Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VIII

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 143-150).

CHAPITRE VIII.


Plusieurs jours s’étaient écoulés. La dogaresse avait été guérie par le secours de la vieille ; mais il était impossible de conduire Antonio auprès d’elle. En vain sa vieille nourrice cherchait à le consoler ; il était tourmenté de mille peines, et il ne pouvait modérer son impatience. Dans son inquiétude, il parcourait en gondole tous les canaux, il errait sur toutes les places, et ses pas le rapprochaient toujours involontairement du palais ducal. Un jour il aperçut, près du pont qui joint le palais du doge aux prisons, son ancien camarade Piétro appuyé sur sa rame bariolée ; sa gondole amarrée aux colonnes du palais se balançait sur l’onde : cette embarcation était fort petite, mais surmontée d’une tente élégante, richement sculptée, ornée à la poupe du pavillon vénitien, et presque semblable, par ses dorures, au splendide Bucentaure.

— Soyez le bienvenu, signor Antonio ! s’écria Piétro. Vos sequins m’ont amené le bonheur. Antonio lui demanda d’un air distrait quel bonheur il lui avait procuré.

— Ce n’est pas une petite fortune que la mienne ! s’écria Piétro. Je ne suis rien moins que le gondolier du doge, que j’ai l’honneur de conduire chaque soir avec la dogaresse à la Giudecca où il a une jolie maison. — Camarade, s’écria Antonio, veux-tu gagner encore dix sequins et même davantage ? Laisse-moi prendre ta place.

Piétro chercha en vain à résister ; il se vit forcé de céder aux instances d’Antonio et de le prendre pour son aide. Antonio s’éloigna et revint presque aussitôt en veste de rameur ; au même instant le doge parut.

— Quel est cet étranger ? dit-il d’un air irrité à Piétro. Il se disposait à le chasser, mais le gondolier fit si bien qu’il persuada au vieux doge qu’il ne pouvait ramer sans son aide, et Antonio prit enfin place sur un des bancs de la gondole ducale. Le vieux Falieri, assis auprès de sa belle épouse, lui pressait tendrement les mains qu’il embrassait avec ardeur, et passait son bras autour de sa taille élancée. Arrivé au large, d’où la place Saint-Marc et la magnifique Venise se déployaient devant eux avec ses palais et ses tours altières, Falieri releva fièrement la tête et s’écria : — Eh bien ! Annunziata, n’est-ii donc pas beau de se promener sur la mer avec le seigneur, avec l’époux de la mer ? Mais, ma belle, ne porte point de jalousie à l’épouse qui nous berce si humblement sur son dos. Écoute ce doux murmure des vagues, n’est-ce point là des paroles d’amour qu’elle adresse au fiancé qui la domine ? Tu portes mon anneau à ton doigt, Annunziata ; mais cette autre épouse a aussi reçu un anneau de moi qu’elle conserve précieusement au fond de son lit humide.

— Ah ! mon seigneur, répondit Annunziata, je frémis en songeant que vous vous êtes uni à ce froid et humide élément qui peut à chaque moment ouvrir son sein pour vous recevoir !

Le vieux Falieri se mit à sourire. — Tranquillise-toi, mon enfant, dit-il ; on est mieux dans tes bras si doux que dans ceux de la vieille Amphitrite. Mais, n’est-il pas vrai, on est heureux de naviguer sur la mer avec l’époux de la mer ?

Au moment où le doge prononçait ces paroles, une musique éloignée se fit entendre, et une douce et belle voix d’homme s’éleva au dessus du bruit des vagues, et chanta ces paroles :

Ah ! senza amare
Andare sul mare
Col sposo del mare
Non puo consolare.

D’autres voix s’unirent à celle-ci, et les paroles furent alternativement répétées jusqu’à ce que le chant expirât au milieu du mugissement des vents. Le vieux Falieri sembla n’accorder aucune attention à ce concert, et il s’occupa d’expliquer à la dogaresse le but de la cérémonie qui avait lieu le jour de l’Ascension, où le doge s’unissait à la mer Adriatique en lui jetant un anneau du haut du Bucentaure.

Il parla des victoires de la république ; il dit comment l’Istrie et la Dalmatie avaient été conquises sous le gouvernement de Pierre Urséolus II, et comment cette cérémonie avait pris son origine dans cette conquête. Mais si le doge ne s’occupa nullement du chant des musiciens, il n’en fut pas ainsi de la dogaresse ; toute cette histoire fut perdue pour elle. Elle était tout attentive aux doux sons qui semblaient planer sur la mer, et lorsqu’ils cessèrent de se faire entendre, elle jeta autour d’elle de longs regards étonnés, comme quelqu’un qui se réveille d’un profond sommeil, et qui cherche à voir les images qui lui ont apparu en songe. — Senza amare. — Senza amare. — Non puo consolare ! murmurait-elle doucement, et des larmes brillaient dans ses yeux célestes, et des soupirs profonds faisaient soulever son sein. Le doge, toujours racontant, sortit de la barque tenant le bras de la dogaresse, et gagna sa maison de San-Giorgio maggiore sans s’apercevoir qu’Annunziata était saisie d’un trouble extrême, et qu’elle était comme étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle. Un jeune homme en veste de rameur sonna d’une trompe formée d’une coquille, et à ce signe une autre gondole s’approcha. Pendant ce temps, une femme et un homme qui portait un parasol s’étaient avancés, et ils accompagnèrent le doge et la dogaresse jusqu’au palais. La seconde gondole toucha la rive, et Marino Bodoeri en sortit accompagne d’un grand nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvaient des marchands, des artistes, ainsi que des gens de la dernière classe du peuple, et tous suivirent le doge.