Marie ou l’esclavage aux États-Unis/14

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Charles Gosselin (p. 153-166).


LE DEPART DE L’AMERIQUE CIVILISEE.

Nelson me dit : « Il vous manquait cette dernière épreuve…

— « De grâce, m’écriai-je, ne faites pas à mon cœur l’injure de l’interroger… Mais dites, quand serai-je uni à celle qui m’est plus chère mille fois qu’elle ne le fut jamais ?…

— « Hélas ! mon ami, répliqua Nelson après un long silence, tout est obstacle, embarras et malheur autour de nous… Je ne vois de certain que la nécessité où nous sommes de quitter New-York sans le moindre retard. »

Nous pensions tous comme lui. Mais où aller ?… Nelson voulait nous conduire dans l’Ohio, où la population américaine, composée d’éléments tout nouveaux, ne tient aucun compte des antécédents de la vie et des traditions de famille. Il se sentait d’ailleurs attiré vers ce pays par la fécondité de son sol et le génie industriel de ses habitants. Mais comme nous allions nous arrêter à ce projet, notre nouvel hôte, Lewis Williams, chez lequel son frère nous avait conduits, nous apprit que la législature de l’Ohio venait de rendre un décret pour interdire l’entrée de l’État à tous les gens de couleur.

Ce nouvel acte de tyrannie, tant de malheurs accumulés sur nos têtes, réveillèrent dans mon âme les haines qu’une ivresse passagère y avait endormies.

Je dis à Marie : « Ma bien-aimée, fuyons une société qui nous persécute ; le bonheur est trop difficile parmi les méchants ; mais tous les hommes sont méchants pour nous ; crois-moi, renonçons à ce monde cruel… voudrais-tu me suivre au désert ? L’Ouest des États-Unis contient d’immenses contrées, où les Européens n’ont jamais pénétré ; c’est là qu’est notre asile… »

Quel est l’homme qui, sous le charme d’une douce atmosphère, traversant une belle solitude, au milieu d’une forêt sombre et sauvage, où l’eau vive court sous la feuillée tremblante ; où le soleil se joue sur les cimes que déplace le vent ; où tout est recueillement et mystère ; où la nature s’empare de l’âme par le calme, et des sens par une voluptueuse fraîcheur ; quel est celui, dis-je, qui, sous l’empire de ces impressions, n’a pas rêvé le bonheur dans un établissement éloigné du monde, et n’a, sur les ailes de son imagination, transporté tout-à-coup dans ce lieu solitaire une personne chérie, avec laquelle il oubliera le reste des hommes, au sein de toutes les délices de l’amour, et de tous les enchantements de la nature ?

Ceux auxquels de riantes illusions n’ont pas inspiré ce beau rêve l’ont peut-être fait dans ces moments de triste réalité où l’ennui, le dégoût et la misère donnent au malheureux l’espoir de trouver le bonheur partout où le monde n’est pas.

L’idée du désert me vint de la mélancolie ; cependant elle offrit à mon âme l’image d’une douce félicité.

Je dis à Marie cette impression avec une abondance de sentiments et un excès de tendresse que j’essaierais vainement de vous dépeindre : le cœur trouve, dans ses efforts d’espérance, des expressions qui ne sont point de l’homme ; mais le feu de ce divin langage s’éteint en lui, lorsque, de l’Eden céleste vers lequel elle s’était élancée, l’âme est retombée dans la vallée de larmes…

Pendant que je parlais, Marie semblait m’écouter avec ravissement ; nos cœurs étaient toujours de concert, et son imagination avait compris la mienne. Quand je lui dis ces mots « Voudrais-tu me suivre au désert ? » — « Oh ! mon ami, s’écria-t-elle, comme la vie s’écoulerait pour moi douce et tranquille, partout où je ne verrais que toi ! ! » — Et, comme si un remords fût entré dans son âme, elle reprit bientôt : « La solitude me convient, à moi, pauvre fille maudite des hommes et de Dieu ; mais vous, Ludovic, n’est-ce pas trop sacrifier que de quitter ce monde ? »

