Marius Grout - Le vent se lève/2

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Gallimard (p. 75-158).


II

JOURNAL DE L’ABBÉ COURTIN

Monsieur le Curé m’a retenu après déjeuner, il m’a offert un cigare, et, comme tous les mardis, nous avons bavardé. Entre autres choses, Monsieur le Curé m’a parlé de l’histoire Rousseau, ce professeur de collège laïque qui a abusé d’une de ses élèves (les Nouvelles de Fécamp laissent entendre qu’à la vérité, ce n’est pas la première). Ce M. Rousseau, qui a femme et enfants, est revenu piteusement du petit village où il avait fui. Quelques jours après il obtenait un poste, dans une ville presque aussi importante. Naturellement !

Il y a décidément quelque chose de pourri dans l’Université. Et si ce n’était que dans l’Université, mais toutes les institutions sont corrompues. On en arrive à se demander comment Dieu peut supporter ça plus longtemps. Mais c’est Son affaire…

Je trouve cependant regrettable qu’un Père dominicain ait cru bon de continuer à fréquenter le professeur Rousseau après ce scandale. Tous ces Pères s’imaginent facilement avoir une tâche qui dépasse celle de l’Église, et particulièrement les Dominicains. Ils ont la coquetterie d’une position hardie en pays infidèle. Ils font des grâces aux hérétiques ou aux dissolus. Ils sont tendres et un peu lâches. Notre Sainte Mère l’Église, si accueillante au pécheur repentant, se doit, je crois, de bien fermer ses portes au nez de ceux qui ne veulent pas voir clair.

Monsieur le Curé, qui est un homme d’un certain âge et que sa vie facile dans cette paroisse toute tiède a, peut-être, un peu endormi, parlait du professeur Rousseau avec une nuance de pitié. Je n’ai pu m’empêcher de marquer mon dissentiment : « Monsieur le Curé, vous êtes meilleur que moi, et je suis jeune, mais ne croyez-vous pas qu’il faille, dans cette affaire, exprimer un jugement plus ferme ? N’y va-t-il pas des vérités de la foi elles-mêmes, et si M. Rousseau avait été meilleur catholique, moins fantaisiste, moins rêvasseur, s’il était venu à confesse, s’il avait communié quelquefois, car il ne communiait jamais — ne croyez-vous pas, Monsieur le Curé, que cette tentation lui eût été épargnée ou qu’il l’eût repoussée vigoureusement ? Et puis cette fille était une protestante !… Je vais vous paraître indiscret mais, avec votre permission, Monsieur le Curé, je glisserais volontiers un mot de cette histoire dans le sermon que je dois faire dimanche. »

Monsieur le Curé avait les yeux mi-clos et la tête renversée un peu. Il fumait par petites bouffées. Il me dit d’une voix hésitante et grasse et molle, et qui vous circonvenait : « Mon cher enfant, ce n’est pas à nous à juger. Dieu seul connaît quels sont les siens. Faites-moi la grâce de ne point parler de cette affaire dans votre sermon. Soyez prudent aussi, dans vos conversations… » Il se leva. Il était tout congestionné. Il était gras et rond au delà de ce que je croyais. Que Dieu me pardonne, mais je revis soudain un des portraits de Renan vieux. Monsieur le Curé essuya un peu sa soutane, posa son cigare sur le petit guéridon de marbre, et sonna : « Madame Bisson, vous apporterez les liqueurs. » Je ne sus pas refuser le petit verre de calvados. Il le faudra pourtant si je veux tenir bon. « Mon cher enfant, vous aurez après-demain l’inhumation de madame Lasnel, inhumation de deuxième classe. J’ai prévenu le père Guyon. Fussien sera là, avec Dantan. Ah ! il nous faudra deux enfants de chœur de plus !… Demain donc, cette inhumation… — Après-demain, Monsieur le Curé. — Oui, après-demain, c’est juste, c’est juste… et vendredi ? Qu’est-ce donc qu’il y a vendredi ? Ah ! oui, j’y suis, un service en mémoire de la famille Turquet-Duval… Dites-moi, est-ce qu’il y a encore du vin à la sacristie ? »

Telle est la conversation ordinaire avec Monsieur le Curé. Il est impossible de parler sérieusement, et la théologie ne l’intéresse pas plus que le plain-chant. Il n’aime, je crois, que les enfants du catéchisme. Comme je poussais, dans l’angle du petit salon, le fauteuil que j avais occupé, je vis dans la glace et sans le vouloir, que Monsieur le Curé se reversait un petit verre de calvados.

Affreusement tiraillé, à la messe du matin, par mon estomac. Plusieurs fois j’ai cru m’évanouir. Je suis pourtant solide et j’ai, ou crois avoir une vieille habitude de la faim, mais le régime du séminaire a dû m’affaiblir. Ma mère affirme que j’ai maigri et me dit de « faire attention ». Faire attention, cela veut dire : manger un peu plus, beaucoup plus peut-être. Je le ferais plus volontiers si ce n’était pas Monsieur le Curé qui m’y invitât.

Minuit moins cinq. Je reviens de chez M. de Saint-Englebert. Visite mensuelle à laquelle j’ai dû me plier pour ne pas déplaire à Monsieur le Curé. J’eusse préféré, bien qu’il fasse assez froid ici, continuer dans la solitude la lecture de mon Saint-Thomas. Tant que je n’aurai pas ma paroisse, il me faudra consentir à cette dépendance. C’est dur. Je ronge mon frein. J’ai un énorme besoin de commander et de diriger. J’ai presque envie de me battre. Il me semble que l’Église manque de vertu, je veux dire : de force ; qu’elle n’est pas suffisamment agressive.

Cette soirée a été, comme toutes autres, lente et inutile. M. de Saint-Englebert a parlé. Il est clair qu’il est seul à avoir ce droit. Il est royaliste, et entiché de Maurras, qu’il digère plus ou moins bien. En dépit de mes efforts, la façon dont il frise ses moustaches me déplaît souverainement. Nous dûmes, Monsieur le Curé et moi, après le repas, mettre le nez, avec complaisance, dans de vieux papiers de famille qui établissent incontestablement la noblesse de M. de Saint-Englebert. Nous dûmes encore écouter des histoires de chasse, sourire ou rire à des propos dont quelques-uns furent pour le moins profanes, et prendre parti, honteusement, dans cette querelle qui divise M. de Saint-Englebert et le conseiller général de l’arrondissement. M. de Saint-Englebert reproche à M. Loison — c’est le conseiller, — de donner dans une espèce (curieux, la façon dont il prononce ce mot et dont il fait siffler les s), de donner dans une espèce de christianisme social où le pauvre, parce qu’il est pauvre, est honoré. « Que dis-je, Monsieur le Curé, est déifié !  : Oui, ces gens-là ont tous l’idolâtrie du pauvre ! Comme s’il y avait une vertu dans la pauvreté ! » Monsieur le Curé, assis dans un fauteuil, et un gros cigare à la bouche acquiesçait béatement à tout. J’osai dire : « Je vous demande pardon… » M. de Saint-Englebert s’était planté devant moi, je restai un moment interdit ; mais je repris, conscient de la stupidité de mon trouble, et d’une voix ferme, et un peu sifflante malgré moi : « Mais, monsieur le Comte, ne craignez-vous pas qu’il n’y ait une certaine idolâtrie de l’ordre et des gens en place ? Et croyez-vous que tous les pauvres le soient par seule insuffisance… — Je ne comprends pas ! — Est-ce que la misère, monsieur le Comte, s’explique toujours par la paresse ? Est-ce que les riches, dans une certaine mesure, ne manquent pas, parfois, à leur devoir ? »

J’étais très calme. J’avais conscience d’avoir dit quelque chose d’irréfutable et de l’avoir dit sans malignité. M. le Comte pivota sur ses talons, se dirigea vers la haute cheminée où étaient assises Madame et Mademoiselle de Saint-Englebert, puis revint vers moi : « Monsieur l’abbé, demandez à Monsieur le Curé ce que nous avons fait, Madame de Saint-Englebert et moi, pour la paroisse !… » Et comme je protestais : « Oui, oui, je sais bien, Monsieur l’abbé, vous parliez des gens riches en général…’Eh bien, tout de même, la main sur la conscience, croyez-vous qu’il y en ait tant que ça qui oublient leurs devoirs ? Et s’ils l’oublient, — soyons justes, Monsieur l’Abbé, les riches aussi ont droit à la justice ! — s’ils l’oublient, est-ce que ce n’est pas souvent la faute des pauvres ? Tenez — je vais peut-être vous faire de la peine, Monsieur l’Abbé, mais il faut tout dire n’est-ce pas ? — eh bien hier, pas plus tard qu’hier, j’ai rencontré le père Ratel — vous le connaissez P — vous savez ? celui des Taillis, celui qui a, il y a deux ans, parié sa femme avec Hauchecorne ? — eh bien Ratel, à qui j’avais fait envoyer, la veille, par mon garde-chasse, du bois de la coupe de Fondimare, Ratel n’a même pas daigné me saluer. Il passait avec une brouette, il n’y avait que moi sur la route, il n’a même pas paru gêné… Tout comme si je n’existais pas… Qu’est-ce que vous en dites ? »

J’avais encore bien des choses à dire. Je jugeai pourtant inutile de répondre. M. le Curé, d’ailleurs, intervenait : « Ah ! il est certain, Monsieur le Comte, que la charité est devenue difficile, il est certain qu’il est de mauvais pauvres ! Il soupira : « Mais il ne faut pas nous décourager, et Dieu, sans doute, reconnaîtra les siens ! »

Puis nous nous rapprochâmes du feu. M. le Comte s’entretint, avec M. le Curé, des quelques réparations qu’il compte faire à l’église. Comme le mur de la chapelle Saint-Joseph est humide et tombe en morceaux, il propose d’y faire appliquer les boiseries qui ornaient, il y a un an, sa salle à manger. « Évidemment, ce sont des motifs de salle à manger : des poires, des pommes ; mais on n’y regardera pas de si près ! » M. le Curé fait un geste évasif. M. le Comte soulève à présent la question de l’harmonium : « Est-il faux à ce point, Monsieur le Curé ? Et ne pourrions-nous attendre un peu encore ? Et puis, à la vérité, qui souffre de cet harmonium ? » Je me contiens : je sais bien, moi, qui en souffre le plus. « Odette ! » M. le Comte se tourne vers mademoiselle de Saint-Englebert, qui tricote, absorbée, dans l’ombre. — « Odette, qu’est-ce que tu penses de l’harmonium ? » C’est mademoiselle de Saint-Englebert qui touche l’harmonium à la messe du dimanche. « Je pense, dit-elle, que c’est horrible d’en jouer. » Elle a parlé d’un ton assez sec, et définitif. Je ne sais pourquoi elle m’est si violemment antipathique. Je suis heureux de n’être pas son confesseur. Je pense qu’elle a, elle-même, beaucoup de peine à me supporter. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Oui, Seigneur, mais c’est bien difficile.

