Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre III

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 89-108).

CHAPITRE III.


Jetons maintenant nos regards sur un jeune homme d’une mine fière et gracieuse, vêtu avec goût, qui se promène sur le Rialto, une bourse pleine de sequins dans sa main, et qui s’entretient tour à tour avec des juifs, des Turcs, des Grecs et des Arméniens ; il détourne son front soucieux, revient rapidement sur ses pas, s’arrête tout à coup, revient encore, et se jette enfin dans une gondole qui le conduit à la place Saint-Marc, où il se met à errer les yeux baissés, sans remarquer, sans soupçonner plus d’un doux murmure qui s’échappe, à son passage, entre les somptueuses draperies de plus d’un balcon des palais voisins. Qui reconnaîtrait, dans ce jeune homme, cet Antonio qui, peu de jours auparavant, était couché, couvert de haillons, sur les degrés de marbre de la dogana !

— Bonjour, mon fils, bonjour ! lui cria la vieille mendiante qui était assise devant l’église de Saint-Marc. — Antonio, qui ne l’avait pas aperçue, s’arrêta et prit dans sa bourse une poignée de sequins qu’il se disposa à lui jeter. — Laisse là ton or, lui cria la mendiante ; ne suis-je pas assez riche ? Mais si tu me veux quelque bien, fais-moi faire une capuce neuve, car celle que je porte n’est plus en état de résister au vent et à la pluie ! Mais surtout, mon fils, gardetoi d’aller au Fontego, — au Fontego !

Antonio regarda attentivement ce visage jaune, sillonné de rides, et lui cria avec humeur : — Tu peux m’épargner toutes ces folies, vieille sorcière ! — Mais au moment où il prononça ces mots, la mendiante tomba sans mouvement du haut des marches sur lesquelles elle était assise. Antonio courut à elle, la reçut dans ses bras et la releva avec précaution.

— Ah ! mon fils, dit-elle d’une voix plaintive, quel horrible mot tu as prononcé ? ah ! tue-moi plutôt que de le répéter : tu ne sais pas combien tu as déchiré le cœur de celle qui t’aime comme son enfant !

À ces mots, la vieille mendiante s’enveloppa la tête de l’étoffe de laine brune qui pendait sur ses épaules, et se mit à soupirer et à gémir comme si elle eût été atteinte de mille douleurs. Antonio se sentit involontairement ému, il prit le bras de la vieille et la conduisit sous le portail de l’église où il la fit asseoir sur un banc de marbre. — C’est à toi, dit-il, que je dois mon bonheur, car sans toi, je serais encore dans la misère, je n’aurais pas sauvé le vieux doge et je n’aurais pas reçu cette belle bourse de sequins. Parle, que puis-je donc faire à mon tour pour ton bonheur ?

La vieille mendiante le regarda avec tendresse. — Mon enfant, dit-elle, ne te souvient-il plus du temps où tu te trouvais tout le jour sur cette place, attendant une aubaine, et travaillant pour gagner un misérable salaire ?

