Marie ou l’esclavage aux États-Unis/13

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Charles Gosselin (p. 137-153).


L’EMEUTE.

« Ainsi s’évanouissait mon rêve d’illustration littéraire et l’avenir que j’y rattachais ! Tout autre moyen de renommée m’était interdit. Si les États-Unis eussent été engagés dans quelque guerre, j’eusse tenté d’entrer dans les rangs de l’armée américaine ; mais en temps de paix il n’y a point de gloire militaire. Les soldats de ce pays se réduisent à quelques milliers d’hommes cantonnés sur les frontières des États de l’Ouest, où leur seule mission est de tenir en respect des hordes d’Indiens sauvages. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Comme j’étais tombé dans l’accablement profond qui succède au dernier rayon éteint de la dernière espérance, je reçus une lettre de Nelson qui m’annonçait son départ de Baltimore et sa prochaine arrivée à New-York avec Marie ; il n’entrait dans aucun détail. « Vous saurez, me disait-il, la cause de cette retraite et le nouveau coup qui vient de nous frapper. » Il ne me disait rien de Georges.

Après un jour d’attente et de tourments, je vis arriver Nelson et Marie. La douleur se montrait grave et sévère sur le front du père, expansive et tendre dans les yeux de la jeune fille.

Mon inquiétude comprima les premiers élans de mon amour.

« Quels sont donc, m’écriai-je, les nouveaux malheurs dont je vous vois accablés ? »

Après quelques instants d’un morne silence, Nelson me dit : « Une semaine s’est écoulée depuis qu’à Baltimore s’est faite l’élection d’un membre du congrès. Georges et moi, nous nous y sommes rendus selon notre coutume… Je suis habitué à voir les intrigues s’agiter en pareille occasion, mais je trouvai les passions politiques dans un état d’exaltation que je n’avais pas vu jusqu’alors.

« La lutte s’engagea entre deux candidats ; le premier, remarquable par de grands talents, mais fédéraliste ; le second, moins distingué, mais jacksoniste (1).[1].

Après une multitude de discours suivis les uns de huées, les autres d’acclamations, tous accompagnés de querelles violentes entre les électeurs des deux partis contraires, on recueillit les votes, et le candidat auquel Georges et moi avions donné notre suffrage l’emportait d’une voix, lorsque tout à-coup un grand tumulte éclate dans l’assemblée ; d’abord une exclamation, puis deux, puis mille se font entendre ; l’agitation, partie d’un point, gagne subitement toute la salle, comme le trouble d’une abeille inquiétée dans sa case se communique en un instant à toute la ruche. Enfin j’entends les électeurs du parti vaincu s’écrier : Le scrutin est nul ! Georges Nelson est un homme de couleur ; hurrah ! hurrah ! qu’il sorte de la salle… l’élection doit être recommencée…

« De vifs applaudissements suivirent ces paroles. Ceux de notre parti gardaient un morne silence ; enfin l’un d’eux demanda à Georges si l’imputation était vraie. Oui, répondit celui-ci. Alors nos amis eux-mêmes firent entendre de violents murmures, et chacun s’éloigna de nous. J’éprouvai dans ce moment moins de confusion que de crainte ; car je pressentais la fureur de Georges et les éclats terribles auxquels il allait se livrer. Je le vis pâlir de colère, mais, chose étrange ! il reprit tout-à-coup ses sens et demeura tranquille.

« L’observation de nos adversaires était fondée, la loi du Maryland excluant du droit électoral tous les gens de couleur, même ceux qui sont depuis long-temps en possession de la liberté. Je ne réclamai point, et, entraînant Georges hors de la salle, je bénis le ciel de trouver calme celui dont je craignais tant les emportements. À l’instant où nous sortions nous avons remarqué un individu qui mettait un grand zèle à provoquer l’attention publique sur l’humiliation de notre retraite. Georges le regarda en face et reconnut en lui don Fernando d’Almanza, cet Américain qui, par ses perfides révélations, fit mourir de douleur la mère de mes enfants. Je ne doutai pas que le premier cri dénonciateur ne fût sorti de sa bouche ; et Georges a supposé avec raison que cet homme était le même qui, au théâtre de New-York, avait excité contre vous et lui les haines de la multitude.

« Le premier mouvement de Georges fut de se porter vers l’auteur de l’affront, et de venger d’un seul coup l’ancienne et la nouvelle injure ; mais je le vis presque aussitôt comprimer son ressentiment. Il murmurait à voix basse des phrases entrecoupées dont je ne comprenais pas bien le sens : le grand jour approche, disait-il ; la vengeance sera plus belle !