« Eh bien, Monsieur le Curé, nous ferons aussi cette réparation… » Mademoiselle de Saint-Englebert n’a seulement pas relevé la tête. Il est évident qu’elle considérerait comme une bassesse d’exprimer qu’elle est satisfaite.

Je n’ai guère d’expérience encore, mais je pense qu’il est difficile à une jeune fille de vieillir, sans dommage, dans le célibat. Et c’est pourquoi, sans doute, celles qui réalisent ce miracle nous proposent un visage exceptionnellement beau.

Madame de Saint-Englebert ne compte pas, ne compte jamais. Je la crois d’une grande délicatesse, et capable de vraie religion. Je ne sais à quoi elle s’occupe, on dirait un travail de broderie.

Nous sommes revenus, M. le Curé et moi, sur la route gelée. J’aurais aimé aller très vite. Pour deux raisons : d’abord parce que j’aime aller vite, ensuite parce que mes chaussures sont percées, mais M. le Curé pesait à mon bras et parlait beaucoup.

Jeudi soir. Après la messe du matin, catéchisme comme à l’ordinaire. Il neigeait. Pas de feu dans la sacristie. Mes trente gosses étaient gelés. « Tout ça parce que, m’a dit M. le Doyen, nous n’avons plus guère de charbon. » Et comme mon silence, et mes yeux sans doute manifestaient mon étonnement : « Hé oui, c’est ainsi, mon enfant, et nous avons encore deux mois d’hiver, oui, deux grands mois… » J’étais étonné en effet, et pas de ce que nous eussions si peu de charbon, mais que M. le Curé voulût bien se contenter de ce peu. Quoi donc, M. de Saint-Englebert ne pouvait aider à chauffer les enfants du catéchisme ? Et M. Bourgeois ? Et M. Jolly ? et M. Journel ? M. le Curé le leur a sûrement demandé et s’est lassé de ne rien obtenir. Il se lasse vite. Pour moi, il me semble que je ne me lasserais pas. Il me semble même que j’éprouverais un vif plaisir à ces résistances. Ah ! si M. le Curé voulait seulement me laisser un peu plus de champ ! Et je ne demanderais pas honteusement, ah ! non ! mais hardiment, les yeux dans les yeux, le droit des pauvres.

Quant à ce peu de charbon qui reste, pourquoi M. le Curé le réserve-t-il à notre usage P Je ne suis pas sentimental, on ne m’émeut pas facilement, mais chacun de ces gosses bleuis, ce matin, exigeait qu’on prît à la lettre certaines paroles des Evangiles. Je n’ai pas osé manger devant eux cette soupe au lait bien chaude que tous les jeudis la mère Bisî son m’apporte du presbytère. Nous sommes sortis sur la grand’route et nous avons couru ensemble. « M’sieu l’Abbé, ah ! pas si vite, ah ! pas si vite ! » J’ai dû, sans le savoir, les forcer un peu. J’avais moi-même un point de côté. « M’sieu l’Abbé ! » Je n’aime pas trop qu’ils m’appellent ainsi. La façon, surtout, dont ils disent : monsieur, m’exaspère. J’aimerais qu’ils en usent envers moi avec un peu plus de respect. Je ne suis pas leur camarade, et il n’est pas question, il ne sera jamais question qu’ils fassent avec moi ce qu’ils-ont fait avec mon prédécesseur, le si timide abbé Videcoq. Ils lui grimpaient sur le dos, à ce que m’a dit la mère Bisson, et l’obligeaient a partager avec eux le propre vin de M. le Curé. Inouï. Ni camarade, ni dédaigneux, et surtout pas tendre. Pas onctueux. Pas bénissant. Je suis encore indisposé au seul souvenir de monseigneur Cléron qui, venu dans mon village pour la confirmation et, comme notre curé lui disait que je me destinais sans doute à être prêtre, m’attira la tête contre son ventre. Il y avait là-dedans une si facile et une si grosse diplomatie qu’il me fallut faire effort pour ne pas me dégager. J’en juge mieux aujourd’hui. Je ne crois pas que monseigneur Cléron ait voulu, si consciemment, me circonvenir. Non, mais il était tendre et abandonné, sans rien en lui qui résistât. Effet de vieillesse ? M. le Curé aussi a de ces abandons. Pourtant il y a des vieillards qui vieillissent fermement. Durement. Non, la vérité, c’est que tous les hommes actuellement, y compris même les hommes d’Église, baignent plus ou moins encore dans le sirop romantique.

Et je ne suis pas d’accord non plus avec quelques-uns de mes confrères, à peu près du même âge que moi, qui donnent dans le football, la soutane retroussée, le béret et les mots vulgaires, par démagogie. On dirait qu’ils ont peur d’être en retard sur les communistes, qu’ils ont peur que les gens de Moscou ne leur volent leurs ouailles. Tout de même, est-ce que l’Église doit jamais se mettre à la mode ?

Est-ce que je me trompe ? il me semble qu’il y a aussi une mode commençante, chez les laïques et les gens d’Église, de la vie contemplative. On cite Jean de la Croix, la grande et la petite Thérèse. On prétend avoir eu des grâces. Est-ce bien sérieux ? Il est écrit : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. » Y a-t-il tellement de cœurs purs ? Pour moi qui vis aussi honnêtement que je le puis et qui ne pèche, le plus souvent, que par excès de vigueur, disons mieux par colère, je ne connais point de tels états, et si c’est aussi la volonté de Dieu, je demanderai de ne jamais les connaître. Car le démon est bien subtil, et il n’y a rien de plus dommageable pour un pécheur que l’assurance, quand il pèche, de faire son salut. Je suis, ou je tâche d’être, un des soldats de Notre Sainte Mère l’Église. Ni plus ni moins. Et la vie seulement et pleinement apostolique me paraît dépasser infiniment en grandeur les beautés de la vie contemplative.

M. le Curé m’a prêté ces jours derniers un ouvrage — non coupé — de Dom Chautard, intitulé : « L’âme de tout apostolat. » Si je n’étais un quelconque petit vicaire, je me permettrais quelques observations en marge de cet ouvrage. Dom Chautard écrit par exemple, page 196 : 1er principe : ne pas se jeter dans les œuvres par pure activité naturelle, mais consulter Dieu afin de pouvoir se rendre le témoignage qu’on agit sous l’inspiration de Sa grâce et d’après l’expression moralement certaine de Sa volonté. « D’accord, mais n’y a-t-il pas à craindre que les contemplatifs n’accordent trop de temps à la contemplation ? Et l’inscription d’une œuvre dans le monde n’est-elle pas la preuve la plus claire de la volonté de Dieu ? Il est écrit : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. »

Allons ! je devrais m’accuser une fois de plus de m’être laissé emporter par mon goût de la discussion. Au surplus, l’ouvrage de Dom Chautard a été recommandé — je n’y ai pas pris garde et je viens seulement de m’en apercevoir — par Sa S. S. le Pape Pie X : « Je vous recommande, très chaudement cet ouvrage que je prise entre tous, et dont j’ai fait moi-même mon livre de chevet… » J’ai dû mal lire.

Je regarde ce matin, avec une certaine complaisance, l’unique photo que j’aie rapportée du régiment. J’y suis figuré en sous-lieutenant (on lit, au dos de la carte postale : Sous-Lieutenant Courtin. Coëtquidan — 1930). Il y a de cela cinq ans, et je n’ai guère changé depuis. Je réendosserais cette tenue avec enthousiasme, et surtout si le métier militaire devait n’être plus un métier pour rire, s’il nous fallait vraiment nous battre. Je n’ai jamais compris qu’un ecclésiastique donnât, plus ou moins, dans ce qu’on appelle — il a fallu trouver un nom honorable pour cette honteuse maladie — « l’objection de conscience ».’Car c’est donner dans l’objection de conscience que de servir comme infirmier. De deux choses l’une : ou l’on consent à la goerre, ou l’on n’y consent pas. Si l’on y consent, je ne conçois pas que ce soit à demi : il faut en accepter les charges, toutes les charges, et un serviteur de Dieu plus que tous autres. Si l’on n’y consent pas, alors on n’y participe en aucune mesure, et c’est la résistance tolstoïenne et l’emprisonnement, avec au bout, le conseil de guerre et le poteau. J’ai peur que ceux qui n acceptent pas la mort pour les autres ne l’acceptent pas, d’abord, pour eux-mêmes.

Pour moi, mon plein consentement à la guerre est obéissance aux commandements. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il se fait une singulière confusion sur le mot « prochain » : au lieu d’y voir ce que le mot indique et qui est à portée de nous, on l’élargit jusqu’à contenir toute l’humanité. Il est vrai qu’il est beaucoup plus commode d’aimer l’Angleterre, l’Italie, ou les peuples noirs que… mettons, par exemple, mademoiselle de Saint-Englebert. Et l’on ne voit pas encore que nous ne savons que le prochain, que tout le reste nous échappe. Et l’on oublie — comment oublier ça ? — que la religion chrétienne prend appui, en ce monde, sur certaines institutions, et que l’écroulement de telle ou telle forme d’État rouvrirait l’ère du paganisme et des catacombes.

Mais c’est chercher bien loin je crois les raisons d’une attitude qui n’est point fondée, en vérité, sur des raisons intellectuelles. Ici comme ailleurs les raisons intellectuelles sont de parade. C’est de peur qu’il faudrait parler et de fade sentimentalité, et qui plus est, d’insuffisance vitale.

