lyon. Il m’a donné une grosse gifle. Il m’a bien fait mal. Et puis, pendant longtemps, je ne pouvais plus me regarder dans une glace. Le matin, quand on peigne ses cheveux… je m’arrêtais, je ne pouvais pas faire autrement, je me regardais, je me disais : Figure à gifle ! Une autre fois, il m’a donné un coup de pied, et dans le ventre. C’était une mauvaise femme qui demeurait dans la maison. Elle lui avait dit que je faisais la vie avec d’autres hommes. Ce n’est pas vrai. Il est rentré, moi je ne m’y attendais pas. Il voulait d’abord me jeter par la fenêtre. Ensuite, il m’a donné un coup de pied dans le ventre. Le médecin a dit qu’un centimètre plus haut il m’aurait tuée.
Puis elle laissa ses deux yeux poursuivre une vie bien triste de pauvre petite Marie que les méchants avaient blessée. Jean dit :
— Donnez-moi aussi votre autre main.
Il posa son regard sur celui de Marie, la caressa d’une pensée docile qui prenait une douleur après l’autre et qui les gardait toutes. Il se taisait entièrement, avec force. Il pencha la tête, la mit sur l’oreiller, se tut encore et, joue contre joue, il resta là, pendant qu’il faisait chaud et que la vie lui pressait au cœur il ne savait quel fruit délicieux. Un peu plus tard, il se leva. Elle était couchée sur le dos, de tout son corps : on eût dit que sa vie aussi était couchée. Il s’approcha, baissa la tête, fut à la hauteur de la couverture et, se recueillant alors pour adorer ce qu’elle cachait, bienheureux à cause des voiles qui faisaient son baiser si pur, il posa ses deux lèvres sur le ventre d’une femme qu’un homme avait frappé. Elle fit :
— Et moi aussi, je suis contente d’avoir souffert.
Elle se rappela qu’elle n’avait pas menti. Jamais Raphaël ne l’avait battue, jamais Raphaël ne lui avait donné un coup de pied et pourtant elle n’avait pas menti. Elle se répétait à elle-même : « N’est-ce pas, je ne pouvais pas dire à ce petit tout ce que j’ai fait. Mais j’ai été bien malheureuse. Et puis, c’est en effet par mon ventre que j’ai souffert. » Et tout était bien vrai. C’était comme une vérité par substitution.
Il y eut un silence singulier qui garnit toute la chambre, qui gagna chacun de leurs mouvements, un silence plus fort que le bruit de leur sang et qu’il leur semblait respirer. Elle dit enfin :
— J’aurais bien voulu vous connaître à Lyon, il y a trois ans.
Ensuite, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas déjeuné. Il fallait qu’elle se levât, elle pria Jean de passer sur le palier pendant qu’elle allait sortir de son lit et, comme il partait, elle vit que lui aussi avait les yeux bleus. Alors elle dit :
— Deux yeux bleus et deux yeux bleus, ça fait quat’z yeux bleus.
Ils n’allèrent pas à la campagne ce jour-là. Ils n’avaient besoin d’aller nulle part. Chaque jour amena son lendemain. Les quatre murs d’une chambre se prirent d’une couleur profonde, d’une sorte de silence qui gagnait et qui, s’avançant à la hauteur de leur poitrine, les entourait simplement, puis qui montait comme une pensée, comme plus qu’une pensée, avec un murmure dans leur sens intime de ce qu’on eût pu appeler l’esprit de vérité. Jean disait :
— Il se passe quelque chose en moi. C’est dans mon estomac. Il y a de la brouille d’abord et puis ça se brouille encore davantage comme si on y faisait l’omelette.
Marie répondait :
— Moi aussi. Moi, c’est plus gros que l’omelette, et puis ça a du mal à passer.
Ils approchaient leurs chaises, se penchaient et se mêlaient davantage. Que les soirs allaient bien ! Leur tête et leurs épaules reposaient, chargées d’un sentiment dont ils sentaient le poids. Marie disait :
— Ça va bien. Oh ! ça va bien. Ça va tout seul. On a graissé mon cœur.
Elle ajoutait ensuite :
— Je suis une petite sotte, je ne devrais pas vous le dire.
Un soir que Jean était parti, ce fut son voisin qui frappa. Il rentrait. Elle ouvrit la porte, elle l’ouvrait à quelque chose, à Jean, à l’espérance et ne pouvait pas se lasser de son cœur, mais elle vit l’autre bien vite. Alors elle ferma, dans une colère dure qui fit claquer son sang. Il cria :
— Ah ! oui, je sais. Maintenant, il y a de la concurrence.