« Persuadé qu’il cachait dans son âme un secret important, je le pressai de m’en faire l’aveu. — C’est une lâcheté, me dit-il, de se laisser écraser sans relever la tête. Je sais qu’une insurrection se prépare dans le Sud ; les nègres de la Virginie et des deux Carolines vont se joindre aux Indiens de la Géorgie pour secouer le joug américain ; j’irai seconder leurs efforts.

« Effrayé de ce projet, je tentai, par tous les moyens, d’en démontrer à Georges la folie et l’impuissance…. Peut-être je le fis dans des termes trop sévères… mais un pareil dessein me semblait si fécond en périls !… Marie joignit à mes remontrances ses prières et ses larmes, toujours si puissantes sur son frère. Georges garda le silence. Alors je pensai que la raison était entrée dans son cœur.

« Nous convînmes de quitter Baltimore, où nous ne pouvions demeurer plus long-temps ; mais où chercher un refuge ? Je proposai à mes enfants de porter notre malheureuse fortune à New-York, où un presbytérien respectable, James Williams, que j’avais autrefois connu à Boston, nous donnerait provisoirement un asile. Arrivés là, nous pourrions délibérer sur le choix d’une retraite. Tandis que je parlais, Georges paraissait livré à une grande préoccupation ; cependant il ne proféra pas un seul mot qui rappelât son funeste projet. Le soir, quand l’heure de se séparer fut venue, il nous comblait des plus touchantes caresses ; jamais il ne s’était montré si affectueux pour moi, si tendre pour sa sœur. Au milieu d’une rêverie, il s’interrompait pour nous dire de douces paroles. Hélas ! le lendemain il manquait a nos embrassements ; il avait quitté Baltimore laissant une lettre dans laquelle il nous conjurait de lui pardonner son départ clandestin.

« Jamais, disait-il, je n’aurais pu résister à l’ascendant d’un père, aux larmes d’une sœur ; un seul regard de Marie, m’aurait vaincu. Cependant mon devoir me commande de secourir des frères malheureux… Mon père, ma chère sœur, ajoutait-il, nous nous reverrons dans des temps plus fortunés… Si les hommes ne sont pas égaux sur la terre, ils le sont du moins dans le ciel.

« Je ne vous dirai point quelle fut la douleur de Marie en entendant ces dernières paroles d’un frère qu’elle chérit.

« Georges, dans sa lettre, nous engageait à suivre mon premier projet, celui de demander l’hospitalité à James Williams, auquel, disait-il, il s’adresserait plus tard pour retrouver nos traces. »

Ainsi parla Nelson ; sa voix, en finissant, s’était faiblement émue. Il dit ensuite avec l’accent d’une résignation pieuse : « Plus le bras qui frappe est puissant, et plus on doit l’adorer… Mon ami, ajouta-t-il, vous pouvez maintenant juger si je vous trompais quand je vous peignais l’horrible condition des gens de couleur aux États-Unis. N’ayant pu dissiper vos illusions, j’imposai à votre amour un temps d’épreuve. Le terme n’en est pas encore expiré, mais sans doute votre opinion l’a devancé, et ce que vous savez de notre fortune doit suffire pour vous éclairer. »

Comme je gardais le silence sous l’impression d’un chagrin profond et de l’inquiétude que m’inspirait le sort de Georges, Marie, prenant mon anxiété pour de l’embarras, me dit d’une voix entrecoupée de pleurs : « Ludovic, mon cœur vous tient compte des efforts généreux que vous faites pour aimer une infortunée ; mais, de grâce, cessez de lutter contre l’inflexible destin. Vous le voyez, nos malheurs s’enchaînent comme nos jours. Mon sort est à jamais fixé : je traînerai de ville en ville ma misérable existence ; chassée d’un lieu par le mépris, de l’autre par la haine, partout réprouvée des hommes, parce que je fus maudite dans le sein de ma mère ! »

J’atteste le ciel qu’en présence d’une si touchante infortune, mon cœur ne chancela pas un seul instant ; pour être fidèle au malheur, je n’eus aucun combat intérieur à soutenir. Je sentis se resserrer plus fortement dans mon âme le lien qui m’unissait à Marie. Cet accroissement de tendresse et d’amour se mêlait d’une indignation si profonde contre les auteurs du mal dont la victime était sous mes yeux, que je ne pus contenir l’expression de ce dernier sentiment.