Je garde de mon temps d’active des souvenirs inoubliables. Je me rappelle ces réveils au petit jour, au mois d’avril, après une nuit tellement froide que j’avais pu à peine dormir. Sauté du lit, je courais au fond du jardin — nous cantonnions dans une vieille ferme abandonnée — et là, nu jusqu’à la ceinture, je m’arrosais de l’eau glacée du puits. C’était terrible et délicieux. Je me rappelle que je maintenais le seau un long moment au-dessus de moi, et dans une sorte de terreur, et que j’éprouvais, à vouloir, et d’un vouloir libre, d’un vouloir pur, que cette terreur tombât sur moi, une joie si dure que j’en aurais crié. La peau, glacée et rétractée, et comme morte pour un temps, bouillait bientôt d’une vie inégalable, un clairon appelait au loin, des hommes couraient, un clocher sonnait l’angélus, on savait ce qu’on avait à faire…

Je sais, ici, ce qu’il y a à faire, et que M. le Curé ne désire pas même l’essayer. « Mon enfant, soyez donc prudent… On a l’œil sur vous… On vous observe… Vous ne le croyez pas ? — Mais, Monsieur le Curé, mais si… mais le Bon Dieu… — Nous ne sommes pas encore au Paradis, mon cher enfant, nous sommes dans le monde, et parmi de très faibles hommes… » Tout cela à propos d’un incident que je veux relater ici.

Dans la même rue que celle du presbytère habite un tout jeune professeur qui enseigne l’histoire au collège et qui a donné il y a huit jours, à l’Université populaire, — ce ramassis de francs-maçons — une conférence « . fort écoutée », dit l’Echo de Fécamp, sur « Une institution très catholique : la Sainte-Inquisition. » Je croise ce monsieur tous les jours. Il va au collège quand je rentre de la messe. J’avais cru remarquer, je le fixais droit dans les yeux, que ce monsieur qui, avant de me rencontrer, tenait rigoureusement sa droite, obliquait un peu vers la gauche de façon à m’obliger, moi, à serrer de plus près le trottoir. Avant-hier, ce manège fut si visible, que soudainement et sans clairement l’avoir voulu, non seulement je me maintins au milieu de la rue, mais encore, qu’arrivé près de lui, j’appuyai à gauche et le heurtai durement du coude. J’étais heureux. Je pensai : enfin un combat, enfin un homme, enfin un malfaiteur avec qui pouvoir se colleter ! Je me rappelai les mots du Christ : « Race de vipères, sépulcres blanchis… » et la sainte colère qui le fit chasser les marchands du Temple… L’homme me jeta un regard noir, dit quelques mots que je ne compris pas, et poursuivit. Je rentrai, fier et exultant. J avais un chapelet à dire que je dis avec une joie, un élan extraordinaires. Je savais bien ce qui se passerait : le jeune monsieur prendrait désormais un autre chemin — ce lui est possible — mais demain soir, il y aurait, dans l’Echo de Fécamp, un article, fielleux à souhait, sur ce jeune vicaire qui… Bon ! et alors je répondrais. Et dans le journal, et dans la chaire. L’église enfin allait se réveiller. M. le Curé lui-même se verrait entraîné, et M. de Saint-Englebert, et d’autres encore timorés, et tous ces jeunes gens qui attendent, qui n’ont besoin que du mot d’ordre. L’article parut. On m’y rappelait fraternellement, avec de simulés regrets, à l’authentique vérité du christianisme : « … Quoi donc, Monsieur l’Abbé, on n’apprend plus dans les séminaires qu’il faut aimer, même ses ennemis ? Cela sans doute n’est plus valable, et l’Église a changé tout ça… « Quelle belle réponse il y avait à faire ! Car c’est là que je les attendais. Oui, sur ce point, précisément. Le visage consterné de M. le Curé fit s’évanouir toutes mes illusions, et un certain regard de M. de Saint-Englebert, comme je quêtais le dimanche d’après. (L’aurais-je rêvé ? Il me semble que mademoiselle de Saint-Englebert fut spécialement aimable — aimable autant qu’elle le peut être — quand elle me demanda la clef du tronc de Sainte-Marie pour pouvoir faire de ta monnaie.) Piteux échec. « … Pas un mot sur cela au dehors ! Et arrangez-vous, n’est-ce pas — c’est facile — pour ne plus rencontrer cet homme. »

Le jeudi suivant et à la fin du catéchisme, le grand Boissay me dit : « Vous savez, nous, on est avec vous, oui, tous ! et quand vous voudrez ! » Je fis semblant de ne pas entendre. Obéissance aux supérieurs. Oui, oui, et en dépit de tout. Oui, oui, et au-dessus de tout, quoi qu’on s’en imagine parfois, car sans obéissance l’Église ne tiendrait pas, et il faut, d’abord, que l’Église tienne.

J’ai pu aller passer deux jours chez ma mère et dire la messe dans mon village natal, ce qui m’est toujours une grande joie.

Ma mère vieillit. Elle a maintenant près de soixante-dix ans : je suis le dernier d’une famille de six. Les rhumatismes la torturent, et le cœur n’est pas trop bon. Et puis elle a durement pâti : mon père buvait et lui en a fait voir de toutes sortes.. Quel homme ! Je ne puis m’empêcher d’éprouver à son égard, en plus du respect que je lui dois, une sorte d’admiration. Surtout depuis qu’il est mort. Il y avait en lui cette force qui damne ou sauve irrévocablement. C’est de cette étoffe qu’on fait les saints. C’était un grand diable de Picard — près de deux mètres — et gros à proportion. Il avait, avant de se marier et de s’installer à Saint-Martin-aux-Buneaux, roulé sa bosse en Tunisie, en Algérie, et terminé par des plantations en Indochine. Naturellement rien ne lui resta de toutes ces opérations, il revint pauvre comme devant, et dut, en France, s’engager comme pêcheur sur un morutier. Nous ne l’avions, à la maison, que quelques mois. Il rentrait ivre presque tous les soirs et frappait dur. Aucune fidélité à ma pauvre mère. C’était chose admise, dans le village, qu’aucune fille ne pouvait lui résister et quand l’une d’elles mettait au monde un petit bâtard, on disait : « Tiens, c’en est encore un au gars Victor ! » À la fin il buvait beaucoup moins et se lassait. « La vieille… — il disait ça avec une sorte de tendresse — la vieille, je crois qu’on est foutu. Même la goutte ne me dit plus rien. Et voilà que je me mets à tisonner !… Je ne me reconnais plus… Va-t-i-falloir que je me fasse curé ? Va-t-i-y avoir deux curés dans la famille ? » Il est mort de congestion cérébrale, sur la route de Sassetot-le-Mauconduit. C’était un dimanche. Il avait passé l’après-midi au café, à jouer aux cartes. Le père Queval, qui tient le bistrot, m’a assuré qu’il n’était pas saoul quand il sortit. Il était alors vers les 8 heures. On était en hiver et il y avait de la neige, une sorte de tempête avec un grand vent venu du Nord. Langlois, le sacristain de Sassetot, nous a affirmé l’avoir vu entrer à l’église. « Et, nous a-t-il dit, ça n’était pas la première fois. » Il est tombé entre Sassetot et Saint-Martin. Il a dû mourir tout d’un coup. C’est Rimbert, le cantonnier, qui l’a ramassé le lendemain matin, et nous l’a ramené. « Le Bon Dieu aura eu pitié de lui ! » C’est ma mère qui dit ça, et qui le redit, chaque fois que je vais la voir, avec une larme dans les yeux, et un soupir. Je ne réponds pas. Ma mère serait certainement plus tranquille si je répondais : « Oui, sûrement, le Bon Dieu a eu pitié de lui. » Mais je ne puis pas. Dieu est Dieu, et nous ne sommes que de pauvres hommes. Chacun arrange Dieu à sa sauce et le fait complice de ses faiblesses.

Je m’entends bien avec ma mère, mais à condition de ne pas la voir trop souvent. Elle me fatigue par ses gémissements. Je sais qu’elle a de quoi gémir, mais je l’ai toujours connue gémissante. Et elle m’entoure d’une affection trop tendre. Je sens qu’elle a pour moi une préférence, quoi qu’elle en dise, et ma sœur Julienne le sait bien, et le dit bien. Elle est fière de moi. Heureuse, aussi, de ce que je ressemble à mon père, physiquement bien sûr — c’est indéniable — mais de caractère aussi, assure-t-elle : « Oui, tu as quelque chose dans la voix, et dans les yeux… » Et, mi-souriante : « Tu ne dois pas faire un curé commode ? Hein ? »

Elle s’assied et me force à m’asseoir en face d’elle. Nous sommes près de la fenêtre : « Seulement, je voudrais bien te voir grossir un peu. Le séminaire est le séminaire, mais c’est passé ! Te voilà curé ! Tu n’as plus à te priver, maintenant !… Je hausse les épaules. « Enfin, Ernest, le bon Dieu a besoin que tu vives ! » De fait, j’ai dû maigrir encore. Hier, dans la petite église de Saint-Martin, j’ai manqué m’évanouir pendant la messe. Ç’a été quelque chose de très curieux. Je venais de terminer le Pater Noster — l’ai-je seulement terminé ? — ai-je seulement dit : et ne nos inducas in tentationem ? toujours est-il que je n’ai pas entendu l’enfant de chœur répondre : sed libera nos a malo. Je suis resté cramponné à l’autel assez longtemps, à ce qu’il m’a semblé, avant de dire le Libera nos : le même malaise m’a repris, mais peut-être un peu moins intense, un tout petit peu avant la Communion, au Domine Jesu Christe

« Pacem relinquo vobis ; pacem meam do vobis… Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix… » Combien j’ai aimé ces paroles à mes premières messes ! Elles m’emplissaient d’une émotion curieuse. Un court instant je n’étais plus moi-même. Maintenant, je les dis avec sérieux — bien sûr ! — même avec une certaine ferveur volontaire, mais ce n’est plus la même chose.

J’en arrive à me demander si, tout de même, je ne devrais pas manger un peu plus. Certainement, je serais porté, par mon tempérament, à manger beaucoup, à manger plus, peut-être, qu’il ne conviendrait. Mais quoi, vais-je, par défiance de mes propres forces, renoncer à bien servir Dieu ?