Elle eut tout à fait honte.
Pourtant, elle n’aimait pas Jean. Elle ne l’aimait pas, en y réfléchissant et, de plus, elle ne se rendait pas bien compte de ce qu’elle appelait l’amour. L’amour, c’est tout ce que l’on n’a pas. Mais pour lui, un dimanche, étendue dans son lit, elle avait senti sa vie davantage, elle l’avait sentie jusqu’au fond et, de chaque sentiment recherchant la source, il la lui avait trouvée tout à côté du coup qu’un homme, autrefois, dans son ventre avait donné. Elle se répétait :
— Je n’ai pas menti. C’est dans le ventre que j’ai souffert.
Alors elle se faisait claire, laissait toutes ses eaux s’étaler, y mêlait l’image de Jean qui les avait découvertes, la baignait, la mirait et le sentait sourdre avec chacune de ses pensées. Il avait deux yeux bleus comme une petite fille et une mèche blonde à son front.
Quelques jours plus tard, comme Raphaël lui avait envoyé l’argent du voyage, elle hésitait chaque soir :
— Il va falloir que je m’en aille. Ah ! oui, il va falloir que je m’en aille.
Elle en parlait, elle mentait encore un peu.
— N’est-ce pas, mon pauvre loup ne serait pas content.
Il y eut enfin un soir où elle devait partir le lendemain. Elle avait dit à Jean :
— Nous passerons la dernière soirée chez vous parce que je veux tout vous voir.
C’était une petite chambre donnant sur la Seine. Il la lui présenta en entrant :
— Ici, il y a une table, ici il y a deux chaises, ici il y a une armoire à glace. Voici le lit. Qui sait ? Il n’en faut peut-être pas davantage.
Ils y vécurent pendant un soir. Chaque heure passait et se baissait en passant pour ramasser sur sa route tout ce qu’un mois d’heures avait laissé tomber. Quelqu’une parfois s’arrêtait soudain, oscillait un temps et repartait enfin, laissant derrière elle quelque mot qui voulait rester.
— Je vous ai connue, disait Jean.
— Je vous ai connu, disait Marie.
Puis l’heure passait. Il naissait des silences après lesquels chacun d’eux s’apercevait que l’heure avait passé.
— Ne vous en allez pas encore, disait Jean.
Elle répondait :
— Je vous ai tout dit et j’ai pourtant du mal à m’en aller.
Ensuite, elle restait assise, avec deux jambes qu’elle ne pouvait pas toujours contenir et auxquelles Jean s’adressait en disant :
— Vous avez bien le temps.
Elle remua un peu plus, alors il crut tout perdu. Elle fit :
— Mais non, gros bête, je ne pars pas encore.
Il craignait, pourtant, et avec ses deux bras, comme il craignait, il l’entoura, la prit au passage, s’assit sur elle, pesa de tout le poids de son cœur et resta, avec de gros sentiments qui sortaient de ses yeux et sur lesquels Marie, sans une phrase, arrêtait ses pensées. Leurs mains aussi se mêlaient. Autour d’eux, un long mouvement s’enroulait, qui les nouait sans relâche, qui serrait à chaque tour, auquel ils cédaient ensemble et ne laissant pas entre leurs deux corps une place où la vie pût glisser un malheur.
— La première fois, je veux que tu t’en souviennes, tu étais sur le lit, à côté de lui. Et puis je t’ai revue. Et puis je t’ai revue toute seule, et puis tu m’as tout dit. Tu ne peux pas… Tiens, regarde : j’y pense et tu ne peux pas. Il ne faut pas que tu t’en ailles. Je te reverrais sur le lit, à côté de lui. Je ne pourrais plus te revoir. Et puis, moi, je ne te battrai pas.
Elle ne disait rien, elle coulait doucement, elle relâchait ses bras, elle s’échappait sous la pression de Jean ; elle se dégagea, elle perdit la chaise, elle tomba. Et quand elle tomba sur le sol, ils tombèrent ensemble, elle fut heureuse d’avoir tombé. Elle serrait les deux poings, elle laissait bien aller sa tête et elle disait :
— Je t’aime, je t’aime, je t’aime… Ne me touche pas.
Ils se tinrent longtemps couchés l’un auprès de l’autre, ils eussent voulu se faire bien mal et mourir, pour être plus sûrs encore : Jean, qu’elle ne partirait pas, — Marie, qu’il ne la laisserait pas partir.
Et c’est ainsi qu’ils ne purent pas ne pas s’aimer.