Voilà donc, m’écriai-je, le peuple objet de mes admirations et de mes sympathies ! fanatique de liberté et prodigue de servitude ! discourant sur l’égalité parmi trois millions d’esclaves ; proscrivant les distinctions, et fier de sa couleur blanche comme d’une noblesse ; esprit fort et philosophe pour condamner les priviléges de la naissance, et stupide observateur des priviléges de la peau ! Dans le Nord, orgueilleux de son travail ; dans le Sud, glorieux de son oisiveté ; réunissant en lui, par une monstrueuse alliance, les vertus et les vices les plus incompatibles, la pureté des mœurs et le vil intérêt, la religion et la soif de l’or, la morale et la banqueroute !

Peuple homme d’affaires qui se croit honnête parce qu’il est légal ; sage, parce qu’il est habile ; vertueux, parce qu’il est rangé ! Sa probité, c’est la ruse soutenue du droit, l’usurpation sans violence, l’indélicatesse sans crime. Vous ne le verrez point armé du poignard qui tue ; son arme à lui, c’est l’astuce, la fraude, la mauvaise foi, avec lesquelles on s’enrichit… Il parle d’honneur et de loyauté comme font les marchands ! mais voyez quelle hypocrisie jusque dans ses bienfaits ! il convie à l’indépendance toute une race malheureuse ; et ces nègres qu’il affranchit, il leur inflige, au sortir des fers, une persécution plus cruelle que l’esclavage.

Ainsi s’emportait ma colère ; j’en arrêtai les élans à l’aspect de Marie, dont l’abattement était extrême. Après avoir exhalé ses ressentiments, mon cœur ne contenait plus que de l’amour, et je ne crus pouvoir mieux l’exprimer qu’en adressant ce peu de mots à Nelson : « Le temps d’épreuve n’est pas encore écoulé, veuillez me faire grâce de ce qui reste et souffrir que je devienne l’époux de Marie.

— « Dieu puissant ! s’écria l’Américain non sans quelque émotion, que ta bonté est grande puisque tu nous conserves le cœur de ce digne jeune homme ! »

Mes paroles jetèrent Marie dans une situation impossible à décrire. L’expression de mes griefs contre la société américaine lui avait donné le change sur mes sentiments intérieurs ; et, quand mes derniers accents lui eurent révélé le seul désir de mon cœur, je la vis passer subitement de l’extrême douleur à cet excès de joie qui s’annonce aussi par des larmes ; tombant à genoux, elle rendit grâces à Dieu dans l’attitude du criminel qui, ayant reçu des hommes un pardon inespéré, joint ses deux mains en regardant le ciel.

Nelson ajouta : » Généreux ami, c’est le signe d’une âme grande et forte d’être attiré par le malheur. Je ne combattrai plus vos nobles élans ; j’admire votre vertu, et ne me crois point digne de la diriger. » En disant ainsi, il se jeta dans mes bras, et me serra étroitement contre son cœur ; puis, prenant ma main et celle de Marie : « Ma fille, lui dit-il en faisant signe de nous unir, Ludovic sera votre époux. » — « O mon Dieu ! s’écria cette charmante fille, tant de bonheur n’est-il pas un rêve ? » Elle n’ajouta rien à ces paroles, se tint appuyée au bras de Nelson et parut recueillir ses sentiments dans une extase de félicité.

Cependant, impatient de voir s’accomplir le plus cher de mes vœux, j’obtins de Nelson qu’il fixât le jour de mon union avec sa fille. — « Dans quelques jours, me dit-il, je vous nommerai mon fils. Il fut un temps, peu éloigné de nous, où, selon les lois de l’État de New-York, le mariage d’un blanc avec une personne de couleur était impossible ; mais aujourd’hui la prohibition n’existe plus : de semblables alliances se font quelquefois…

« Un ami de notre hôte, le révérend John Mulon, ministre catholique, que sa philantropie pour la race noire rend cher aux presbytériens eux-mêmes, vous mariera d’abord selon les rites de l’Église romaine, à laquelle vous appartenez ; ensuite James Williams, ministre presbytérien, donnera à votre union la sanction du culte que ma fille professe. Naguère encore des mariages de cette sorte eussent excité dans la population américaine de vives rumeurs… mais l’esprit public s’éclaire chaque jour, et les haines meurent avec les préjugés. Peut-être, mes enfants, ferons nous sagement, quand votre union sera consacrée, de ne point quitter New-York. Il n’existe pas dans cette ville plus de bienveillance que dans les autres pour les gens de couleur ; mais, au moins, dans une grande cité, il est plus facile qu’ailleurs de vivre obscur et ignoré. »

Je ne songeai point en ce moment à rechercher si Nelson était le jouet de quelque illusion ; le contentement de mon cœur était extrême ; toutes mes inquiétudes s’évanouirent ; j’oubliai mes ennuis passés, la cause même qui les avait fait naître ; et, croyant à jamais tarie la source de mes infortunes, je ne vis plus dans l’avenir que des promesses de bonheur.