Je ne crois évidemment pas que nos enthousiasmes soient liés — voilà que je parle en pédant — à l’intensité en nous des forces vitales. Je crois que la grâce de Dieu suffit à tout. Mais ne sommes-nous pas conditionnés par notre enveloppe terrestre et si je mangeais un tout petit peu plus le soir, ne dirais-je point : « Pacem relinquo vobis » avec plus de ferveur ?

Retourné, avec allégresse, deux plates-bandes dans le jardin de M. le Curé. C’était entre 3 et 5. Il faisait sec et presque froid, mais on sentait le printemps proche. Quelle bonne chose que d’ouvrir la terre ! Elle résiste toujours un peu, même cette terre-ci travaillée et sableuse : il faut peser, marquer parfois un temps d’arrêt, et le fer déchire d’un seul trait avec une force égale et nette — irrévocable. Une odeur humide monte de là. Je me revois, courant les chemins, avec des galopins de mon âge. Je me rappelle la Sablière, les joncs qui se cueillaient dans les prés, près de la rivière, les fours construits avec de la terre glaise, et ce coin, au fond du jardin, que je creusais pour atteindre l’eau… La mère Bisson s’approche de moi. Elle est toute ronde et tout emmitouflée : « M. le Curé fait dire comme ça à monsieur l’Abbé que le docteur Samuel est là.. Alors quand monsieur l’Abbé voudra… » Elle reste là, plantée devant moi, ne sachant ce qu’elle pourrait dire, mais très désireuse de parler : « Voilà le printemps, monsieur l’Abbé, toutes nos poules se remettent à pondre… Ah ! on va être un peu moins malheureux… » Elle inspecte le ciel : « Les vents sont hauts… Pour sûr, pour sûr c’est du beau temps… Alors quand monsieur l’Abbé voudra… — Je viens tout de suite. » Elle s’en allait, il a suffi que je réponde pour qu’elle refasse deux pas vers moi : « Oh ! vous savez, M. Samuel n’est jamais pressé. Je suis bien sûre qu’il va falloir faire la collation, et peut-être qu’il restera à souper… » Je ne réponds pas. Alors elle s’en va de son petit pas boiteux. Je l’entends secouer ses sabots sur le pavé, avant d’entrer dans le couloir.

Il m’est difficile de supporter la mère Bisson. M. le Curé dit que c’est une excellente femme. Je la crois hypocrite et médisante. j’ai l’impression qu’elle est toujours en train de me surveiller. Je n’aime pas non plus la façon dont elle parle de certaines choses, notamment des choses du mariage. Elle est, sur ce chapitre, non seulement impure, mais malsaine. Je crois savoir quelle mena une existence assez peu régulière. Elle tenait le café du Dernier Sou — une infâme maison aujourd’hui encore — sur la route de Dieppe. On m’a dit aussi qu’en ce temps-là elle disait la bonne aventure et qu’elle guérissait du « carreau ».

Je déplore que M. le Curé ait été si facilement sensible à ses amabilités. Pour moi, je me tiens sur mes gardes : quelque irréprochable qu’on soit, on ne se trouve jamais, avec de telles créatures, à l’abri des pires scandales.

J’ai donc abandonné mes plates-bandes et suis allé rejoindre, dans le petit salon, M. le Curé et le docteur Samuel.

C’est un curieux homme que le docteur, et que je ne comprendrai jamais, je crois, tout à fait. Il doit avoir à présent quelque soixante-cinq ans. Il exerce encore la médecine. Il l’exercera sans doute jusqu’à la mort. C’est un chrétien des plus fidèles, le plus fidèle, peut-être même de notre paroisse. Il assiste à la messe du matin trois fois la semaine, très régulièrement et communie une fois par mois. Sa foi est intellectuellement solide, et informée. Il est abonné à la Vie Spirituelle et à la Vie Intellectuelle, et aux Études je crois bien aussi. Je ne sais pas même s’il ne reçoit pas les Études Carmélitaines. Il est très bon. Bien qu’il ait une nombreuse famille et des petits-enfants à sa charge — sa fille aînée est veuve depuis trois ans — il est moins que regardant sur le prix des visites qu’il fait. Les pauvres ne l’ont jamais payé. Il leur laisse même des médicaments. Avec cela, aucune ambition politique, ce qui est rare dans cette profession. J’ajouterai que madame Samuel est d’un caractère exécrable, ce qui n’empêche pas le docteur d’être avec elle d’une courtoisie plus que chrétienne. Je devrais donc n’avoir rien à dire. Et pourtant j’ai quelque chose à dire. J’ai à dire que le docteur me surprend immanquablement par une certaine façon de comprendre le monde. On dirait que, pour lui, le monde n’existe pas. Je ne l’ai jamais vu s’indigner. Et ce n’est pas faute de vigueur, ni de clairvoyance. Alors quoi ? J’avoue n’avoir rien de sérieux à dire. Peut-être n’y a-t-il là qu’une différence de tempérament. Je risquerai pourtant cette accusation : le docteur Samuel ne parle jamais, ou à peu près jamais, que de l’Évangile selon saint Jean.

Mais je retire ce que je viens de dire. S’il y a dans le monde quelqu’un qui me dépasse, — et il m’écrase même quelquefois — c’est le docteur Samuel. Je me demande parfois si ce n’est pas un saint.

Quand je suis entré, M. le Curé et lui parlaient du professeur Rousseau. Il paraît que sa femme l’a quitté. Le docteur disait aussi qu’au Tréport, qui est sa nouvelle résidence, M. Rousseau mène une vie très digne : « M. le Curé du Tréport, que je connais bien, le voit une ou deux fois par semaine. Il m’a dit : « C’est une sorte de grand enfant. Dieu sans doute aura pitié de lui. »

Tout cela dit sans le moindre signe d’attendrissement, très sérieusement, très fermement aussi, et comme seulement pour rendre témoignage à la vérité.

De telle façon que je me suis senti désarmé et que je me suis même accusé, un court moment, de n’avoir pas été tout à fait juste avec le professeur Rousseau.

J’ai de la peine, parfois, je ne dis pas à supporter, mais à admettre sans répliques — j’ai pourtant fait quelques « progrès » — certaines attitudes de M. le Curé, certaine façon qu’il a, toute débonnaire, de parler des choses les plus scandaleuses.

Il y a — il y avait — dans cette commune quelqu’un qui a réussi à boire plus qu’ils ne boivent tous, c’est celui qu’ils appellent le gars Albert. Dimanche dernier, Isidore Levieux, son frère, avait chez lui des cousins de Paris, des gens très bien : l’homme est, je crois, maître d’hôtel. On avait invité le gars Albert à déjeuner. Il était une heure de l’après-midi, personne encore. On allait se mettre à manger lorsque soudain la porte s’ouvre et sur le seuil on voit deux hommes, et derrière eux il y a une civière : « On vous rapporte le gars Albert. On l’a trouvé dans la mare des Courtilles. Il a dû se noyer dans la nuit. » Les deux hommes entrent la civière. Et — c’est ici que M. le Curé riait aux larmes, le ventre curieusement secoué — et alors Isidore Levieux, la main vengeresse, penché à demi sur le cadavre, et prenant à témoin les cousins de Paris : « Albert ! t’es quand même un salaud d’avoir fait ça un jour pareil ! »

Oui, M. le Curé en riait aux larmes. Y a-t-il de quoi ? J’ai honte moi-même à transcrire cette histoire. Faut-il que ce pays soit abandonné, pour qu’un prêtre lui-même, un serviteur de Dieu… Je ne sais ce que j’allais écrire. Il est inutile de s’indigner. Du moins ici. Je l’ai déjà dit, c’est en pleine messe qu’il faudrait le faire, en pleine messe de Pâques, et du haut de la chaire ! Quand je pense, mon Dieu, que ce jour-là, M. le Curé s’est cru obligé de dire à ses paroissiens : « Mes chers frères, je ne voudrais pas ajouter, par un sermon, à la longueur de ces festivités : je serai bref… » Oui, il a dit ça. Alors pourquoi se gênerait-on ?

Il faut que je prenne garde moi-même. L’influence de ce presbytère est, je le sens bien, amollissante. La nourriture, insidieusement — je me suis décidé à manger — agit aussi, et ce temps mou, et cette pluie continuelle. Les promenades à la digue ne me suffisent plus, même dans le grand vent. J’ai faim d’une belle sortie en mer. Il faudra que je voie cela avec un pêcheur. Par exemple le père d’André.

André — c’est un de nos enfants, il est premier au catéchisme, et doit communier cette année — André me ramène justement à une inquiétude que j’ai touchant mon travail du jeudi matin : je n’aime pas enseigner le catéchisme, et surtout par demandes et réponses — selon la méthode de M. le Curé — et dans l’affreux petit bouquin de monseigneur Fuzet. « Qu’est-ce que Dieu ? » dit Ernest à Charles, et Charles de répondre, s’il sait sa leçon : « Dieu est un pur esprit, infiniment parfait, qui a tout créé et qui gouverne tout. » Et Charles doit ajouter, se tournant vers Auguste : « Pourquoi dites-vous que Dieu est un pur esprit ? » Auguste répondra : « Parce qu’il n’a pas de corps et qu’il ne peut tomber sous nos sens… » Et ainsi de suite… Je sais bien que tout n’est pas explicable, surtout à des enfants de cet âge. Mais, tout de même ! L’autre jour, on parlait de la Trinité : « Qu’est-ce que la Trinité ? C’est le mystère d’un seul Dieu en trois personnes. » Ils racontaient ça comme ils racontent toutes choses, d’un air tranquille, j allais écrire : résigné. Mais non : ils sont heureux, ils rient même en racontant ça. Je leur ai dit : « Je ne vais pas vous expliquer le mystère de la Sainte-Trinité ; c’est inexplicable, nous ne sommes que des hommes, et Dieu est Dieu. Je voudrais seulement — comment vous dire ? — me servir d’une comparaison. Ça pourra vous aider un peu. Tenez : quand vous vous regardez dans une glace, vous y voyez votre visage ? Hein ? Tout entier… Bon. Et si je laisse tomber la glace et qu’elle se casse en trois morceaux, dans chacun de ces trois petits morceaux, vous verrez encore votre visage, et tout entier !… Vous comprenez ?… » M. le Curé était entré silencieusement. Il souriait un peu. J’ai clairement vu qu’il me désapprouvait. Il m’a fallu, comme il était là, faire chanter aux enfants le cantique qu’il préfère : « Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours… » C’est traînant, et les filles, oui, les filles surtout, traînent encore un plus plus qu’il ne faudrait. M. le Curé s’est assis dans le petit fauteuil de la sacristie. Il baisse la tête et joint les mains. Ma brave femme de mère dirait : « Il boit du lait. »

