Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre I

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 63-80).

MARINO FALIERI.


CHAPITRE PREMIER.


Il y a bien long-temps, et si je ne me trompe, c’était au mois d’août de l’année 1354 ; le brave amiral génois, Paganino Doria, battit les Vénitiens, et surprit leur ville de Parinzo. Ses galères bien armées couraient des bordées dans le golfe de Venise, semblables à des bêtes de proie affamées qui vont et viennent pour mieux happer leur victime. Le peuple et la seigneurie de Venise étaient saisis d’un effroi mortel. Tous les hommes en état de marcher prirent l’épée ou la rame. Les troupes se rassemblèrent dans le port Saint-Nicolo. Les navires, les arbres, les pierres, tout fut employé pour encombrer la rade et empêcher l’approche de l’ennemi ; et tandis que le bruit des armes retentissait au milieu du tumulte, que les masses qu’on lançait à la mer réveillaient tous les échos du voisinage, on voyait sur le Rialto les agens de la seigneurie, le front chargé de sueur, le visage défait, offrir d’une voix tremblante des obligations à gros intérêts en échange de l’argent ; car la république était dans un état de détresse extrême.

La providence voulut, dans ses mystérieux décrets, que le chef de l’état fût enlevé à son peuple dans ce moment d’affliction générale. Le doge Andréa Dandolo, que les Vénitiens nommaient leur cher petit comte, il caro contino, mourut accablé du poids de ses soucis et de ses travaux. Il était généralement chéri, car il ne passait jamais sur la place de Saint-Marc, sans distribuer aux uns des consolations et des conseils, et aux autres des secours et de l’argent ; et lorsque les cloches de la grande église annoncèrent sa mort par leurs sons lugubres et prolongés, ce fut une désolation universelle. Les Vénitiens avaient perdu leur appui, leur espérance ; ils n’avaient plus qu’à courber la tête sous le joug des Génois : c’est ainsi qu’on se lamentait, et cependant la perte de Dandolo ne changeait en rien la situation extérieure de la république. En effet, le bon petit comte vivait volontiers dans la paix et le repos ; il aimait mieux suivre la marche mystérieuse des constellations que les détours de la politique étrangère, et il s’entendait mieux à conduire la procession du saint jour de Pâques qu’à mener une armée. Il s’agit alors de nommer un doge qui réunît les talens militaires d’un général à la sagesse d’un magistrat. Les sénateurs s’assemblèrent donc, mais on ne vit que des visages abattus, aux regards fixes, aux yeux mornes et à demi fermés. Où trouver un homme qui prît le gouvernail d’une main ferme ? Le vieux sénateur Marino Bodoeri prit enfin la parole.

« L’homme que vous cherchez, dit-il, vous ne le trouverez pas parmi nous ; mais tournez vos regards vers Avignon, sur Marino Falieri que nous y avons envoyé pour féliciter le pape Innocent sur son exaltation à la chaire de saint Pierre ; lui seul peut nous arracher à la ruine qui nous menace. Il faut le nommer doge. Vous m’objecterez que ce Marino Falieri est déjà âgé de quatre-vingts ans, que ses cheveux et sa barbe se sont argentés, que la couleur rubiconde de son nez et de ses joues atteste plutôt l’excellence du vin de Chypre qu’il a festoyé, que la vigueur de son intelligence ; mais ne vous arrêtez pas à ces apparences. Souvenez-vous de la brillante valeur que ce Marino Falieri a déployée, comme provéditeur de la flotte sur la Mer-Noire ; rappelez-vous l’éminence de ses services qui lui ont valu, des procurateurs de Saint-Marc, le don de la riche comté de Valdemarino. »

Bodoeri peignit si vivement le mérite de Falieri, que toutes les voix se réunirent sur ce choix. Plus d’un sénateur parla, il est vrai, de la colère bouillante de Marino Falieri, de son esprit dominateur, de son opiniâtreté ; mais on leur répondit que tous ces défauts étaient ceux de la jeunesse, et que dès longtemps ils étaient effacés dans un vieillard octogénaire. D’ailleurs les acclamations du peuple étouffèrent toutes les paroles de blâme : ne sait-on pas que, dans les crises violentes, un choix bizarre est toujours regardé par la multitude comme une inspiration du ciel ?

Le défunt petit comte, avec toute sa bonté et toute sa douceur, fut bientôt oublié, et chacun se disait : — Par saint Marc, ce Marino aurait dû depuis longtemps être notre doge ; l’orgueilleux Doria ne serait pas aujourd’hui dans nos lagunes. Des soldats mutilés étendaient leurs moignons en s’écriant : — C’est Falieri qui a battu Morb-Hassan, dont le pavillon dominait la mer Noire ! Et partout où le peuple s’assemblait, on se racontait les vieilles actions d’éclat de Falieri, et on poussait de grands cris de joie, comme si déjà Doria eût été vaincu. Il arriva en outre, Dieu seul sait comment, que Nicolo Pisani, qui avait fait voile pour la Sardaigne, revint sans rencontrer la flotte de Doria, et que son retour fit éloigner les vaisseaux de Gênes dont on attribuait le départ à l’influence du terrible nom de Falieri. Ce fut alors parmi le peuple une jubilation fanatique ; on résolut de recevoir le nouveau doge avec des honneurs inouis. La seigneurie avait envoyé à Vérone douze nobles avec une suite nombreuse ; ils étaient chargés de l’attendre, et de lui annoncer son élection. Quinze barques de l’état, richement ornées, sous le commandement de Taddeo Giustiniani, fils du podestat de Chioggia, allèrent prendre le doge à Chiozzo, et l’emmenèrent en triomphe à Saint-Clément, où l’attendait le Bucentaure.