Cette impression ne fut point dissipée par les chagrins de Marie qui, peu d’instants après les joies de la première ivresse, était revenue à sa mélancolie. « Mon ami, me disait-elle, c’est en vain que tu cherches à me tromper… Ton amour pour moi est devenu un sacrifice…

« Quand tu vois couler mes larmes, n’accuse point mon amour ; je pleure parce que je vois quel sera ton sort, si notre union s’accomplit. Le mépris dont je serai l’objet rejaillira sur toi… Tu n’es point accoutumé à te passer d’estime ; et ce manque te fera souffrir d’affreux tourments… il ne sera pas en ton pouvoir de me cacher les secrètes plaies de ton cœur. Ludovic, je mourrai de douleur de te savoir malheureux. »

Je méprisai la vanité de ses scrupules et la chimère de ses craintes.

Le jour tant désiré de notre hymen arriva. Je me sentais plein d’amour, jamais mon cœur ne s’était ouvert à tant d’espérance ; j’éprouvais pourtant un secret déplaisir à voir le front de Marie couvert d’un voile de tristesse, qui ne tombait point devant ma joie ; je ne savais pas alors qu’il est des âmes tendres et mystérieuses dont la douleur est un présage, et qui souffrent instinctivement, parce qu’elles ont deviné de grands maux dans l’avenir

Cependant, dès le matin, elle parut ornée de la blanche couronne des épouses ; sa grâce et sa beauté naturelle étaient pleines d’un secret enchantement, et, je ne sais si sa parure n’était pas encore embellie par le deuil de son regard. Une joie religieuse et paisible se peignait sur la physionomie de Nelson ; et, quand John Mulon et James Williams nous annoncèrent que l’heure était venue d’aller à l’église pour la cérémonie, je me sentis pénétré d’une sainte et douce émotion.

Cependant, à l’instant où nos âmes tranquilles se remplissaient des espérances du bonheur, de grands troubles se préparaient dans New-York, et un orage terrible était près de fondre sur nos têtes. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Il existe à New-York, comme dans toutes les villes du Nord des États-Unis, deux partis bien distincts parmi les amis de la race noire.

Les uns, jugeant l’esclavage mauvais pour leur pays, et peut-être aussi le condamnant comme contraire à la religion chrétienne, demandent l’affranchissement de la population noire ; mais, pleins des préjugés de leur race, ils ne considèrent point les nègres affranchis comme les égaux des blancs ; ils voudraient donc qu’on déportât les gens de couleur, à mesure qu’on leur donne la liberté ; et ils les tiennent dans un état d’abaissement et d’infériorité aussi long-temps que ceux-ci demeurent parmi les Américains. Un grand nombre de ces amis des nègres ne sont contraires à l’esclavage que par amour-propre national ; il leur est pénible de recevoir sur ce point le blâme des étrangers, et d’entendre dire que l’esclavage est un reste de barbarie. Quelques-uns attaquent le mal par la seule raison qu’ils souffrent de le voir : ceux-là, en opérant l’affranchissement, font peu de chose : ils détruisent l’esclavage, et ne donnent pas la liberté ; ils se délivrent d’un chagrin, d’une gêne, d’une souffrance de vanité, mais ils ne guérissent point la plaie d’autrui ; ils ont travaillé pour eux, et non pour l’esclave. Chargé de ses fers, celui-ci est repoussé de la société libre.

Les autres partisans des nègres sont ceux qui les aiment sincèrement, comme un chrétien aime ses frères, qui non-seulement désirent l’abolition de l’esclavage, mais encore reçoivent dans leur sein les affranchis, et les traitent comme leurs égaux.

Ces amis zélés de la population noire sont rares ; mais leur ardeur est infatigable ; elle fut long-temps à peu près stérile ; cependant quelques préjugés s’évanouirent à leur voix, et on vit des blancs s’allier par le mariage à des femmes de couleur.

Tant que la philantropie pour les nègres n’avait abouti qu’à d’inutiles déclamations, les Américains l’avaient tolérée sans peine : peu leur importait qu’on proclamât théoriquement l’égalité des noirs, pourvu que ceux-ci demeurassent, par le fait, inférieurs aux blancs. Mais le jour où un Américain épousa une femme de couleur, la tentative de mêler les deux races prit un caractère pratique. Ce fut une atteinte portée à la dignité des blancs ; l’orgueil américain se souleva tout entier.

Telle était, dans la ville de New-York, la disposition des esprits, à l’époque de mon hymen avec Marie.