Il s’approche de moi quand les enfants sont partis, et il me dit : « Mon enfant, n’expliquez pas, je veux dire, n’essayez pas d’expliquer la Sainte-Trinité. Vous êtes plein de bonne volonté, mais c’est par de tels efforts qu’on ruine la foi. Dieu ne nous demande pas de comprendre, il ne nous demande que de croire. Et ces enfants, regardez-les, ils ne demandent aussi qu’à croire. »

Ce même soir, nous sommes retournés chez M. de Saint-Englebert. Mademoiselle de Saint-Englebert a joué du piano. Elle est, dit-on, bonne pianiste : je n’y connais rien. Elle a joué du Chopin, je crois, et si je me rappelle bien, un Prélude. Je me suis trouvé curieusement éipu. La porte-fenêtre était ouverte sur le jardin. Il faisait doux. On entendait un oiseau dans un arbre… Je ne me savais pas si sensible à la musique.

Nous sommes revenus par une belle nuit de lune. Je ne désirais pas marcher vite. Je me trouvais très satisfait des lenteurs de M. le doyen, et même de ce petit arrêt, à quoi il lui fallut se résoudre, et qui me permit, à moi, de regarder le ciel et de faire une petite prière. Une petite prière inspirée, montée du cœur. Il y a longtemps que ça ne m’était arrivé.

M. le Curé a des projets. Il voudrait fonder ici, sous le patronage, je crois, de saint Thomas d’Aquin, deux cercles d’études, l’un pour les jeunes gens, l’autre pour les jeunes filles. Cela lui a été suggéré, je pense, par l’expérience d’un confrère, l’abbé Rivet, expérience dont l’abbé lui-même, qui fut à Rouen le condisciple de M. le Curé, a fait le compte rendu dans la Vie Intellectuelle. C’est moi qui avais lu l’article : M. le Curé n’ouvre que rarement les revues. Je n’aurais rien dit, étant d’ailleurs assez peu intéressé par ce genre de groupement si, au hasard d’une conversation, M. le Curé n’avait parlé avec émotion du « cher abbé Rivet », et n’avait déploré d’être sans nouvelles de lui depuis deux ans. M. le Curé a lu l’article avant-hier soir, après dîner. La mère Bisson venait de nous apporter le tilleul ordinaire. « Eh bien, mon enfant, il y a peut-être là quelque chose à faire ? hein ? vous qui voudriez tant faire quelque chose ! » J’arguai de ma propre incapacité — je ne suis pas un intellectuel — et aussi de l’insuffisance de nos jeunes paroissiens et paroissiennes. M. le Curé ne voulut pas considérer un instant ma propre incapacité : « Et quant à vos jeunes paroissiens, mais vous avez François Deconihout ? Vos jeunes paroissiennes ? Mais vous avez mademoiselle de Saint-Englebert ! Voilà, n’est-il pas vrai, de ; quoi commencer ? Et, mon enfant (M. le Curé détache les mots et se penche vers moi avec un sourire malicieux), je vous laisserai toute liberté. Entendez-vous ? Toute liberté ! Il faut bien que vous vous habituiez à prendre vos responsabilités : d’ici deux ans, trois ans ; au maximum, vous nous quitterez… Voyez-vous, j’ai toujours désapprouvé ces curés qui mettent leur vicaire en tutelle. Quoi d’étonnant après, s’il ne sait pas marcher tout seul ! Enfin, vous allez réfléchir, mais je juge moi tout cela très souhaitable. Très souhaitable. » Il se renverse dans son fauteuil et clôt les yeux : « L’abbé Rivet ! Ah ! il fût allé loin si une certaine humeur… indépendante… Il lui eût fallu d’emblée être monseigneur l’Archevêque… Malheureusement… » Il soupire un peu. « Allons, mon enfant, qu’est-ce que je vous raconte ? tôt ou tard, chacun occupe la place qu’il mérite, et l’Église n’est pas seulement juste, mon ami, elle est maternelle, oui, maternelle… » Comme je proteste que je n’ai aucune ambition : « Mon enfant, on dit cela, à votre âge… et puis, tout doucement… A moins, n’est-ce pas, que vous ne soyez un saint ! Mais un saint, mon enfant, cela est rare ! Il y faut des grâces spéciales ! Et ces grâces sont bien dangereuses… »

Je vais réfléchir. Après tout, il y aurait peut-être là un travail vivant à accomplir. Et puis ce cercle d’études ne fera point que des études. Il y aura les pèlerinages : nous pourrions aller ensemble à Saint-Christophe. Il y aura même des promenades. Oui, c’est à voir. Il est clair que M. le Curé juge bien quand il propose François Deconihout pour être, comme il dit, le « leader » du groupe des jeunes gens. Je me suis d’abord, et bien à tort, défié de ce petit. Je le savais ancien élève de M. Rousseau et gardant pour son ancien professeur une déférence et une reconnaissance excessives. Mais ce sont là, je crois, signes d’une nature très généreuse. Oui, François Deconihout est un chic garçon. Le docteur Samuel, qui le connaît bien, le disait encore à sa dernière visite. Dommage que François soit clerc de notaire. Il eût pu faire mieux. Il deviendra clerc principal, notaire, s’il prépare une licence… et puis après ? Je l’aurais vu assez bien dans le métier militaire. Il s’y fût… comment dire ? virilisé. Il y a dans ses yeux cette tendresse vague et cet émerveillement candide qui m’inquiètent toujours un peu chez l’adolescent et me déçoivent. La mère, alors, me paraît prolonger indûment son influence.

Quant à mademoiselle Odette, de par sa situation et sa valeur propre, elle aura sur ses compagnes une influence certaine, mais saura-t-elle s’en faire aimer ?

Ma promenade en mer n’a pas été ce que j’aurais rêvé. Je me croyais tout de même un peu plus fort que ça. J’ai dû être — voyons ! — un peu plus fort que ça.

Oui, j’ai donné de moi un spectacle assez pitoyable. Le mal de mer ! Et nous n’étions pas très loin de la côte, et la mer n’était pas si mauvaise ! Et dire que lorsque j’étais gamin, je suis sorti tant de fois avec le père ! Il disait même : « Ça fera un vrai marin ! » et plaisantait le gars Langlois sur son « crevard » de Victorien qui était malade à chaque fois. Victorien est patron maintenant. Je l’ai revu à Saint-Martin. Quand je pense encore — allons, dis tout ! — quand je pense encore que j’avais rêvé un moment d’être l’aumônier des pêcheurs, oui, à Terre-Neuve !

Est-ce que c’est l’âge, la nourriture — comme je le disais l’autre jour — ou la saison ? mais je sens que je m’amollis. Une preuve encore. François Deconihout est venu me voir après déjeuner pour cette histoire de cercle d’études — nous l’appellerons, je crois, l’Association Saint-Thomas d’Aquin — eh bien, j’étais debout, au seuil du presbytère, dans le soleil, la main sur la muraille toute chaude, et c’est à peine si j’entendais ce qu’il disait. Un bourdon voletait çà et là dans la glycine. J’étais comme ivre. C’était — est-ce que ça arrive, des choses comme ça ? — c’était comme si j’étais devenu le bourdon lui-même. M. le Curé s’est approché de moi : « Il fait bien beau, n’est-ce pas, mon enfant ! » J’ai répondu : « Ah ! oui, monsieur le Curé, il fait bien beau ! » mais avec une telle flamme, une telle ferveur que je n’ai pas reconnu ma voix.

Si je m’examine attentivement, sans la moindre tendresse suspecte, je ne trouve rien à me reprocher. Ce qui ne signifie bien sûr pas que je n’aie rien, effectivement, à me reprocher : au jour du jugement, nous n’aurons pas seulement à répondre de ce que nous savons avoir fait…

Pourtant, en toute humilité, je crois n’être pas devenu, ces derniers temps, quelqu’un de pire. Mes colères mêmes se font plus rares, et moins violentes. Je m’en suis aperçu encore dimanche dernier, à la procession, à cette querelle entre Irène Hacquebart et Madeleine Lefaucheux. Elles voulaient l’une et l’autre porter la bannière des Enfants de Marie. Elles allaient en venir aux mains — ce sont pourtant presque des jeunes filles — je me suis approché d’elles avec un bon sourire, un sourire que je n’avais pas voulu, qui n’était pas une attitude, et je leur ai dit : « Eh bien, eh bien ! vous allez vous battre pour la sainte Vierge ! Croyez-vous qu’elle ne serait pas plus contente si vous la portiez chacune à votre tour ? » Elles ont souri, et elles ont fait la paix… Je suis moins coléreux, et ma piété, aussi, est devenue tout autre. C’est peut-être là le plus grand changement. Il n’y a pas si longtemps encore, je me plaignais, dans ce journal, de dire ma messe avec une insuffisante conviction, de n’être pas tout à fait présent, de n’emplir pas la liturgie. Je n’oserais affirmer que je ne suis pas quelquefois distrait, surtout quand je dis la messe à l’autel de Sainte-Thérèse, et que j’entends, par le vitrail de gauche — il ferme mal — pépier tout un monde d’oiseaux, non, je n’oserais affirmer cela, mais je puis dire que je fais des progrès. Je puis dire que je commence à savoir ce que c’est que d’aimer Dieu de tout son cœur. J’ai l’impression, jusqu’à maintenant, de Tavoir connu sans bien l’aimer. Je ne savais pas la tendresse de Dieu.