Au moment où Marino Falieri allait monter sur le Bucentaure, c’était le soir du 3 octobre, à l’heure du coucher du soleil, un pauvre misérable était étendu sur le pavé de marbre, devant le péristyle de la Dogana. Quelques haillons de grosse toile rayée dont la couleur n’était plus reconnaissable, et qui semblaient avoir appartenu à un vêtement de marin, tels que les portaient le bas-peuple et les rameurs, pendaient en lambeaux autour de son corps amaigri, et laissaient voir une peau si blanche et si délicate, que peu de nobles en auraient pu montrer une semblable sous leurs chemises bordées de points de Venise. Sa maigreur ne montrait aussi que mieux la juste proportion de ses membres, et en contemplant ses cheveux d’un châtain clair, qui retombaient en désordre sur un front gracieux, ses yeux bleus que la misère avait creusés, son nez aquilin et sa bouche qui s’abaissait à chaque extrémité des lèvres, on pouvait facilement se convaincre qu’un destin ennemi avait précipité d’un rang élevé ce jeune étranger dans les dernières classes de la populace.

Il était donc étendu au pied des colonnes de la Dogana ; la tête appuyée sur son bras droit, il jetait sur la mer des regards ternes et sans expression. À voir son immobilité, on eût dit un cadavre apporté par la vague, s’il n’eût exhalé de temps en temps un profond gémissement. Il lui était sans doute arraché par la douleur que lui causait son bras gauche enveloppé de lambeaux sanglans, et qui pendait sur le pavé.

Tous les travaux avaient cessé, le bruit des ouvriers et des marchands ne se faisait pas entendre, tout Venise voguait au devant de Falieri dans des milliers de barques et de gondoles, et le malheureux étranger restait abandonné sans secours. Mais, au moment où sa tête affaiblie retombait sur le marbre, etoù ses paupières allaient se clore, une voix casséelui cria plusieurs fois : — Antonio ! moucher Antonio ! L’étranger releva péniblement la moitié de son corps, et soulevant sa tête vers les colonnes de la Dogana, derrière lesquelles la voix semblait partir, il répondit avec effort : — Qui donc m’appelle ? quelle âme charitable vient jeter mon cadavre à la mer, car je vais mourir ?

Un petite vieille s’approcha lentement du jeune homme blessé et le regarda quelque temps : — Pauvre enfant, dit-elle, tu veux mourir ici, lorsqu’un jour d’or se lève pour toi ! Vois là-bas à l’horizon ces longues bandes de feu, elles t’annoncent des monceaux de sequins ; mais il faut manger, moucher Antonio, manger et boire, car c’est la faim qui t’a jeté sur ce pavé ! ton bras est guéri, il est déjà guéri.

— Laisse-moi mourir en paix, dit l’étranger qui reconnut une mendiante avec laquelle il avait quelquefois partagé sa dernière pièce de monnaie, laisse-moi ; oui, c’est la faim plutôt que ma blessure qui m’a fait perdre mes forces : depuis trois jours, je n’ai pas gagné un quattrino. Je voulais gagner le cloître là-bas et tâcher d’obtenir quelques cuillerées de soupe, mais tous mes camarades sont partis. Il ne s’en est pas trouvé un seul qui m’ait pris par pitié dans sa barque ; je suis tombé ici, et sans doute que je ne me relèverai jamais.

— Eh ! eh ! dit la vieille, pourquoi se désespérer tout de suite ? tu as soif, tu as faim ? J’ai le remède à cela. Voici de beaux poissons séchés que j’ai achetés aujourd’hui sur le Zecca, voici de la limonade et un joli pain blanc. Bois et mange, mon fils ; nous verrons ensuite ton bras.

En effet, la vieille mendiante avait tiré toutes ces choses du sac qui pendait sur son dos, comme une capuce ; elle les lui présenta. À peine Antonio eut-il mouillé de la fraîche boisson ses lèvres brûlantes, que la faim se réveilla en lui avec une force nouvelle. Il dévora les provisions qu’on lui offrait. Pendant ce temps, la vieille avait découvert le bras blessé ; elle trouva la blessure grave, mais en bon état de guérison ; et elle la couvrit d’un onguent qu’elle amollit en le réchauffant de son haleine. — Mais qui donc t’a si rudement frappé, mon pauvre garçon ? dit-elle. Antonio entièrerement remis, et en qui le feu de la vie s’était ranimé, était déjà debout, le poing fermé et les yeux étincelans.