Alors j’essayai de convaincre Marie du peu que je perdais en m’éloignant des hommes. Passer mes jours avec elle seule, loin des sociétés que je haïssais, me semblait un bonheur au-delà duquel je ne concevais rien qui fût désirable. Pour apaiser ses scrupules, je ne lui fis aucune peinture exagérée de mon amour : je lui montrai mon cœur à découvert. « Tu crois, lui dis-je, ô ma bien-aimée ! que je t’offre un sacrifice… détrompe toi. Cette retraite vers la forêt solitaire où nous jouirons d’une si douce félicité, n’est pas seulement selon mon cœur ; ma raison elle-même l’approuve. Je suis dégoûté des hommes d’Europe et de leur civilisation. Dans les contrées sauvages où nous irons, nous trouverons d’autres hommes qui ne sont ni polis ni savants, mais aussi ne connaissent rien aux arts de l’oppression et de la tyrannie. Nous appelons ces Indiens des sauvages parce qu’ils n’ont point nos talents ; mais quel nom nous donnent-ils, eux qui ne possèdent point nos vices ? C’est au sein de leurs forêts que nous admirerons l’homme dans sa dignité primitive.

« La vie civilisée est une vie de force collective et de faiblesse individuelle : l’homme isolé marche seul dans sa force et dans sa liberté.

« Dans nos pays de vieille civilisation, l’impotent dont le corps languit, le lâche qui n’a point d’âme, l’imbécile qui n’en a pas plus qu’un reflet, sont les forts de la société, pourvu qu’ils soient nés riches : ils brillent, ils commandent, ils gouvernent. Il n’est pas de poltron qui n’achète du cœur avec de l’or : les honneurs, les distinctions, la gloire même, se vendent comme une denrée.

« J’ai vu des idiots que servaient cent hommes intelligents appelés valets. S’ils fussent nés rois, ils eussent été servis par des peuples.

« Chez l’Indien, au contraire, l’intelligence est au chef, l’énergie à l’homme fort, la faiblesse à l’infirme ; et l’on n’achète pas plus l’énergie musculaire que la puissance morale.

« Ainsi la raison elle-même nous chasse du pays que nous haïssons, et nous pousse vers la nouvelle patrie qu’a choisie notre cœur…

— « Oh ! oui, s’écria Marie cédant à la conviction dont elle me voyait pénétré… mais mon père ! !… »

Je répliquai : « Nelson nous aime tendrement : partout où nous irons, ses bénédictions et ses vœux suivront nos traces… d’ailleurs, infortuné lui-même, ne sera-t-il pas jaloux de partager notre retraite ? »

Nelson entendit sans le plus léger signe d’émotion la communication de mes projets ; il réfléchit profondément, et puis il me dit : « La résolution que vous proposez est extrême, mais notre position l’est aussi ; je ne me séparerai point de vous, mes enfants. Pendant qu’au désert vous serez occupés de votre bonheur, j’aurai, moi, d’autres soins à remplir. J’ai toujours compati à la misère des Indiens, dont l’ignorance fait la faiblesse ; un grand nombre parmi nous sont durs et persécuteurs envers ces infortunés. Le Ciel, qui ne me permet pas de jouir ici du bien-être et de la sécurité, m’avertit sans doute que ma place est marquée ailleurs, et je ferai encore une œuvre utile à mon pays en travaillant à réparer ses injustices… »

Il réfléchit de nouveau, et poursuivit ainsi : « Nous allons marcher vers l’Ouest et traverser de vastes contrées. Le désert est loin aujourd’hui ; la civilisation américaine grandit si vite et s’étend si rapidement… Si nous ne cherchions qu’un sol fertile et une admirable nature, nous choisirions notre asile dans la vallée du Mississipi, sur sa rive droite, qui compte encore peu d’habitants ; mais les eaux du grand fleuve qui, en se débordant, fécondent les terres environnantes, sont aussi, par leur contact avec les matières végétales, la source d’exhalaisons funestes à la vie de l’homme. Nous ferons mieux de porter nos pas du côté des grands lacs, où l’on respire un air toujours pur. Le Michigan est renommé pour la salubrité de son climat ; il ne contient qu’une seule ville (Détroit), d’immenses forêts, et la nation des Indiens Ottawas. »

Le lendemain, le premier jour du mois de mai de l’année 1827, Nelson, Marie et moi remontions l’Hudson pour nous rendre à Albany, et de là à Buffaloe, petite ville située sur le bord du lac Erié. Nelson eût voulu n’emmener aucun serviteur : je désirais moi même de faire comme lui ; mais le fidèle Owasco nous demanda si instamment de nous suivre, et témoigna tant de chagrin à l’idée d’être séparé de sa bonne maîtresse, que nous cédâmes à sa prière.