Antonio soupira profondément ; il prit place auprès de la vieille et lui dit : — Ah ! ma mère, je sais trop bien que je suis né de parens qui vivaient dans l’aisance ; mais j’ignore entièrement qui ils étaient et comment je les ai quittés. Je me souviens d’un homme de belle taille, qui me prenait souvent dans ses bras et qui me comblait de caresses, ainsi que d’une charmante femme qui me plaçait chaque jour dans une couche bien douce et bien molle. Tous deux me parlaient dans un langage étranger dont j’avais retenu quelques paroles. Lorsque j’étais rameur, mes camarades me disaient toujours qu’à mes yeux, qu’à mes cheveux et à ma tournure, il était facile de s’apercevoir que j’étais d’origine allemande. Je le crois aussi. Le souvenir le plus vif qui me soit resté de ce temps passé, c’est celui d’une nuit de terreur dans laquelle je fus réveillé d’un sommeil profond. On allait et on venait dans la maison ; on ouvrait, on fermait des portes ; je fus saisi d’inquiétude et je me mis à pleurer. La femme qui avait soin de moi accourut aussitôt, m’arracha du lit, me ferma la bouche avec sa main, m’enveloppa dans un drap et s’échappa avec moi. Dès ce moment, il existe une lacune dans mes souvenirs. Je me retrouve dans une somptueuse maison, située au milieu d’une contrée agréable. Je vois l’image d’un homme que j’appelais mon père, et dont le portrait était noble et fier. Il parlait italien, auisique tous les gens de la maison. Il y avait plusieurs semaines que je n’avais vu mon père, lorsqu’un grand nombre d’hommes de mauvaise mine entra dans la maison et y mit tout en désordre. Ils m’aperçurent et me demandèrent ce que je faisais dans cette demeure. — Je suis Antonio, le fils de la maison, leur répondis-je. Ils se mirent à rire aux éclats, me dépouillèrent de mes beaux vètemens, et me chassèrent en me menaçant de me battre si je reparaissais dans ce lieu. Je m’enfuis en gémissant. À cent pas de là, je rencontrai un vieil homme que je reconnus pour un des serviteurs de mon père adoptif. — Viens, Antonio, pauvre garçon, dit-il en me prenant la main. La maison nous est fermée pour toujours ; il faut que nous tâchions tous deux de trouver noire pain. À ces mots, le vieillard m’emmena. Il n’était pas aussi pauvre que semblaient le témoigner ses haillons. À peine fûmes-nous arrivés à Venise que je le vis tirer des sequins de son misérable pourpoint, pour faire le métier de brocanteur sur le Rialto. Il fallait toujours que je l’accompagnasse, et il ne faisait jamais un marché sans demander une bagatelle pour son figliolo. Je me trouvais fort bien avec cet homme, qu’on nommait le père Blaunas ; mais cela ne dura pas long-temps. Tu te souviens sans doute, ma mère, du terrible tremblement de terre qui ébranla les tours et les palais de Venise, et qui fit sonner les cloches de Saint-Marc comme si elles eussent été ébranlées par des mains de géant ; sept ans se sont à peine écoulés depuis cette catastrophe. Je m’échappai heureusement, avec le vieillard, de la maison que nous habitions et qui s’écroula derrière nous. Toutes les affaires avaient cessé ; le silence le plus profond régnait sur le Rialto, et, pour combler nos maux, un souffle contagieux vint menacer la ville ! On apprit que la peste avait été apportée du Levant en Sicile, et qu’elle exerçait ses ravages dans la Toscane. Cependant Venise n’en était pas encore atteinte.

Un jour, le vieux Blaunas commerçait sur le Rialto avec un Arménien : ils étaient d’accord sur leur marché et se serraient cordialement les mains. Mon protecteur avait cédé à bas prix quelques marchandises à l’Arménien, et il demandait, comme de coutume, une bagatelle per il figliolo. L’Arménien, homme d’une haute stature, avec une barbe épaisse, je crois encore le voir, me regarda d’un air amical, m’embrassa et me mit dans la main une couple de sequins que je m’empressai de glisser dans ma poche. Nous regagnâmes en gondole la place Saint-Marc. En chemin, mon protecteur me demanda les deux ducats, et moi je prétendis que je devais les garder, puisqu’il avait plu à l’Arménien de m’en faire présent. Le vieillard prit de l’humeur ; mais, tandis qu’il me grondait, je remarquai que son visage se couvrait d’une teinte jaune et terreuse, et que ses discours devenaient de plus en plus incohérens. Arrivé sur la place, il s’agita comme un homme ivre, et bientôt il tomba mort devant le palais ducal. Je me jetai sur son corps en poussant de grands cris. Aussitôt le peuple accourut, et on entendit murmurer de toutes parts le terrible nom de peste. À ce mot, la foule se dispersa, et chacun se hâta de prendre la fuite. Pour moi, je me sentis frappé d’un étourdissement subit et ma vue devint faible et confuse. En revenant à moi, je me trouvai dans une vaste salle, étendu sur un mince matelas, enveloppé d’un drap de laine ; autour de moi trente ou quarante figures pâles et étiques étaient étendues sur des couches semblables. J’appris plus tard que des moines compatissans, qui sortaient de San-Marco, m’avaient recueilli dans leur gondole et m’avaient transporté au Giudecca, dans le cloître de San-Giorgo Maggiore où les bénédictins avaient établi un hôpital. La force de la maladie m’avait ravi la mémoire de tout ce qui s’était passé. Les moines ne purent me dire autre chose, sinon qu’on m’avait trouvé près du père Blaunas qui venait d’expirer. Peu à peu je recueillis mes pensées, et je me rappelai ma vie antérieure ; mais ce que j’ai raconté, ma mère, c’est là tout ce que j’en sais : je suis seul dans le monde, et quelque soit mon sort, je ne puis espérer d’y trouver le bonheur !