— Ah ! s’écria-t-il, ce coquin de Nicolo voulait me tuer parce qu’on m’avait jeté un misérable quattrino dont il avait envie. Tu sais, vieille, que je gagnais rudement ma vie en portant les ballots des barques et des navires dans le magasin allemand, dans le Fontego…

— Dans le Fontego, dans le Fontego ! répéta la vieille.

— Tais-toi, si tu veux que je parle, reprit Antonio ; et il continua : J’avais assez gagné pour m’acheter uiî habit neuf et entrer parmi les gondoliers. Comme j’étais toujours de bonne humeur, et que je ne manquais pas de jolies chansons, je gagnais un peu plus que mes camarades. Cela les rendit jaloux, et ils me poursuivirent sans cesse en m’appelant hérétique et chien d’Allemand. Enfin, il y a quatre jours, comme j’aidais, auprès de Saint-Sébastien, à tirer une barque sur la grève, ils m’attaquèrent à coups de pierres et de bâtons. Je défendis vigoureusement ma peau ; mais ce rusé de Nicolo vint par derrière, me frappa de sa rame, qui toucha ma tête et me blessa si fort au bras que j’en tombai comme mort. Heureusement que tu es venue me secourir et me donner à manger. Vois comme je me sers bien de mon bras ; je vais ramer aussi vigoureusement que jamais.

Antonio imita avec prestesse les gestes d’un rameur, et reprit sa veste en lambeaux qui était restée à terre ; puis il s’éloigna, sans écouter la vieille qui lui criait : — Rame bien, mon fils, rame encore une fois, ce sera la dernière !

Antonio ne fit nulle attention aux paroles de la vieille, car le plus magnifique des spectacles s’était déroulé devant lui. Le Bucentaure doré, avec le lion adriatique sur ses pavillons flottans, s’avançait à bruyans coups de rames, comme un cygne majestueux. Entouré par des milliers de barques et de gondoles, il semblait lever fièrement sa tête royale sur cette multitude d’embarcations qui sillonnaient humblement les flots autour de lui. Le soleil du soir jetait des rayons éclatans sur la mer et au delà de Venise, qui semblait plongée dans les flammes. Tandis qu’Antonio, oubliant ses chagrins, contemplait avec ravissement cette scène brillante, un sourd murmure, qui s’élevait dans les airs, ne tarda pas à retentir au loin en prenant un accent plus terrible. La tempête arriva sur un rideau de nuages sombres, et les vagues s’élevèrent avec fureur. En un clin d’œil, les barques et les gondoles se trouvèrent dispersées. Le Bucentaure, que sa construction rendait incapable de résister à l’ouragan, se balança au gré de la violence des flots, et un cri de terreur retentit jusqu’au rivage.

Antonio aperçut en ce moment un petit canot amarré à la rive. Il s’y élança aussitôt, le détacha, et, saisissant la rame, il se dirigea hardiment vers le Bucentaure.

— Sauvez, sauvez le doge ! lui criait-on de toutes parts ; car, durant un orage, une légère embarcation est plus sûre dans ces canaux que les navires d’une grande dimension ; aussi se présenta-t-il lui grand nombre de barques qui accoururent de toutes parts pour sauver les jours de Marino Faliéri. C’était à Antonio que le ciel avait réservé cette faveur, et sa barque fut la seule qui parvint à s’approcher du Bucentaure. Le vieux Marino Faliéri, accoutumé à de pareils dangers, s’élança sans hésiter du haut de sa magnifique galère dans le petit canot du pauvre Antonio, qui le porta en peu de minutes à la place de Saint-Marc. La cérémonie s’acheva dans l’église, où le doge se rendit, les vêtemens et la barbe encore inondés par l’eau salée. Le peuple, ainsi que la seigneurie, frappés de terreur par les funestes événemens, au nombre desquels on compta comme d’un sinistre présage la méprise qui fit passer le doge entre les deux colonnes où l’on exécutait les criminels ; le peuple garda un morne silence ; et ce jour, commencé avec allégresse, se termina dans une tristesse profonde.

Personne ne semblait songer au sauveur du doge, et Antonio n’y songeait pas lui-même, tant il était accablé de fatigue et de douleur ; il ne fut que plus étonné lorsqu’un des gardes du duc vint le trouver sur les degrés où il s’était étendu, et l’introduisit à travers tout le palais dans la chambre du doge. Le vieux Faliéri s’avança au devant de lui avec bienveillance, et, lui montrant deux sacs d’argent qui se trouvaient sur une table, il lui dit : — Mon fils, prends ces trois mille sequins ; s’ils ne te suffisent pas, je t’en donnerai davantage : mais accorde-moi la grâce de ne jamais reparaître à mes yeux.

À ces mots, des éclairs jaillirent des yeux du vieillard, et son visage se colora d’une rougeur nouvelle. Antonio, fort étonné, ne laissa pas, avant que de s’éloigner, de prendre les deux sacs qu’il croyait avoir bien légitimement gagnés.