Comme nous nous rendions à l’église catholique, j’aperçus dans la ville une agitation inaccoutumée. Ce n’était plus le mouvement régulier d’une population industrielle et commerçante : des hommes mal vêtus, de la classe ouvrière, parcouraient les rues à une heure où d’ordinaire ils remplissent les ateliers. On les voyait, au mépris de leurs habitudes calmes et froides, marcher vite, se heurter en se croisant, s’aborder d’un air mystérieux, former des groupes animés, et se séparer brusquement dans des directions contraires.

Plein d’un intérêt immense qui occupait toute ma pensée, je ne prêtai qu’une faible attention à ce trouble extérieur ; cependant, dès ce moment, je fus surpris de ne voir dans les rues ni nègres ni mulâtres.

Nelson demanda à un Américain qui passait près de nous la cause de ce tumulte. — « Oh ! dit celui-ci, les amalgamistes * font tout le mal ; ils veulent que les nègres soient les égaux des blancs ; les blancs sont bien forcés de se révolter. »

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Interrogé de même, un autre répondit - « Si on tue les nègres, ce sera leur faute ; pourquoi ces misérables osent-ils s’élever jusqu’au rang des Américains ? »

Un troisième interlocuteur émit une opinion différente : « On va, dit-il, raser les maisons des noirs, et faire disparaître leurs hideuses figures ! Les blancs sont coupables d’agir ainsi ; car ils ont eu le premier tort ; pourquoi ont-ils donné la liberté aux nègres ? »

À l’instant où ces tristes discours frappaient notre oreille, un affreux spectacle s’offrit à nos yeux…

Nous étions dans Léonard-Street. Quelques pauvres mulâtres venant à passer en ce moment, nous entendons aussitôt mille voix furieuses crier : « Haine aux nègres ! à mort ! à mort ! » Au même instant, une grêle de pierres, parties du sein de la multitude, tombe sur les gens de couleur ; des Américains, armés de bâtons, se précipitent sur ces malheureux, et les frappent sans pitié. Attérés par un traitement aussi cruel qu’inattendu, les mulâtres ne faisaient aucune résistance, et paraissaient accablés de stupeur à l’aspect de la foule irritée ; leur regard, élevé vers le ciel, semblait demander à Dieu d’où venait contre eux le courroux d’une société dont ils respectaient les lois.

Bientôt une scène plus désolante encore s’offrit à nos regards. Les infortunés, que poursuivait une aveugle vengeance, s’étaient réfugiés dans les maisons amies de quelques gens de couleur. Je les croyais échappés au péril ; mais quand il est soulevé, le flot populaire ne s’arrête pas ainsi. Les fenêtres volent en éclats, les portes sont brisées, les murs démolis… En ce moment, je cessai de voir le travail du peuple : Marie était glacée d’effroi. « Mes amis, nous dit Nelson sans se troubler, retirons-nous ; ces violences barbares confondent ma raison ; elles prouvent une haine bien fatale contre les gens de couleur. De grands dangers nous menaceraient si nous étions découverts. Hâtons-nous de gagner le temple saint ; réfugiés dans l’édifice religieux, nous y serons à couvert de toute injure : le peuple américain cesserait plutôt d’exister que de perdre son respect pour les choses saintes… Mes enfants, nous disait encore Nelson en nous entraînant vers l’église, dès que votre union sera consommée, nous quitterons cette ville, où règnent de mauvaises passions, que je croyais assoupies. »

En peu d’instants nous arrivâmes à l’église de John Mulon. Beaucoup de gens de couleur s’y étaient réfugiés.

En entrant dans le pieux asile, je sentis renaître ma force et mes espérances. Le tumulte de la sédition, les cris de la multitude, ses fureurs, et la voix des victimes, tous ces bruits de la terre cessèrent de frapper mon oreille, et les ressentiments sortirent de mon cœur. J’aimais la fille de Nelson, et je priais Dieu.

Bientôt la cérémonie fut commencée. J’étais agenouillé près de Marie, dont la pâleur était extrême. Pendant les scènes d’horreur dont nous avions été les témoins, elle n’avait pas laissé échapper une seule plainte ; seulement son regard douloureux semblait me dire : « Sont-ce donc là les pompes de notre hymen ? » Depuis que nous étions entrés dans l’enceinte sacrée, je voyais renaître sur son front le calme et la sérénité : mais sa confiance en Dieu était plutôt de la résignation que de l’espérance.

Pour moi, je m’abandonnais sans réserve à mes impressions de joie. Après bien des orages, je touchais au port… mes malheurs passés servaient d’ombre à mon bonheur… et je bénissais presque les persécutions de la fortune, sans lesquelles je n’eusse point été aussi heureux… Si le sort eût protégé mes premières ambitions de gloire et de puissance, je n’aurais point quitté l’Europe, et je ne serais point aujourd’hui l’époux de Marie ! Que me feront désormais les injustices du monde ; nous serons deux pour les supporter ; et les larmes d’une femme sont si douces, qu’elles mêlent un charme secret aux douleurs les plus amères.