— Tonino, mon cher Tonino, dit la vieille ; contente-toi de ce que le destin veut bien t’accorder présentement.

— Hélas ! dit Antonio, il est encore quelque chose qui tourmente ma vie, qui me poursuit sans relâche, et qui me perdra tôt ou tard. Un désir inexprimable, un besoin dévorant pour une chose que je ne puis nommer, que je ne puis définir, s’est emparé de mon être depuis que j’ai quitté cet hôpital. Quand, au milieu de ma carrière, je revenais après les fatigues du jour, me reposer sur le lit le plus dur, le sommeil m’y attendait toujours, et les songes venaient rafraîchir mes paupières, par les douces images de bonheur qu’ils m’accordaient jusqu’à mon réveil. Maintenant je suis étendu sur de moelleux coussins, et nul travail ne consume plus mes forces ; mais je sens que mon existence me pèse, et je ne trouve plus ce sommeil qui charmait autrefois tous mes maux.

En vain je cherche à savoir pourquoi la vie me paraissait si belle autrefois, et pourquoi elle me paraît aujourd’hui aussi sombre. Le désespoir me gagne en songeant que j’ignore même le bonheur auquel j’aspire avec tant d’ardeur !

— Tonino, mon cher Tonino, dit la vieille, qui semblait vivement compatir aux peines d’Antonio, tu te désespères parce que tu as connu des momens heureux dont le souvenir même s’est effacé en toi ? Pauvre enfant ! Viens, conduis-moi à la mer.

Antonio prit la vieille presque in volontairement, et la conduit à travers la place Saint-Marc. Tandis qu’ils marchaient, la vieille mendiante lui dit à voix basse : — Antonio, vois-tu cette tache de sang, sur le pavé ? Oui, du sang ! De ce sang naîtront de belles roses rouges pour te former une couronne ! pour toi et pour ta bien-aimée ! O Seigneur du ciel, quel nuage de lumière que celui qui s’avance vers toi en souriant ! Tonino, ses bras blancs comme la neige s’ouvrent pour te recevoir. Antonio ! enfant fortuné ! conduis-toi avec courage, et tu pourras cueillir des myrtes au crépuscule, des myrtes pour la jeune veuve qui sera ta fiancée. Mais ils ne fleurissent qu’à minuit ; entends-tu bien les murmures des vents du soir, les gémissemens de la mer qui s’agite ? Prends ta rame, hardi gondolier, prends ta rame !

Antonio se sentit frappé d’effroi en entendant ces singuliers discours. Ils étaient arrivés auprès de la colonne qui porte le lion adriatique. Antonio s’arrêta et dit à la vieille mendiante d’un ton rude et mécontent : — Arréte-toi, vieille sorcière, et tiens moi des discours moins obscurs. Tu m’as prédit le bonheur qui devait m’advenir en sauvant le doge, il est vrai ; mais aujourd’hui, que me parles-tu de jeunes veuves, de myrtes, de roses et de fiancées ? Veux-tu me tromper ou m’exciter à faire quelque folie ? Tu auras une capuce neuve, le pain, les sequins, tout ce qu’il te plaira, mais laisse-moi m’éloigner en paix.

À ces mots, Antonio voulut la quitter, mais la mendiante le retint par son manteau : — Tonino, dit-elle, ne me regarde pas ainsi, ou je cours à l’extrémité de la place me précipiter dans la mer ! Reste près de moi, mon fils, mon cœur est oppressé ; il faut que je l’épanché dans le tien. Mets-toi là, mon fils, et écoute-moi quelques instans.

Antonio s’assit avec humeur au pied de la colonne, et se mit à examiner son livre de compte dont les feuilles blanches témoignaient du zèle avec lequel il suivait le commerce qu’il avait entrepris de faire sur le Rialto. — Tonino, dit la vieille, n’as-tu donc jamais pensé que tu pouvais m’avoir vue jadis ?

— Je t’ai déjà dit, répondit Antonio sans lever les yeux, que je me suis senti entraîné vers toi ; mais n’attribue pas ce penchant à ta vieille figure ; car, quand je vois tes yeux noirs étincelans, ton nez pointu, tes lèvres pâles, et tes cheveux gris épars, je frissonne et je songe que ta emploies peut-être quelques moyens ténébreux pour m’attirer.