Nous avons décidé, M. le Curé et moi, de mettre notre cercle de jeunes filles sous le patronage de sainte Claire d’Assise. La première réunion doit avoir lieu ici dimanche prochain, fête de Saint-Rufin — quelle coïncidence ! — juste après les vêpres.

Ah ? que je n’oublie pas de noter ici, et sur mon carnet, que le même jour il y aura un baptême après la messe, celui de la petite Odile Courbois, la fille du chef de gare. Il était grand temps de la baptiser ! Décidément, les gens ne sont pas pressés. J’ai le plus souvent pensé que c’était par indifférence, je me demande quelquefois s’il n’y a pas là-dedans une sorte de naïve confiance dont Notre-Seigneur tient peut-être compte. Ils pensent tous : « Il n’est pas si méchant ! Est-ce qu’on ne L’appelle pas le Bon Dieu ? »

J’ai senti cela chez la vieille Augustine, Augustine Ferry, celle qui vient de mourir. J’étais allé lui porter les derniers sacrements. Elle n’était pas venue à l’église depuis l’enterrement de sa sœur, il y a 25 ans. Et elle vivait maritalement avec Dumoulin, qui ne vaut pas cher. Elle m’a dit, après que je Feus confessée : « Monsieur F Abbé, je n’étais pas une mauvaise femme. Je suis bien sûre que Dieu aura pitié de moi ? » Je n’ai pas pu répondre oui. J’ai seulement dit : « Ma fille, oui, il faut croire à la bonté de Dieu ! »

Je refermais sur moi la petite barrière quand mademoiselle de Saint-Englebert est apparue au détour du chemin. Elle était tête nue — je n’aime pas beaucoup ça pour une jeune fille — mais dans le soleil et dans ce décor si simple, si primitif — il y avait derrière elle un pommier en fleurs — elle m’a fait penser à ces vierges qu’on voit maintenant dans ces ouvrages pieux pour enfants, venus de Belgique.

La vieille Augustine est morte le lendemain. Je ne sais ce qui est arrivé, mais à l’absoute, une odeur infecte montait du cercueil, odeur dont il nous a fallu, les chantres et moi, nous accommoder tant bien que mal, jusqu’au cimetière. Le père Fussien m’a dit : « C’est pas étonnant quelle sente comme ça quand on sait comme elle a vécu ! »

Allons, ma mère va être contente : depuis mon dernier voyage à Saint-Martin, j’ai grossi de deux kilos. Je viens de me peser au moulin, sur la petite bascule. J’étais vêtu exactement comme la dernière fois. Le vieux Desquinemare — c’est le meunier — m’a dit : « Ah ! on voit bien que vous vous portez mieux’ Quand vous êtes arrivé chez nous, monsieur l’Abbé, vous ne valiez pas cher ! Non, on n’aurait pas donné cher de votre peau i Mais vous reprenez. Et vous savez, tous les vicaires que nous avons eus ont « repris » ici. C’est l’air sans doute, et la nourriture… Ah ! vous avez une cuisinière !… » Oui, j’ai grossi. Et il y paraît. Je sens surtout ça quand je me rase. La peau est pleine, et moi qui détestais tant ça, j’ai plaisir à me raser.

J’ai reçu cet après-midi la visite de François Deconihout. Quel brave garçon ! Et quelle candeur ! Entendre François en confession, voilà une joie que je voudrais partager. Je ne puis que dire à M. le Curé : « François s’est confessé hier… Ah ! quelle belle âme ! » Et M. le Curé écoute à peine : « Oui, oui c’est un gentil garçon. »

Notre affaire s’organise, je veux dire l’Association Saint-Thomas d’Aquin. Nous avons groupé une dizaine de jeunes gens que nous réunirons dimanche prochain, après les vêpres. M. le Curé a annoncé lui-même la chose en chaire, et je dois le reconnaître, avec un certain enthousiasme. Nous procéderons d’abord et sans doute par voie d’élection, aux nominations nécessaires : un secrétaire, un trésorier, un archiviste. François sera évidemment secrétaire. Et puis, pour ce premier soir, je leur parlerai de la vie de saint Thomas.

Mademoiselle de Saint-Englebert, que je suis allé voir au château hier après-midi, est partisan ! d’une semblable organisation.

Notre entrevue a eu lieu dans le petit salon, une pièce que je ne connaissais pas et qui est remarquablement intime et silencieuse. Il y avait deux roses sur la cheminée, dans une coupe, et un aquarium avec un poisson comme je n’en avais jamais vu. « Ils ont un nom compliqué, m’a dit mademoiselle de Saint-Englebert, mais on les appelle le plus souvent des poissons à queue de voile. » M. de Saint-Englebert, qui m’avait reçu, est resté avec nous quelques minutes. Il avait affaire : on dit que M. Loison, le conseiller général, est tombé dans une « sale histoire ». Je ne sais pas au juste de quoi il s’agit. « Un scandale », m’a dit M. de Saint-Englebert, « et une honte, entendez-vous, et une honte pour un chrétien ! » Je n’ai pas osé poser de questions : j’ai eu, très vif, le sentiment que j’aurais dû être informé.

Mademoiselle de Saint-Englebert m’a dit, d’une voix que je ne lui connaissais pas, d’une voix qu’elle n’a, je crois, qu’en l’absence de son père — il la tyrannise certainement — : « Monsieur l’Abbé, je veux vous dire toute la joie que j’ai à penser à ce petit groupe. Je vais donc pouvoir enfin faire quelque chose ! » Elle se reprend : « Faire quelque chose ! Je suis bien ambitieuse, n’est-ce pas, monsieur l’Abbé ! Je veux dire : essayer de faire quelque chose. » Je réponds : « Dieu, Mademoiselle, ne nous demande que d’essayer. » Et il y a un grand silence pendant quoi l’on entend une mouche heurter la glace. Je suis un peu gêné. Il me semble même que je rougis. Mademoiselle de Saint-Englebert reprend : « Oui, en effet, monsieur l’Abbé, Dieu ne nous demande que cela, mais nous ne le lui donnons même pas ! Croyez-vous que riche comme je suis… » Elle n’achève pas. Sa voix est toute vibrante. Je n’aurais pas pensé qu’elle cachât de si grandes ferveurs : rien, à l’église, qui transparaisse. Je la croyais d’une religion mondaine et morte. Je me suis très gravement trompé.

« C’est une belle vie, dit-elle encore, que la vôtre, monsieur l’Abbé ! » Dois-je comprendre qu elle eût désiré entrer dans les ordres ? Mais je demeure très circonspect. « Oui, Mademoiselle, c’est une belle vie ! » J’ai dû n’y mettre pas la chaleur suffisante, car elle reprend : « Plus belle que cela, monsieur l’Abbé, plus belle que cela ! » Nouveau silence, et puis soudain : « Monsieur l’Abbé, je vous demanderai d’être mon confesseur. Madame de Saint-Englebert et moi, nous en avons parlé ensemble. Je dirai même que c’est madame de Saint-Englebert qui me l’a proposé, et nous en avons parlé avec M. le Curé lui-même, qui y consent… — Puisque M. le Curé lui-même… » Je n’ai pas su ajouter un mot. Je bredouillais. Nous nous sommes quittés bizarrement : j’avais apporté une image de sainte Claire que je pensais offrir à mademoiselle de Saint-Englebert, je ne le fis pas, y songeant pourtant, et sachant que je devais le faire. Ce | n’est qu’après avoir entr’ouvert la porte du jardin que je sentis qu’il me fallait donner l’image. Alors je revins sur mes pas et m’excusai…

ne prends pas cela au tragique, mais m’en inquiète tout de même un peu. J’étais plus sûr de moi en arrivant ici.

J’aurais scrupule à rapporter ici l’entretien que j’ai eu aujourd’hui si cet entretien, qui me fut demandé comme une confession, n’avait été des plus profanes. Au surplus, comme on ne sait jamais ce que deviendra ce qu’on écrit, je changerai les noms et parlerai très discrètement.

Je rêvais dans la sacristie et il était six heures du soir. Je venais de lire mon bréviaire et, un peu fatigué, me disposais à sortir lorsque quelqu’un frappa à la porte. J’ouvris et me trouvai en face d’un grand diable — il devait bien avoir deux mètres — et qui, plantant ses yeux dans mes yeux, me dit : « Pour une confession, monsieur l’Abbé ! » et, en même temps, il franchissait le seuil. Il me parut, à ce moment, qu’il titubait mais, encore maintenant, je n’oserais assurer qu’il fût ivre. Il ferma la porte derrière lui et s’assit, ou se laissa tomber, dans le petit fauteuil que se réserve d’ordinaire M. le Curé quand il assiste aux leçons de catéchisme. Je craignis que le ridicule petit meuble ne s’effondrât sous son poids. Il en eut conscience lui-même et s’installa sans plus de gêne, sur le rebord de la fenêtre. Il tournait ainsi le dos à la lumière, et, le soir tombant, il me fut quasi impossible de découvrir précisément ses traits.

« Monsieur l’Abbé (il parlait d’une voix caverneuse, de la voix d’un homme qui a bu ou qui, plutôt, a l’habitude de boire), monsieur l’Abbé, oui, je voudrais me confesser. Il y a longtemps que ça me démange. » Comme je lui proposais de passer dans l’église pour gagner le confessionnal, il s’y refusa : « Pourquoi pas ici ? » Alors j’approchai un prie-Dieu et une petite chaise et me disposai à prendre mon surplis lorsqu’il ajouta : « Pas de cérémonie. Mettons, monsieur l’Abbé, que j’aie envie de parler avec vous. » Je fis, ou essayai de faire, un geste qui marquât mon assentiment et m’installai en face de lui. Il ne me fut pas possible de placer d’autres paroles que celles, quelconques, qu’impose la simple politesse et quand je disais tout à l’heure : « Je rapporterai cet entretien, » ce n’était qu’une façon de parler : il n’y eut qu’un long monologue, coupé parfois de lourds silences qu’il m’était impossible de rompre.