Ainsi s’offraient à mon esprit mille pensées riantes d’avenir, tandis que, prosternés devant l’autel, Marie et moi nous recevions les bénédictions de l’Église. Au moment où le ministre saint, après avoir tiré de son cœur des conseils touchants, prenait nos mains pour les unir, un grand tumulte éclate tout-à-coup à la porte du temple. « Les insurgés ! » crie une voix sinistre. Ce cri vole de bouche en bouche ; puis un silence morne se fait sous la voûte sacrée… Alors on entend au dehors le bruit d’une multitude en désordre, semblable aux grondements d’un orage qui s’approche. Poussé par un vent impétueux, le nuage qui porte le tonnerre s’avance rapidement, et déjà la foudre est sur nos têtes. « Mort aux gens de couleur ! à l’église ! à l’église ! » Ces clameurs redoutables retentissent de toutes parts ; la terreur saisit les fidèles assemblés ; le prêtre pâlit ses genoux fléchissent, l’anneau qui devait nous unir tombe de ses mains ! Marie, glacée d’effroi, perd ses sens, chancelle, et je prête à la jeune fille défaillante l’appui du bras qui, un instant plus tard, eût soutenu mon épouse bien-aimée.

Quelques nègres intrépides s’étaient élancés vers les issues de l’église pour les défendre contre l’invasion ; mais bientôt mille projectiles tombent avec fracas sur l’édifice sacré… on entend les portes gémir sur leurs gonds… les assaillants s’encouragent mutuellement à la violence ; chacun de leurs succès est salué par des applaudissements tumultueux ; les coups redoublent, les murailles s’ébranlent, le sol a tremblé. Déjà le peuple, ce prodigieux ouvrier de destruction, a fait irruption dans le parvis ; alors l’église présente une scène affreuse de désordre et de confusion : les enfants jettent des cris perçants ; les femmes poussent des plaintes douloureuses. À l’idée d’un massacre populaire, l’horreur pénètre dans toutes les âmes ; car la populace est la même dans tous pays, stupide, aveugle et cruelle. Des hommes, ou plutôt des monstres, sans respect pour la sainteté du lieu, sans pitié pour l’infirmité du sexe et de l’âge, se précipitent sur la pieuse assemblée, et se livrent aux actes de la plus brutale violence, sans épargner les femmes, les vieillards et les enfants.

Mon angoisse était extrême. Confondu par ce spectacle de vandalisme et d’impiété, Nelson était partagé entre sa sollicitude paternelle et son orgueil national. « O mon Dieu ! s’écriait-il ; ô profanation ! ô honte pour mon pays ! »

Le péril était imminent et terrible ; je dis à Nelson : « De grâce, laissez à mon amour le soin de protéger Marie » et en parlant ainsi, je la saisis dans mes bras. Oh ! avec quelle énergie je m’emparai de ma bien-aimée ! comme je me sentis fort en la portant sur mon cœur ! mais à peine étais-je chargé d’un si précieux fardeau, que j’entends plusieurs voix crier : « John Mulon ! John Mulon ! mort au catholique qui marie les femmes de couleur avec les blancs ! » Et en même temps je vis tous les regards se porter sur nous ; je compris que nous étions trahis, et que d’affreux dangers nous menaçaient. Comment sauver Marie ? comment traverser les rangs de nos ennemis, au milieu de tant de passions déchaînées ?

Une lueur d’espérance vint briller à mes regards. « La milice ! la milice ! » crièrent quelques insurgés. — « Que nous importe ! répondirent les autres ; la milice n’oserait pas tirer sur le peuple américain ! »