— O Seigneur du ciel ! s’écria la mendiante au désespoir. Quel démon t’a inspiré de semblables pensées. Accuser de sortilège celle qui a sauvé ton enfance des dangers qui la menaçaient ; car, cette femme dont le souvenir est resté dans ton âme, Tonino, cette femme n’était autre que moi.

— Crois-tu donc m’abuser, vieille insensée ? les souvenirs de mon enfance sont encore vivans dans ma mémoire ; cette femme charmante, je crois encore la voir devant mes yeux, avec son visage frais et coloré, ses yeux doux et étincelans, les cheveux bruns et sa main blanche et potelée. Elle avait à peine trente ans ; et toi, ne comptes-tu pas déjà près d’un siècle ?

— O Dieu du ciel ! s’écria la vieille. mon Tonino a oublié sa fidèle Marguerite !

— Marguerite ? murmura Antonio, Marguerite ? ce nom résonne à mon oreille, comme un air long-temps oublié. Mais non, il n’est pas possible !

— Il n’est que trop possible, Tonino ! Cet homme qui te comblait de caresses, c’était ton père, et la langue que nous parlions ensemble était la langue allemande. Ton père avait été un riche marchand d’Augsbourg. Sa jeune et jolie femme mourut en te donnant le jour. Il se retira alors à Venise, pour fuir le lieu où il avait perdu celle qu’il chérissait, et il m’emmena avec lui. J’étais ta nourrice. Dans cette nuit fatale, où ton père succomba sous un destin funeste, je parvins à te sauver : un noble Vénitien t’accueillit. Mon père, ancien chirurgien, m’avait fait connaître les propriétés des plantes curatives ; mais à cette science je joignais un don particulier, celui de lire dans l’avenir, comme dans un miroir éloigné et confus, et je prédis souvent involontairement les événemens futurs. Lorsque je me trouvai seule dans Venise, je songeai à me servir de mon art pour gagner ma vie. Je guérissais en peu de temps les maux les plus invétérés ; et bientôt ma réputation se répandit dans toute la ville. La jalousie des charlatans qui vendent leurs pilules sur le Rialto et sur la Zecca, se réveilla. Ils m’accusèrent d’avoir fait un pacte avec Satan, et le peuple les écouta. Bientôt je fus arrêtée, et traduite devant le tribunal ecclésiastique. Tonino, quelles affreuses tortures il me fallut endurer ! Je les soutins courageusement. Mes cheveux blanchirent, mon corps se contourna, mes mains et mes pieds devinrent semblables à ceux d’une momie. L’estrapade, cette horrible invention de l’enfer, m’arracha enfin un aveu dont le souvenir me fait encore trembler aujourd’hui. Je fus condamnée à être brûlée vive, mais le grand tremblement de terre qui renversa les palais de Venise, m’ouvrit les portes de ma prison. Je sortis de ma retraite, à travers les décombres, comme un spectre qui s’échappe de son tombeau. Ah ! Tonino, tu me crois dans l’âge de la décrépitude ; mais il n’en est rien. Ce corps amaigri, ce visage sillonné, ses cheveux argentés, ces pieds chancelans, ce n’est pas l’âge, c’est le martyre que j’ai enduré qui m’a réduite en peu de jours à cet état. Et ce frisson, ce rire involontaire qui fait dresser mes cheveux sur ma tête, c’est le résultat des dernières tortures que j’ai endurées, qui me cause encore sans cesse des convulsions.

— Femme, dit Antonio, il me semble que je dois ajouter foi à tes paroles. Mais, qui donc était mon père, quel était son nom, et quel sort éprouva-t-il dans cette nuit funeste ? Quel est celui qui me recueillit, et que m’arriva-t-il dans ma vie qui m’est resté inconnu ? Quand tu m’auras dévoilé tous ces mystères, alors je pourrai te croire.

— Tonino, dit la vieille en soupirant, je dois te taire toutes ces choses ; mais bientôt, bientôt tu les connaîtras. Demeure loin du Fontégo ; du Fontégo, tu m’entends !

— Maudite femme ! s’écria Antonio. Tu parleras, ou… À ces mots, il fit un signe menaçant. Mais la vieille mendiante retint son bras, en lui disant : — Arrête, malheureux enfant ! Tu oublies que j’ai eu soin de ton enfance, que j’ai sauvé ta vie ! Antonio se frappa le front avec violence, et s’éloigna rapidement.