Ainsi nous partîmes, chassés par la persécution et réduits à chercher un asile parmi les sauvages. Oh ! je n’accusai point alors la rigueur de mon destin. Ce départ avec l’objet aimé, les scènes ravissantes que nous offrit le fleuve du Nord sur ses deux rives, et qu’on admire si bien quand on est deux ; ce voyage aventureux vers des pays inconnus ; l’opiniâtreté même du malheur attaché à nos pas ; tout réveillait en moi l’enthousiasme et l’énergie.

À peine avions-nous fait dix milles sur l’Hudson que, portant mes regards vers New-York, cette vaste cité, naguère objet de mes illusions, et maintenant quittée sans regrets, j’aperçus dans le lointain, sur plusieurs points différents, des flammes s’élever dans les airs. « Ce sont, dit un Américain, les églises des noirs et leurs écoles publiques qu’on brûle. » Cette destruction avait été annoncée la veille. Ainsi nous voyions encore la haine de nos ennemis, quand nous étions à l’abri de leurs coups. Tel fut l’adieu que nous fit l’Amérique civilisée.

Bientôt nous ne vîmes plus que de vastes nappes d’eau, des montagnes et des forêts, et cependant nous n’étions pas encore dans l’Amérique sauvage. Ces contrées intermédiaires qui séparent la civilisation du désert devaient nous donner de tristes impressions. Je ne saurais vous dire quel serrement de cœur j’éprouvai lorsqu’au sortir d’Albany, côtoyant les bords de la Mohawks, je rencontrai quelques indiens vêtus en mendiants. Il y a moins d’un siècle, les sauvages habitants de ces contrées étaient une nation formidable ; leurs tribus guerrières, leur puissance, leur gloire, remplissaient les forêts du Nouveau-Monde. Que reste-t-il de leur grandeur ?… Leur nom même a disparu de cette terre. Le peuple qui les remplace ne s’enquiert même pas si d’autres étaient là avant lui, et l’étranger qui passe en ces lieux les interroge sans qu’aucun souvenir lui réponde. Peu soucieux d’avenir, l’Américain ne sait rien du passé. Sans doute les États-Unis deviendront un grand peuple ; mais ensuite, qui prendra leur place sur la terre ? et leur nom tombera-t-il de même dans l’oubli de leurs successeurs ?

Cependant ces régions qu’envahit la civilisation européenne conserveront long-temps encore leur aspect sauvage. On y rencontre çà et là des villages et des villes ; mais c’est toujours une forêt. La coignée y retentit incessamment ; l’incendie ne s’y repose point ; mais à peine y apparaît-il quelques clairières, * faible conquête de l’homme sur une végétation puissante qui, en tombant sous le fer et la flamme, ne s’avoue point vaincue, et se relève avec énergie à la face de ses destructeurs.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

C’est encore une étrange chose, au milieu de cet empire à peine ébranlé de la nature sauvage, de s’entendre étourdir du nom magnifique des villes qui rappellent la plus antique comme la plus brillante civilisation. Ici, Thèbes ; là, Rome ; plus loin, Athènes. Pourquoi ce vol fait à tous les peuples du monde de leurs gloires et de leurs souvenirs ? Est ce un parallèle ou un contraste ? La ville aux cent portes est une bourgade ; la cité reine du monde, un défrichement ; le berceau de Sophocle et de Périclès, un comptoir.