Un corps de miliciens arrivait en effet avec la mission de rétablir la paix publique ; mais il était entièrement composé d’hommes blancs qui se souciaient peu des gens de couleur. Au lieu d’arrêter la fureur populaire, ils se mirent à contempler ses excès. Leur présence impassible ne fit qu’accroître la fureur des assaillants qui parcouraient l’intérieur du temple, brisant, saccageant tout, les meubles, les ornements du culte, la chaire sacrée, l’autel même. Toutes les issues étaient gardées, pour que nul ne pût se soustraire à leurs violences. Dans cette extrémité, recommandant au ciel la sainte cause de l’innocence et du malheur, je me précipite au milieu d’une multitude effrénée, à travers mille cris de douleur et de vengeance, élevant dans mes bras Marie, pâle et échevelée, et n’ayant pour me protéger d’autre secours que l’énergie de ma volonté, la force de mon amour, et ma foi dans la justice de Dieu. Ah ! je fus intrépide et puissant ! je ne sais si ce fut un effet de mon audace ou d’une céleste protection : mais un passage s’ouvrit devant moi. Marie était si belle dans son effroi, que j’attribuai d’abord à la fascination de ses charmes l’impuissance de nos ennemis ; cependant quel respect la plus noble créature inspirerait-elle à l’impie qui outrage Dieu dans son temple ? Je n’avais plus à franchir que la dernière issue : c’était le passage le plus dangereux. Agité de mille terreurs, placé entre l’obstacle que je voyais devant moi et l’impossibilité de demeurer immobile, ne trouvant que périls autour de moi, je m’élance… En ce moment, je vois se lever les bras des meurtriers… Marie va tomber sous leurs coups… Alors il me semble que la voûte du ciel s’affaisse sur moi, en même temps que la terre entr’ouvre son sein pour m’engloutir. Cependant mon élan suit son cours ; je ne puis plus le retenir, et, dans cet entraînement de mon corps, j’ai la conscience qu’en voulant sauver une tête chérie, je la livre à ses bourreaux ! !

O mon Dieu ! qu’en ce jour ta puissance et ta miséricorde furent grandes ! À l’instant même où je précipitais dans l’abîme le trésor confié à mon amour, un jeune combattant se présente, se jette entre nous et nos ennemis, dont il brave les fureurs, nous fait un rempart de son corps, s’avance dans le terrible défilé, attaque les gardiens du passage, désarme, renverse, brise tout ce qui lui résiste… Précédé de sa puissance tutélaire, je marche sans obstacle, je soustrais Marie aux outrages, je la protège contre toutes les violences, et ressens la plus douce joie qu’il soit donné à l’homme d’éprouver en dérobant à un affreux péril et en voyant renaître dans mes bras le charmant objet de mon amour.

Peu d’instants après nous fûmes rejoints par Nelson, James Williams et John Mulon, qui, malgré les luttes où ils avaient été contraints de s’engager, ne nous avaient pas perdus de vue.

« Ludovic ! ô ciel ! où sommes-nous ? » s’écria Marie en rouvrant ses beaux yeux que la terreur avait fermés, et qui semblaient se réveiller d’un long sommeil ; « Où donc est le temple, le ministre saint, mon père, la foule ? » Et son regard parut s’égarer autour d’elle.

« Mon bien aimé, reprit-elle, je ne sais rien, sinon que je te dois la vie. »

Puis, voyant Nelson : « Mon père ! ah ! je tremblais pour vos jours… dites… que s’est-il donc passé depuis que l’anneau de notre hymen est tombé des mains du prêtre de Dieu… J’ai eu une terrible vision !… des images de sang !… des cris de mort !… Georges ! Georges ! où est-il ? »

— « Il est là, » répliqua Nelson.

— « O mon Dieu ! il a perdu la vie, » s’écria Marie.

— « Non, ma fille, il a sauvé la tienne. »

Nelson nous apprit en effet que Georges était ce jeune homme intrépide qui, à l’instant du plus grand péril, s’était montré soudain, et nous avait délivrés par des prodiges de valeur et d’audace.

« Mes amis, dit Nelson, le ciel nous éprouve par de cruelles infortunes ; cependant la Providence, qui, en permettant un grand mal, nous a soustraits miraculeusement aux maux plus grands dont nous étions menacés, n’est-elle pas encore généreuse envers nous ? »

— « D’où vient que Georges était ici ? demanda Marie ; et pourquoi n’est-il pas avec nous ?

— « Georges, répondit Nelson, nous est apparu comme ces génies bienfaisants qui ne descendent sur la terre que pour sécher les pleurs des hommes, et qui, après avoir consolé, retournent dans leur céleste patrie. Je l’ai vu ardent, impétueux, s’élancer à la défense de sa sœur et terrasser ses ennemis. Bientôt il s’est approché de moi : — Suivez Marie, m’a-t-il dit ; veillez sur elle… hâtez-vous, ô mon père, de fuir cette ville impie. Et comme je prenais son bras pour l’attirer à nous : — Je ne suis pas libre, m’a-t-il répondu avec énergie ; mon devoir m’appelle ailleurs… J’aime ma sœur plus que la vie, mais non autant que l’honneur. Je m’éloigne de vous, je fuis ma chère sœur, pour ne pas être faible. Que Marie s’unisse à Ludovic, il est digne d’elle… elle l’est de lui… Adieu, James Williams ; a-t-il dit en s’éloignant ; allez chez votre frère Lewis ; il vous faut à tous un autre asile, car votre maison n’existe plus. »

Nous trouvâmes en effet un monceau de ruines à la place de l’habitation de notre hôte. Les portes en avaient été brisées, les murs démolis, les meubles saccagés ; les débris de la destruction avaient été rassemblés en tas sur la place publique ; on y avait mis le feu en signe de joie, et nous aperçûmes à notre retour, les dernières lueurs de la flamme qui les avaient consumés. Plusieurs maisons de gens de couleur et de blancs amis des nègres avaient éprouvé le même sort, et quatre églises appartenant à la population noire étaient tombées, comme celle de John Mulon, sous la violence et la profanation.