« Monsieur l’Abbé, je ne suis pas d’ici. Je suis de passage. J’avais envie de parler à un homme. Je me suis dit que parler pour parler, mieux vaudrait peut-être avoir affaire à un curé. Les curés, ça a l’habitude d’écouter. Ne vous trompez pas sur moi, monsieur l’Abbé, je n’ai pas besoin de conseils ni d’absolution, ni de communion, ni de tout le sacré tremblement, je n’ai besoin que d’un homme qui m’écoute. Et ne croyez pas que j’aie bu. »

Il s’arrêta, sortit de sa poche une cigarette, me tendit un étui que je refusai machinalement, haussa les épaules comme pour se moquer, se saisit d’une boîte d’allumettes qui traînait sur l’harmonium, se cala commodément dans le recoin de la fenêtre, et continua : « Et puis, quand même, je serais saoul, ça n’aurait aucune importance, car c’est à ces moments-là que je vois clair, monsieur l’Abbé : In vino veritas… Mais je ne sais pas le latin et je ne suis pas venu là pour dire des couillonnades. »

J’ai longuement réfléchi avant de transcrire ce dernier mot, comme aussi toutes les grossièretés qui émaillèrent, si j’ose dire, le discours du personnage, mais je ne voyais pas comment traduire et, faut-il le confesser, j’ai été parfois séduit — ou ému, moi qui suis du peuple — par tous ces mots honnêtes et savoureux. Honnêtes ? Mais oui, je veux dire pleins de sens, bien rudes et clairs et insoucieux du moindre effet. Et l’homme lui-même était insoucieux du moindre effet. Je n’ai jamais rencontré d’homme si vrai. À force de vérité, il me parut parfois être innocent comme un enfant.

« Monsieur l’Abbé, je n’entends rien à vos histoires, je veux dire à vos bondieuseries. Moi, je n’ai jamais su qu’une seule chose, ou à peu près, qui s’appelle vivre. Oui, je n’ai jamais su que vivre. Comprenez-vous ce que ça veut dire ? »

J’eus un mouvement d’acquiescement timide, un peu ridicule à ce que je crois, qui lui fit hausser les épaules.

« Vivre, monsieur l’Abbé, ça veut dire faire tout ce qu’on a à faire, connaître tout ce qu’il y a à connaître, aimer tout ce qu’il y a à aimer. »

Je hasardai, mettant sous ce mot la nuance d’un doute et d’un reproche : « Tout ? » Il me regarda droit dans les veux et cria : « Tout ! Oui, monsieur l’Abbé, et je sais ce que ça veut dire J II n’y a pas une fille, pas une jeune femme, entendez-vous, que j’aie désirée et que je n’aie fini par connaître. Par ce que vous appelez connaître, dans vos bouquins — ce que j’appelle, moi… » Ici, je ne puis plus transcrire. « Et des pays, monsieur l’Abbé, j’en connais autant qu’un homme en peut connaître, autant, en tout cas, que j’en ai désiré. Et puis j’ai bu. Et j’ai fumé. Et pas seulement du tabac, monsieur l’Abbé. »

Il baissa un moment la tête : « Ah ! croyez-moi, j’ai aimé la terre ! Je voulais voir, comprenez-vous, ce qui reste quand on a usé ça et qu’on n’est pas soi-même foutu. Vous dites qu’il y a un Bon Dieu, mais vous, vous croyez ça d’avance. Moi, je voulais voir ça, après, comprenez-vous ? Oui, toucher ça. Je me disais : la terre bouffée, — si j’ai encore de l’appétit — il restera Dieu. Je ne crois pas à toutes vos histoires, à ce qu’on appelle pureté du cœur, et abandon, etc… Rien que des foutaises. La vraie pureté, c’est moi qui la connais. La vraie pureté, monsieur l’Abbé, c’est quand on est passé à travers le feu. Vous, vous n’êtes pas passé à travers le feu. Votre Bon Dieu, monsieur l’Abbé, n’est qu’un Bon Dieu pour impuissants. Ça n’est pas le mien. Ça n’est pas le vrai. Comprenez-vous ? »

Il s’était levé. Il fit deux pas vers moi et me mit la main sur l’épaule : « Monsieur l’Abbé, là, sérieusement, en honnête homme, croyez-vous en Dieu ? Ne répondez pas ! Je veux dire : croyez-vous que Dieu existe autant que vous et moi, autant que les femmes que j’ai connues, autant que les marins que j’ai vus dégueuler à Port-Saïd ou à Ceuta, autant que tout ce qui existe ? »

J’allais répondre, il ne m’en laissa point le temps : « Monsieur l’Abbé, je n’ai jamais, entendez-vous, jamais rencontré un croyant qui soit honnête. Tous des menteurs, ou des roublards. Vous, tout le premier, monsieur l’Abbé, car vous ne bronchez pas. Si vous aviez cru en Dieu, monsieur l’Abbé, vous m’auriez pris par les deux épaules et sorti à coups de pied dans le cul. 1 m. 90, monsieur l’Abbé ! Et vous, à ce que je crois, 1 m. 65 ? Pas mal bâti, au demeurant. Alors qu’est-ce que vous attendez ? Dites, qu’est-ce qu’il attend, cet homme qui a Dieu avec lui ? » Il partit d’un éclat de rire, d’un rire terrible, sardonique et strident.

« Monsieur l’Abbé, je vous salue. Vous savez ce qu’il vous reste à faire ! » Là-dessus, l’étrange personnage jeta sur l’harmonium la boîte d’allumettes qu’il m’avait empruntée et sortit en claquant la porte.

Je n’ai rien dit de cela à monsieur le Curé.

Comme la mère Bisson m’apportait mon linge, elle resta un moment sur le seuil, parut partir et se ravisa : « Avez-vous vu, monsieur l’Abbé, ce drôle de type qui a traîné sur la grand’place, cet après-midi ? On l’a vu entrer à l’église. Tenez ! je crois que vous y étiez ! Non ?… Ah !… Et il est reparti sur les sept heures… M’est avis que si on avait prévenu la police… »

Oui, on aurait dû, peut-être, prévenir la police.

Je dirai tout : je suis si troublé de cette visite que je ne la considère pas comme celle d’un homme ordinaire ! Je me demande parfois si Satan lui-même…

L’étrange visite me hante encore. Je ne me savais pas si impressionnable. Mais peut-être ai-je toujours vécu dans un monde trop simple. Peut-être n’ai-je jamais donné à Dieu — et au diable — le poids qu’ils peuvent avoir sur nous.

Soir de dimanche. Il a plu toute la journée — une pluie très fine et presque froide et nous voilà pourtant en juin. Je reviens de dire les compiles. L’église était presque déserte, et très obscure. Pour la première fois, j’ai compris l’étonnante beauté de ces prières, ce qu’elles gardent en elles des pures tendresses de la vie monacale. Des pures tendresses, de l’abandon… et aussi de la connaissance du démon.

Fratres, sobrii estote, et vigilate… « Frères, soyez sobres et vigilants, parce que le démon, votre adversaire, est comme un lion rugissant qui rôde autour de nous, à la recherche d’une proie. Résistez-lui donc, vaillants dans la foi.

« Et vous, Seigneur, ayez pitié de nous. » Au moment de la confession des péchés, quand on dit tout bas le Pater Noster, je suis resté muet et incapable de poursuivre. La souveraine beauté de ce silence m’accablait tout. Je me sentais dans une proximité du surnaturel que je n’ai jamais connue. J’entendis ensuite le bourdonnement du Confiteor et il me sembla percevoir, parmi les voix, comme à la fois éteinte et chaude, la voix de mademoiselle de Saint-Englebert. Plus je vais, plus je pense que cette jeune fille eût dû entrer en religion, et je ne vois pas pour elle d’ordre meilleur que celui des Carmélites.

« Deus, in adjutorium meum intende — 0 Dieu, venez à mon aide. Seigneur, hâtez-vous de me secourir. »

Pourquoi ces paroles usées sont-elles devenues tout d’un coup si émouvantes ? Qu’ai-je fait, Seigneur ou qu’ai-je pensé, qui mérite soudain cette hâte ?

« In tribulatione dilatasti mihi… — Dans l’épreuve vous avez dilaté mon âme… »

Or je ne connais rien de l’épreuve… Pourtant c’est comme si d’avance, je savais… Comment donc exprimer cela ?

« Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine : detisti laetitiam in corde meo. »

« Pour nous, Seigneur, la lumière de Votre sourire est un gage certain : Vous avez mis la joie dans mon cœur. »

La lumière de Votre sourire ! Dieu, à cette heure, ne fait plus que sourire. Sa lumineuse présence s’efface. Bientôt nous entrerons au royaume des ténèbres.

« Vous avez mis la joie dans mon cœur, » mais, Seigneur, qu’adviendra-t-il de cette joie parmi la nuit ?

« … a negotio perambulante in tenebra— les complots qui se trament dans les ténèbres… »

Comme je me sens faible ce soir !

« Procul recedant somnia.

« Et noctium phantasmata

« Éloignez de nous les songes et les cauchemars de la nuit… »

Je viens d’allumer la lampe. L’odeur des roses entrait par la fenêtre. J’ai dû fermer : il me semblait que toute la nuit était complice… complice de quoi ?… que toute la nuit était impure. J’aurais voulu vivre à jamais sur une plage dévorée de soleil, dans une solitude consumée.

Je me relis. Je relis les pages que j’écrivais à mon arrivée ici. Qu’est-ce qui se passe, mon Dieu, et où en suis-je ? Et comment expliquer cela ? Qu’ai-je changé à ma vie depuis un an ? Je n’ai fait que me décider à manger un peu plus au repas du soir. C’est tout. Rigoureusement tout.

Est-ce que je ne ferais que commencer à savoir les choses ? Est-ce que, jusqu’à présent, je n’en aurais rien su ? Je me croyais arrivé, et voilà que tout recommence… que tout commence…

Je suis resté quinze jours sans écrire, quinze jours durant lesquels, bien que je me sois confessé, bien qu’il m’ait été dit de ne pas prendre la chose au tragique, j ai remâché, éternellement, mes remords.

Car non seulement il y eut impureté, mais il y eut complaisance à l’impureté. J’en suis bien sûr. Quoi que m’ait dit là-dessus monsieur l’Archiprêtre.

Je n’ose plus dormir.

Et peut-être me faudrait-il m’abandonner davantage. À force de craindre le démon j’en grandis le pouvoir en moi.

