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Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 151-164).

CHAPITRE IX.


Antonio put à peine attendre le jour suivant, car il espérait recevoir un heureux message de sa chère Annunziata. Enfin la vieille arriva en boitant, s’assit avec lenteur dans un fauteuil , et croisant ses bras amaigris, elle s’écria : — Tonino, qu’est-il donc arrivé à notre pauvre colombe ! En entrant aujourd’hui dans son appartement, je l’ai trouvée étendue sur ses coussins , les yeux à demi fermés, ne dormant pas, n’étant pas éveillée, ne se trouvant ni en santé, ni malade ; je m’approchai d’elle : Noble Dogaresse, lui dis-je, que vous est-il donc arrivé de fâcheux ? Votre blessure, à peine cicatrisée , vous cause-t-elle encore quelque douleur ? — Mais elle me regarda avec des yeux , — avec des yeux comme je ne lui en ai pas encore vu, Tonino ; à peine eussé-je jeté un regard sur leur éclat humide, qu’ils se cachèrent sous ses paupières de soie , comme la lune derrière un nuage sombre. Et alors elle se mit soupirer du fond de sa poitrine, et cachant son visage pâle sous ses riches coussins, elle murmura bien doucement, mais avec un accent si douloureux, que je faillis en pleurer : Amare, amare. Ah ! senza amare ! — Je m’accroupis à ses pieds, et je me mis à lui parler de toi. Elle se cachait toujours le visage, et ses soupirs devenaient de plus en plus fréquens. Je ne lui cachai pas que tu t’étais travesti pour conduire sa gondole , et que je ne pourrais résister à tes désirs qui t’entraînent auprès d’elle. Quel torrent de larmes s’échappa de ses yeux ! Elle s’écria avec violence : Au nom du Christ, au nom de tous les saints ! Je ne puis le voir ; je t’en supplie, dis-lui qu’il n’approche jamais de moi. Il faut qu’il quitte Venise ; qu’il parte, qu’il parte au plutôt ! — il faut donc qu’il meure, ce pauvre Antonio, m’écriai-je à mon tour ! En ce moment, le vieux Falieri entra dans la chambre, et me fit signe de m’éloigner.

— Elle me repousse, elle me repousse loin d’elle ! s’écria Antonio dans un profond désespoir.

— Pauvre innocent ! dit la vieille en riant. Ne vois-tu pas que la belle Annunziata t’aime de toutes les forces de son âme, qu’elle éprouve tous les tourmens d’amour qui aient jamais déchiré un cœur de femme ? Enfant, viens demain, à la nuit sombre , te glisser dans le palais ducal. Dans la seconde galerie, à la droite du grand escalier, tu me trouveras, et là, nous verrons ce qui se passera.

Le lendemain, lorsqu’Antonio , brûlant de désirs, franchit les hautes marches du palais ducal, il se sentit tremblant et éploré, comme s’il eût été sur le point de commettre un grand crime. Force lui fut de s’appuyer contre une colonne, à l’entrée de la galerie qui lui avait été indiquée. Tout-à-coup, il se vit environné d’un éclat de flambeaux , et avant qu’il pût s’éloigner, il se trouva devant le vieux Bodoeri, qui s’avançait précédé par quelques pages portant des torches.

Bodoeri le regarda attentivement ; puis, il lui dit : — Ah ! c’est toi, Antonio. Je sais pourquoi l’on t’a placé ici. Viens, suis-moi.

Antonio, convaincu que ses desseins avaient été trahis, obéit en frémissant. Mais quel fut l’étonnement d’Antonio, lorsqu’en entrant dans un appartement reculé, Bodoeri l’embrassa, et lui parla du poste important qu’on allait lui confier, et dont Antonio devait s’emparer cette nuit même ! Son étonnement se changea en inquiétude et en effroi , en apprenant que depuis long-temps une conspiration contre la seigneurie mûrissait dans l’ombre ; que le doge lui-même était à la tête de la conspiration, et que cette nuit même il avait été résolu dans la maison de Falieri, sur la Giudecca, que le vieux Marino serait proclamé souverain absolu de Venise. Antonio contempla le vieux Bodoeri dans un silence profond. Celui-ci prenant son silence pour de l’hésitation , s’écria avec colère : — Misérable traître, puisque tu as pénétré dans ce palais, tu n’en sortiras pas. Il te faut mourir ou prendre les armes. Mais auparavant, voici celui à qui tu vas rendre compte de tes actions.