Cependant d’autres émotions agitaient mon cœur. Chaque fois que j’apercevais une forêt bien sombre, un joli vallon, un lac et ses charmants rivages, j’éprouvais la tentation de m’y arrêter. « Ici, me disais-je, avec Marie, je vivrais heureux : pourquoi donc aller plus loin ? »

Un jour, passant auprès du lac Onéida, non loin de Syracuse et de Cicero, je vis une petite île dont l’aspect fit tressaillir mon cœur. Elle occupe le milieu du lac : assez grande pour servir d’asile à une famille, elle n’en pourrait recevoir deux : on y trouverait ainsi un isolement assuré. Il me sembla que la nature ne m’avait jamais offert un spectacle plus ravissant. L’île enchantait mes regards par la fraîcheur de sa végétation, par la richesse et la variété de ses feuillages ; et les eaux qui l’entouraient reflétaient dans leur cristal argenté, sur un fond de ciel bleu, ses contours pleins de grâce, ses touffes d’arbres fleuris et ses massifs de verdure. « C’est, me dit-on, l’île du Français. » * N’était-ce point la retraite que je cherchais ? Non : les bords du lac sont envahis par les Européens. Là, plus d’Indiens hospitaliers, mais des Américains aubergistes. Ces hôteliers ont pour domestiques des nègres ; et ces nègres, qui sont voués au mépris public parce que la domesticité est leur partage exclusif, se trouvent là comme pour attester, jusque sur les limites du désert, l’existence du préjugé dont ils sont les victimes, et l’éternelle barrière qui sépare les deux races.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Le voisinage des hommes nous repoussait ; il fallait aller plus loin.

En arrivant à Buffaloe, nous apprîmes un événement qui remplit de joie l’âme de Nelson. On nous dit que, sur le port, il y avait, prêts à s’embarquer pour le Michigan, six cents Indiens nouvellement arrivés de la Géorgie. Ils étaient de la tribu des Cherokis ; un agent du gouvernement central les accompagnait, chargé de les conduire à leur nouvelle destination. Nelson ne tarda pas à reconnaître en eux les infortunés pour lesquels il avait, peu de temps auparavant, donné sa liberté, et que la cupidité américaine condamnait à l’exil, à l’époque même où de cruels préjugés le contraignaient, lui et sa famille, de quitter Baltimore. Les principaux parmi les Indiens avaient vu Nelson en Géorgie, et tous se rappelèrent son généreux dévoûment. Il y eut entre eux et lui une reconnaissance touchante, et ce fut une occasion de joie pour toute la tribu. Nelson vit dans cette rencontre une sorte d’arrangement providentiel, et il nous dit : « Le ciel a entendu mes vœux ; il envoie au-devant de moi les infortunés vers lesquels j’allais… Ne dois-je pas à un témoignage éclatant de sa toute-puissance le bonheur de retrouver les malheureux dont une odieuse persécution m’avait séparé ? L’infortune nous réunit… maintenant nous ne nous séparerons plus… la communauté des misères fait naître un lien plus solide que celle des prospérités… »

Cependant notre intérêt pour les pauvres exilés s’accrut, lorsque nous entendîmes les réflexions que leur départ inspirait aux Américains.

« Enfin, disait l’un, ces misérables se retirent ! on ne les a que trop long-temps supportés parmi nous. Quel produit tiraient-ils des fertiles contrées qu’ils abandonnent ? Le plus habile d’entre eux n’a jamais travaillé dans une manufacture ; et tous aiment mieux une forêt qu’un champ de blé ! !

— « Fort heureusement, reprit un autre, le bon sens américain triomphe des déclamations des philantropes, des quakers et des presbytériens. »

Un troisième ajouta :

— « Ces sauvages ne sont-ils pas trop heureux ? ils vont trouver dans le Michigan une riche contrée, de grandes prairies, d’immenses forêts ; et tout cela leur est concédé à perpétuité ! »

Pendant que nous entendions ces discours attristants, nous étions témoins d’un spectacle plus affligeant encore : c’étaient les apprêts du départ. Le bord du lac Erié était couvert d’Indiens à moitié nus, de petits chevaux à longues crinières, de chiens chasseurs et demi-sauvages, de longues carabines, de vieilles hardes ; tout cela gisait pêle-mêle sur la plage.

Il y a quelque chose de profondément triste dans l’adieu d’un homme à sa patrie, mais un peuple entier qui part pour l’exil présente une scène tout à la fois douloureuse et solennelle.