Vers le soir, l’insurrection était amortie ; la société philantropique, établie à New-York pour l’affranchissement des nègres, publia une déclaration dans laquelle elle s’efforça de calmer les passions des Américains contre les gens de couleur. « Jamais, dit-elle, nous n’avons conçu le projet insensé de mêler les deux races ; nous ne saurions méconnaître à ce point la dignité des blancs ; nous respectons les lois qui établissent l’esclavage dans les États du Sud. »

O honte ! quel est donc ce peuple libre devant lequel il n’est pas permis de haïr l’esclavage ? Les nègres de New-York ne demandent pas la liberté pour eux, tous sont libres ; ils invoquent la pitié américaine pour leurs frères esclaves… et leur prière, celle de leurs amis, sont des crimes pour lesquels on demande grâce !…

Cependant il restait encore dans la ville un peu de cette agitation superficielle qui a coutume de succéder aux crises de la guerre civile. On voyait le père chercher les enfants ; la sœur, le frère ; l’épouse, le mari. On s’abordait en se questionnant et en se faisant mutuellement des récits exagérés : à l’aspect des édifices ruinés et des cendres encore fumantes, on s’arrêtait pour contempler l’œuvre populaire, comme on regarde, après l’ouragan, les chênes déracinés et les moissons flétries. Les héros du jour et les braves se reposaient et rentraient chez eux ; les poltrons et les intrigants entraient en scène.

Tout le monde, après l’événement, condamnait les insurgés, et leurs excès. La plupart, en déplorant la misère des noirs, en éprouvaient une secrète joie. Je vis pourtant quelques bons citoyens, amis sincères de leur pays, verser des larmes au souvenir de cette fatale journée ; ils voyaient dans cet acte de tyrannie, exercé par le plus grand nombre sur une minorité faible, l’abus le plus odieux de la force, et se demandaient si une population, dont les passions haineuses étaient plus fortes que les lois, pouvait long-temps demeurer libre.

À l’heure même où la sédition était apaisée, ou nous apprit qu’il s’en préparait pour le lendemain une nouvelle, dont les symptômes étaient terribles.

Un seul moyen pouvait arrêter l’insurrection dès son principe : il eût fallu ordonner à la milice de faire feu sur le peuple ; mais cet ordre ne pouvait émaner que du maire de la cité. Les plus sages lui conseillaient cette mesure ; mais, magistrat né du peuple, il n’osait frapper son père. Vainement on lui disait que les insurgés étaient de la populace, et non le peuple. Dans les discordes civiles, il vient un moment où il est bien malaisé de distinguer l’un de l’autre. Le maire écouta l’avis des plus modérés, qui voulaient qu’on montrât seulement les baïonnettes à la multitude. Cet appareil de miliciens sous les armes ne pouvait être, à la vérité, qu’une démonstration vaine, s’il ne leur était permis de briser par la force toutes les résistances ; mais il y a des cas où la raison ne fait point entendre, parce qu’elle est combattue par de secrets sentiments, dont on ne saurait convenir, et qu’on s’avoue à peine à soi-même. « Après tout, disait aux Américains la voix de cet instinct secret, le malheur serait-il si grand, quand les gens de couleur et leurs amis périraient dans un mouvement populaire ? »

Jugez enfin de la stupeur dans laquelle chacun de nous tomba, en apprenant que l’annonce de mon union avec Marie avait été, sinon la cause, du moins le prétexte de l’insurrection. À cette nouvelle, tous les ressentiments qu’avaient fait naître quelques mariages précédents entre des blancs et des femmes de couleur s’étaient réveillés. La partie éclairée de la population, sans éprouver des passions aussi violentes, sympathisait avec elles ; elle n’eût point suscité la révolte, mais elle laissait faire les rebelles, et, je ne sais si elle eût jamais arrêté leurs excès, n’était la crainte qu’elle sentit pour elle-même d’une multitude effrénée, qu’elle vit enivrée de désordre et avide de destruction.


  1. Partisan du général Jackson, président actuel des États-Unis.