Une figure vénérable s’avança du fond de la salle. Dès qu’Antonio vit le visage de cet homme , qu’il n’apercevait qu’à la lueur incertaine des flambeaux, il tomba à genoux et proféra ces paroles : — O seigneur du ciel, mon père Bertuccio Nénolo , mon digne protecteur ! - Nénolo releva le jeune homme, le serra dans ses bras, et lui répondit d’une voix douce : — Oui, je suis Bertuccio Nénolo que tu as cru enseveli au fond de la mer, et qui s’est échappé il y a peu de temps de la captivité où le retenait Morbassan ; Bertuccio Nénolo qui t’avait recueilli, et qui ne pouvait prévoir qu’en son absence les serviteurs de Bodoeri te chasseraient de sa maison. Pauvre enfant aveugle ! tu hésites à prendre les armes contre une caste despotique dont la cruauté t’a ravi ton père ! Va dans la cour du Fontego, le sang dont tu verras encore les traces sur le pavé , c’est le sien ! Lorsque la seigneurie loua aux marchands allemands les magasins du Fontego, il leur fut défendu d’emporter les clefs de leurs comptoirs, dans les voyages qu’ils faisaient, et ils durent les déposer chez le Fontegaro. Ton père osa se soustraire à cet ordre, et durant son absence on trouva dans ses marchandises une caisse de faux ducats de Venise. En vain protesta-t-il de son innocence ; en vain assura-t-il que ses ennemis, que le Fontegaro lui-même avaient peut-être introduit cette caisse dans ses magasins pour le perdre, il fut condamné à mort et exécuté dans la cour du Fontego ! J’étais l’ami de ton père, je te recueillis, et, pour te soustraire aux poursuites de la seigneurie, qui t’eût banni, je cachai ton nom. Maintenant, Antonio Dalbinger, il est temps de prendre les armes et de venger les mânes de ton père.

On sait que l’injure que Bertuccio Nénolo avait reçue de l’amiral Dandolo, qui l’avait frappé au visage, le décida à se liguer avec son gendre contre le patriciat. Nénolo et Bodoeri résolurent de mettre le pouvoir dans les mains de Falieri, afin de le partager. Les conjurés concertèrent de répandre la nouvelle que la flotte génoise était entrée dans les lagunes. Dans la nuit, on devait sonner la grande cloche de Saint-Marc et appeler tous les citoyens à la défense de la république. A ce signe, les conjurés, dont le nombre était très-grand , devaient s’emparer de la ville , égorger les principaux nobles et proclamer le nouveau souverain. Mais le ciel ne voulut pas que ce massacre eût lieu, et que l’orgueil irrité de Falieri renversât l’antique constitution de Venise. Les réunions de la Giudecca , dans la maison du doge , n’avaient pas échappé à la surveillance du conseil des dix ; mais il lui fut impossible d’apprendre quelque chose de certain. Cependant un des conjurés, un pelletier de Pise nommé Bentian, se sentit touché de remords ; il voulut sauver du moins son patron , Nicolas Léoni , qui siégeait au conseil des dix. Vers le soir, il se rendit chez lui et le conjura de ne pas quitter sa maison dans la nuit, quelque chose qui arrivât. Léoni , agité de soupçons, retint de force le pelletier, et le força de lui découvrir tout le projet. Il appela alors Giovanni , Gradenigo et Marino Cornaro, et ils convoquèrent le conseil à Saint-Salvator , où on prit toutes les mesures pour étouffer la conjuration dès le premier moment de son exécution.