La physionomie de ces malheureux était impassible ; cependant on y pouvait deviner le sentiment d’une grande infortune.

Comme on donnait le signal du départ, nous remarquâmes un groupe d’Indiens qui s’avançaient vers le port ; ils étaient encore plus graves, plus recueillis que les autres, et marchaient d’un pas plus lent. L’un d’eux paraissait s’incliner comme s’il eût plié sous un fardeau. À son approche, tous se rangeaient pour faciliter son passage. Enfin nous distinguâmes au milieu de la foule un vieillard décrépit, courbé sous la charge des années ; son front chauve, ses bras desséchés, son corps vacillant, le rendaient plus semblable à un spectre qu’à un être vivant. D’un côté, deux vieillards le soutenaient, dont les épaules affaissées et tremblantes semblaient moins destinées à prêter un appui qu’à le recevoir ; de l’autre, il se penchait sur deux femmes : la première, à cheveux blancs ; la seconde, plus jeune, portait un enfant suspendu à son sein. C’était le patriarche de la tribu ; il avait vécu cent vingt années. Etrange et cruel destin ! cet homme, si voisin du sépulcre, ne laisserait pas ses ossements parmi les ossements de ses pères, et, proscrit séculaire, il allait, dans l’âge de la mort, à la poursuite d’une patrie et d’un tombeau. Cinq générations l’entouraient et s’en allaient avec lui. L’infortune de tous n’égalait point la sienne. Qu’importe l’exil à l’enfant qui naît ? Pour qui a de l’avenir, c’est une patrie qu’un monde nouveau.

Il n’existait alors, entre Buffaloe et le Michigan, aucune communication régulière. C’était donc une rencontre doublement heureuse pour nous que celle des Indiens dont Nelson était l’ami, et l’occasion d’un bateau à vapeur prêt à partir pour le lieu même que nous avions indiqué d’avance comme terme de notre course.

Nous prîmes place sur le bâtiment parmi les Cherokis. Pendant la traversée de Buffaloe à Détroit, Nelson m’entretint longuement du sort de ces peuplades, jadis si puissantes, aujourd’hui si abaissées ; il en parlait sans l’enthousiasme des hommes d’Europe et sans préjugés américains. Parmi les paroles qu’il me fit entendre, je me suis toujours rappelé celles-ci : « On croit, me disait-il, que nous exterminons par le fer les tribus sauvages de l’Ouest : on se trompe, nous nous servons d’un moyen de destruction aussi sûr et moins dangereux pour celui qui l’emploie. En échange de riches fourrures de martres et de castors, nous leur donnons de l’eau-de-vie de peu de valeur ; l’Indien grossier abuse tellement de cette boisson, qu’il en meurt. Ce commerce enrichit l’Américain et tue son ennemi. Des voix courageuses se sont élevées parmi nous pour flétrir cet infâme trafic, mais en vain : l’intérêt sordide fascine les yeux du plus grand nombre.

« Il en est qui, pour se justifier d’un attentat, accusent la victime. Les Américains reprochent aux Indiens d’être vils et dégradés. Peut-être le sont-ils ; mais l’étaient-ils avant de nous connaître ? Quand nos pères abordèrent au milieu d’eux, ces sauvages leur firent voir un caractère qui n’était pas sans grandeur, une dignité naturelle et vraie, autant d’énergie morale que de force musculaire. Ces vertus leur manquent aujourd’hui : qui les en a dépouillés ? Alors, ils ignoraient l’ivrognerie, la débauche, la misère qui mendie, les passions cupides qu’engendre le droit de propriété ; tous ces vices ont pris possession de leur race : d’où leur sont-ils venus ?

« Je sais, ajoutait Nelson, combien il est difficile de polir leurs mœurs, de changer leurs coutumes barbares, de les plier au double joug de la vie sédentaire et de la vie agricole, premiers éléments de toute civilisation. L’obstacle vient de leur fol amour pour la liberté sauvage.

« Mais cet obstacle, qu’avons-nous fait pour le vaincre ? travaillons-nous à les policer ou à les avilir ? et si leur dégradation est notre ouvrage, trouverons-nous dans cet abaissement l’excuse de nos violences ?

« Les Indiens étaient puissants sur cette terre, quand une poignée de proscrits vint demander un asile à leurs forêts ; , ils furent hospitaliers et bons. Maintenant on leur dit : « Retirez-vous ; vous ne valez pas le sol qui vous porte et que vous ne savez point féconder ; allez vivre ou mourir plus loin. Ce langage n’est point selon l’esprit de Dieu. Si les Indiens refusent d’apprendre les arts utiles qui font le bien-être de cette vie, enseignons-leur la religion, source de bonheur dans l’autre ; nous ne serons plus troublés par nos consciences, si nous en faisons des chrétiens. »

Ainsi disait Nelson, et j’écoutais ses paroles avec recueillement, parce que si voix était celle d’un homme juste.

« Vous qui sympathisez avec leur malheur, hâtez-vous, me disait-il encore, de les voir et de les plaindre ; car ils auront bientôt disparu de la terre. Les forêts du Michigan leur sont livrées à perpétuité… Oui, ce sont les termes du traité : mais quelle dérision ! Les terres qu’ils occupaient jadis, et dont on vient de les chasser, leur avaient été concédées aussi pour toujours. Leur nouvel asile sera respecté tant qu’il n’excitera point l’envie de leurs ennemis ; mais le jour où la population américaine se trouvera trop serrée dans l’Est, elle se rappellera que le Nord du Michigan est une riche et belle contrée. Alors un nouveau traité sera conclu entre les États-Unis et les Indiens, et il sera démontré à ceux-ci que leur intérêt bien entendu est d’abandonner leur nouvelle retraite et d’en aller chercher une autre encore plus loin. Mais à force de s’avancer vers l’Ouest, ils rencontreront l’Océan Pacifique : ce sera le terme de leur course ; là ils s’arrêteront comme on s’arrête au tombeau. Combien de jours de marche leur faudra-t-il pour atteindre le but fatal ? je ne sais ; mais on les a déjà comptés. Chaque vaisseau d’émigrants, vomis par l’Europe engorgée de population, grossit la phalange ennemie qui s’avance, hâte sa course, précipite la fuite des vaincus et accélère l’heure de la catastrophe. Après avoir stationné dans le Michigan, ces Indiens seront rejetés par-delà les montagnes rocheuses : ce sera leur seconde étape ; et lorsque, grandissant toujours, le flot européen aura franchi cette dernière digue, l’Indien, placé entre la société civilisée et l’Océan, aura le choix entre deux destructions : l’une, de l’homme qui tue ; l’autre, de l’abîme qui engloutit. »

Tandis que Nelson et moi parlions théoriquement des Indiens et de leur misérable sort, Marie ne prenait à nos discours qu’un faible intérêt ; mais à l’aspect de leur infortune elle fut bien plus émue que nous. Nous raisonnions ; elle pleura.

L’intérêt de ces entretiens détourna d’abord mon attention de la nature toute nouvelle qui s’offrait à mes regards.

Cependant, lorsqu’après avoir traversé le lac Erié nous entrâmes dans la rivière de Détroit, ainsi nommée parce que les eaux qui la forment, écoulées des lacs supérieurs, sont étroitement resserrées entre ses deux rives, alors une scène imposante s’empara de mes sens et laissa dans mon âme une vive impression.

À mesure que nous remontions le fleuve, paraissait à l’entour de nous un plus grand nombre d’indigènes qu’attirait le bruit de la vapeur. Pour la première fois un bateau se montrait à leurs yeux sans voiles ni rames. Rien ne pourrait peindre l’admiration et la stupeur qu’éprouvait à cet aspect l’habitant du désert.

C’était pour lui et pour nous-mêmes un magnifique spectacle que cette maison flottante, marchant toute seule et s’avançant impétueusement au-devant d’un courant rapide, sans le secours d’aucune force apparente, entre deux bords émaillés de prairies et si rapprochés l’un de l’autre qu’on semblait courir sur la verdure ; ce tonnerre sans cesse grondant de la vapeur qui portait le bruit des cités dans les profondes solitudes ; ce chef-d’œuvre de l’industrie humaine, cette merveille de la civilisation moderne, placée en face des beautés primitives de la nature sauvage.