Antonio avait été chargé de se rendre à la cour de Saint-Marc, avec une troupe de conjurés, et de faire sonner la grosse cloche. En arrivant, il trouva l’édifice entouré de soldats de l’arsenal, qui se précipitèrent sur les arrivans. Les conjurés se dispersèrent en toute hâte, et Antonio lui-même prit la fuite. En marchant, il entendit derrière lui les pas d’un homme qui parvint enfin à le retenir. Antonio se disposait à le frapper de son poignard ; mais à la lueur des flambeaux que portaient ses soldats, il reconnut Piétro.

— Sauve-toi ! s’écria celui-ci : viens dans ma gondole, Antonio ; vous êtes tous trahis. Bodoeri, Nénolo, sont tombés au pouvoir de la seigneurie, les portes du palais sont fermées et le doge est gardé dans son appartement. Antonio se laissa entraîner dans la gondole sans prononcer un seul mot , tant il ressentait de douleur. On entendit des cris confus , un cliquetis d’armes, quelques clameurs isolées , puis tout rentra dans un effrayant silence. Le lendemain, le peuple, épouvanté, vit un spectacle fait pour glacer le sang dans les veines. Les corps des conjurés furent jetés, le poignard dans leurs plaies, sur la place du palais où se célébraient les solennités ; du haut de la galerie où le doge avait assisté à la fête de l’Ascension , et Antonio était descendu aux pieds de la belle Annunziata. Parmi les cadavres se trouvaient ceux de Marino Bodoeri et de Bertuccio Nénolo. Deux jours après, le vieux Falieri , condamné par le conseil des dix, fut exécuté au haut de l’escalier des géans. Antonio s’était échappé sans obstacle, car personne ne le connaissait pour un des conjurés. En voyant trancher la tête du vieux Falieri , il poussa un cri d’horreur et s’élança dans le palais. Personne ne l’arrêta, tant la confusion était grande. A quelques pas de l’appartement du doge, il aperçut la vieille qui s’avança vers lui en pleurant et qui l’entraîna dans la chambre d’Annunziata. Antonio se jeta à ses pieds , couvrit ses mains de baisers, et versa d’abondantes larmes. Annunziata qui était restée immobile et comme privée de vie , ouvrit lentement les yeux. Elle vit Antonio ; tout à coup elle fit un mouvement convulsif, le serra contre son cœur , et s’écria en pleurant : « Antonio ! Antonio !.... que je t’aime ; il est encore un bonheur sur la terre. Antonio, viens, fuyons loin de ces lieux pleins d’horreur. » — Et ils oubliaient, dans leurs baisers brûlans, et dans leurs sermens répétés, les terribles événemens de la nuit. La vieille les rappela enfin à eux et proposa de gagner Chiozza. Piétro les attendait déjà avec sa barque sous le pont du palais. A la nuit, Annunziata, voilée, sortit avec Antonio, et accompagnée de Marguerite portant une petite cassette qui renfermait les joyaux de la dogaresse. Ils arrivèrent au pont sans être remarqués et montèrent dans la barque. Antonio prit les rames ; la lune brillait sur les vagues, et bientôt on gagna la pleine mer. Mais les vents commencèrent à mugir, de sombres nuages voilèrent les étoiles, et une affreuse tempête s’annonça sur l’horizon.

— O seigneur du ciel , viens a notre aide ! s’écria la vieille.

Antonio ne pouvant plus soutenir les rames, passa son bras autour d’Annunziata qui, se réveillant tout à coup de sa profonde rêverie , le serra contre son sein. — O mon Antonio ! s’écria-t-elle ; et il n’y eut plus pour eux ni vent ni tempête : mais alors la mer, cette veuve jalouse du doge décapité, éleva ses vagues de chaque côté de la barque, comme deux bras gigantesques, et engloutit les deux amans dans ses abîmes sans fond.


FIN DE MARIWO FALIERI.