Cependant on nous montra sur la rive gauche du fleuve une longue file de maisons en bois peint, de construction élégante et neuve et entièrement semblable aux édifices de toutes les petites villes d’Amérique. C’était la ville de Détroit : on ignore si elle tient son nom du fleuve, ou si le fleuve lui doit le sien ; elle fut fondée jadis par les Français canadiens, au temps où la France était puissante dans les Deux-Mondes. On trouve ainsi des noms de France semés çà et là sur les rives du Saint Laurent, du Mississipi et jusqu’au fond du désert ; Pépin-le-Bref, * Saint Louis, ** Montmorency *** ; source féconde de souvenirs qui n’auraient que de la douceur, si, en retraçant la gloire de la conquête, ils ne rappelaient aussi le crime de son abandon. ****

[Note de l’auteur. *, **, *** et **** Réf. ]

Détroit est la dernière ville du Nord-Ouest ; après elle commence le désert. Elle forme ainsi l’anneau de jonction entre le monde civilisé et la nature sauvage ; c’est le point où finit la société américaine et où commence le monde indien.

Placé sur la limite de ces deux mondes, on les voit face à face ; ils se touchent et n’ont rien de semblable.

J’avais toujours pensé qu’en m’éloignant des grandes cités pour me rapprocher des forêts solitaires, je verrais la civilisation décroître insensiblement, et, s’affaiblissant peu à peu, se lier par un chaînon presque imperceptible à la vie sauvage qui serait comme le point de départ d’un état social dont nos lumières et nos mœurs seraient le progrès ou le terme. Mais entre New-York et les grands lacs, j’ai vainement cherché dans la société américaine ces degrés intermédiaires. Partout les mêmes hommes, les mêmes passions, les mêmes mœurs ; partout les mêmes lumières et les mêmes ombres. * Chose étrange ! la nation américaine se recrute chez tous les peuples de la terre, et nul ne présente dans son ensemble une pareille uniformité de traits et de caractères. **

[Note de l’auteur. * et ** Réf. ]

Jusqu’à ce moment, Marie avait supporté la route sans se plaindre d’aucune fatigue ; mais comme nous arrivions à Détroit, son visage portait l’empreinte d’une altération qu’il lui était impossible de dissimuler ; elle nous fit l’aveu qu’elle avait besoin de repos : nous descendîmes à terre.

Cependant le bateau à vapeur ne s’était approché du port que pour renouveler sa provision de vivres et de bois, et déjà la cloche du départ se faisait entendre. Nelson nous dit : « Mes enfants, demeurez ici tout le temps qui sera nécessaire pour rendre à Marie ses forces ; gardez avec vous Ovasco, dont les services vous seront utiles. Je vous précéderai de quelques jours à Saginaw. Le pays qui porte ce nom est, dit-on, riant et fertile ; mais il est encore sauvage. J’y préparerai votre asile, et le jour de votre arrivée sera celui de votre hymen ; moi-même je vous unirai, nos lois m’en donnent le pouvoir. *** Là, du moins, mon cher Ludovic, vous pourrez aimer la pauvre fille de couleur sans craindre les révélations perfides, sans encourir les mépris et les haines. »

[Note de l’auteur. *** Réf. ]

Ainsi parla Nelson ; ces paroles étaient touchantes, et chacun de nous fut attendri ; Nelson me dit encore en se séparant de nous : « Je confie à votre honneur Marie, ma fille bien-aimée ; elle n’osait prétendre à votre amour, elle a droit à votre respect. Votre union fut bénie par un ministre de votre culte ; mais la religion catholique n’est point celle de Marie ; vous savez d’ailleurs quelle catastrophe affreuse est venu, jusque dans le temple saint, troubler l’acte solennel près de se consommer. Adieu, mon fils, soyez pour Marie un père jusqu’au jour où je vous nommerai son époux. » Nelson put juger par mon émotion profonde que le souvenir de ses conseils ne sortirait point de mon cœur.

Un instant après, nous vîmes s’éloigner le bâtiment qui portait Nelson et les Indiens… et nous demeurâmes seuls, Marie et moi, au milieu des grands lacs de l’Amérique, entre un monde quitté sans regrets et un désert plein d’espérance.