Me voici de nouveau en paix. Pour combien de temps ? Nous avons eu aujourd’hui la visite du docteur Samuel. Et, chose que j’aurais sûrement jugée inadmissible il y a six mois, il était accompagné du professeur Rousseau. Mon Dieu, quel pauvre^ type ! et contre qui étais-je parti en guerre ? Il n’y a là que l’ombre d’un homme et, pour ne pas être chrétien, un « raté », comme on dit d’ordinaire. Il est tout confît en dévotion et marche à présent l’échine ployée. Il fait, m’a-t-il dit, dans ses loisirs, du travail de bureau pour monsieur l’Archiprêtre de la ville d’Eu, et il s’en trouve grandement honoré. Il s’occupe encore de poésie. « Mais, monsieur l’Abbé, tous mes thèmes, à présent, sont religieux. La vraie poésie, monsieur l’Abbé, est une louange à la gloire de Dieu. » J’ai tâché de lui faire comprendre — je m’étonnais moimême de tenir de pareils propos — que la louange n’est pas dans le thème choisi mais dans la forme même et quel que soit l’objet du chant, — j’ai parlé de sculptures profanes, en apparence, et tellement belles qu’elles en deviennent religieuses ; j’ai parlé d’infâmes petites Thérèses, d’infâmes petits cantiques… M. Rousseau n’a pas compris. Il m’a même dit, et son regard devenu trop sérieux, était comique : « Monsieur l’Abbé, je m’étonne de vous entendre parler ainsi. Dieu n’a que faire de nos beautés. Il lui suffit d’un cœur sincère. » Tout aussitôt, il s’est excusé : « Je vous demande pardon, monsieur l’Abbé, ce n’est pas à moi à parler ainsi, non pas à moi, après tout ce qui m’est arrivé… » Il a regardé mélancoliquement le ciel, et soupiré. Comme je m’informais de sa petite famille, il m’a répondu : « On ne me prend plus au sérieux. Je ne pèse plus. Je n’ai jamais pesé. Je suis un homme fichu, monsieur l’Abbé. » Il s’est tu un instant, puis a repris : « Et savez-vous que j’aime être un homme fichu… Je me dis (il parlait craintivement, comme supposant une vive désapprobation), je me dis qu’il n’y a pas, monsieur l’Abbé, à bien parler, oui, à parler rigoureusement, qu’il n’y a pas de réussite chrétienne, que le chrétien, s’il est chrétien, s’il tâche de l’être, n’est qu’un pauvre type mis en croix… C’est là-dessus que je fonde espoir, et sur la grande bonté de Dieu. »

Je nie suis rappelé qu’au Tréport il est chahuté odieusement ; à ce qu’on m’a dit, beaucoup plus même qu’il ne l’était ici, et j’ai pensé : « Bien malin qui saura dans quelle mesure ce qui arrive à présent à M. Rousseau, il l’aura voulu ou subi… Il semblerait que son impuissance même soit devenue le chemin de son salut… Comme c’est curieux ! »

Le docteur Samuel lui parle avec une grande affection, avec une quasi-admiration et j’ai remarqué que dans leurs entretiens, M. Rousseau parlait avec assurance. Il est sûr de son écrasement, de la vérité de son écrasement et puise là une sorte de force.

Assez naïvement, monsieur le Curé a parlé au docteur Samuel de nos projets de cercles d’études. Le docteur Samuel a souri : « Mon cher ami, je ne vous croyais pas si jeune… Vraiment ? Vraiment ? Vous tenez à cela ? Et monsieur l’Abbé n’y est pour rien ? » Impossible de faire préciser au docteur Samuel ce qu’il a voulu dire, ce qu’il a dit, car, en fait, il nous désapprouve. Le docteur Samuel parle à présent de ses malades. Il parle des maladies des pauvres., et il né condamne pas les riches : il est sans révolte et sans haine, mais à l’entendre, on sent le monde mal fait et on tire soi-même les conclusions.

J’éprouve ce soir le besoin de corriger mon jugement sur M. Rousseau. Il me semble, à me relire, avoir été, en quelque sorte, de complicité avec lui, sinon dans le péché, du moins dans la tentation. Oui, j’ai presque dit, ou tout au moins pensé, que M. Rousseau était sorti grandi de cette épreuve. Et ce n’est pas vrai. Il est devenu plus émouvant, voilà tout. Il a même emprunté aux puissances du mal je ne sais quelles magies, quelles séductions perverses. La repentance est belle, et la contrition, mais plus belle encore la force par quoi nous nous refusons à ce qui nous tente. Et ne nos inducas in tentationem, sed libera nos a malo

Relisant hier dimanche, après vêpres, et comme il m’arrive quelquefois, les premières pages de ce journal, et passant de là aux toutes dernières, j’ai été étonné de mon changement de style. Je ne saurais dire si j’écris mieux et je n’ai jamais eu de prétentions littéraires, mais — et cette remarque me trouble encore — ma phrase s’est comme infléchie. Elle est languide et incertaine. Auparavant, j’avançais avec allégresse. Il y avait du vent autour de moi, la route sonnait dur sous mon pas. Il semble que je n’avance plus qu’avec de grandes précautions. Il semble que je flâne et que je ne sache plus bien… où je vais. Mais si, tu sais où tu t’en vas. Là-dessus, en toi rien n’a changé. Ta foi est celle des premiers jours. N’est-elle pas même devenue plus ample, plus humaine et plus attendrie ? Ma mère me le disait jeudi (elle est venue passer la journée au presbytère) : « Mais, mon Dieu, comme tu changes, mon garçon ! Mais comme tu changes ! Et tu sais, ce n’est pas en mal !… »

Quelle chaleur ! Il est impossible de dormir ! J’ai dû me lever et approcher de la fenêtre ma table l’onde et mon fauteuil. J’aurais lu — j’avais commencé — si je n’avais pas été distrait par le bourdonnement des moustiques, et leurs piqûres. Je ne me suis senti tranquille, et comme sauvé, que la plume en main.

J’ai reçu aujourd’hui une confidence, celle de François Deconihout. Il aime mademoiselle de Saint-Englebert et m’en a fait simplement l’aveu. Nous revenions du cercle d’études (celui des jeunes gens ne va pas très fort, entre parenthèses) et François, qui allait me quitter, m’a dit tout d’un coup devant le portail du presbytère, et sans que ses paroles eussent aucun lien avec celles qui les avaient précédées : « Monsieur l’Abbé, j’aime… » il n’a pas dit : Mademoiselle de Saint-Englebert, mais : Odette de Saint-Englebert. J’étais choqué, et comme désarmé à la fois. Désarmé par la gentillesse de François, par cette candeur dont j’ai parlé déjà. Et choqué, et plus que choqué, scandalisé, comme si cet aveu eût été une profanation. Je connais à présent mademoiselle de Saint-Englebert. Je sais quelles grâces Dieu lui a faites. Je sais, autant qu’un pauvre prêtre peut savoir ces choses, qu’elle est destinée à une autre tâche que celle d’épouse et de mère de famille. Elle a fait, ces dernières semaines, de si merveilleux progrès dans la voie spirituelle, que je ne puis, bien qu’elle soit parfaitement docile, les attribuer à ma seule direction. Dieu est ici à l’œuvre assurément.

Elle lit actuellement les Lettres Spirituelles de Fénelon, et la Vie de sainte Thérèse. Quand je pense que je ne lui confiai qu’avec doute cette Méthode pour passer la journée dans l’oraison en esprit de foi et de simplicité devant Dieu que Bossuet a écrite pour les religieuses de la Visitation !

Je n’ai naturellement rien dit de tout cela à François, mais j’ai tâché de lui faire comprendre qu’il y a des âmes tellement pures qu’il ne faut que les admirer, qu’elles sont le bien propre de Dieu, comme le miroir en quoi il se contemple… « Oui, le miroir ! » a dit François, et il était alors près des larmes. Et tout d’un coup : « Oh ! je sais bien, monsieur l’Abbé, que je ne suis pas digne de penser à elle. Et pourtant voyez-vous, monsieur l’Abbé, il y a des moments où je crois que Dieu nous a destinés l’un à l’autre… » J’ai prié François d’être prudent quand il parle de Dieu, et de ne point Le mêler si facilement à l’amour profane. Je l’ai invité à se demander si Dieu ne lui proposait pas cet amour comme une tentation. Je lui ai dit : « François, ce n’est pas en acceptant la terre qu’on se sanctifie, c’est en la refusant. » À quoi il a répondu, avec une vivacité étonnante, avec une fougue quasi irrespectueuse et qui m’étonna beaucoup chez lui : « Non, monsieur l’Abbé, c’est en l’acceptant pour l’amour de Dieu. » Quelle confusion ! Je n’ai pas cru devoir répondre. François restait silencieux, têtu. Un moment, il faut que je Je dise, j’eus comme une sorte de haine pour lui. Et maintenant ?

Maintenant, ce n’est pas pour lui que j’ai de la haine, mais pour le démon. Car il est là encore qui rôde. Car il lui faut cette proie que Dieu même s’était réservée. Mais je suis là. Mais vous êtes là, mon Dieu, qui appuyez votre serviteur. Et tu es là aussi, petite colombe de Dieu, et ta pureté même te préservera de toutes embûches…

Je suis ému comme je crois ne l’avoir jamais été. Je crois même que je viens de pleurer. Je ne me souviens pas avoir pleuré depuis mon enfance.

Je vais réciter un chapelet : je ne sais pas de consolation plus grande, ni de meilleur remède au trouble de l’esprit.

Lendemain, 6 heures. (Un peu avant de partir pour ma messe du matin.)

J’ai donc sombré ! Une fois encore I Et dans des conditions horribles, dont je garde une image précise. Savoir, ou croire savoir quel est, aux yeux de Dieu, le prix de cette âme, et justement, diaboliquement…

Mais je ne veux pas considérer ces choses plus longtemps. Les ruses du démon sont grosses. Il s’agit bien, n’est-ce pas, que tu m’empêches d’amener cette âme à Dieu, de la faire entrer à jamais dans la paix de son Seigneur ? Et il te faut pour cela me faire croire que je suis indigne d’une telle tâche, que je n’avance pas, sur cette route, sans péril pour mon propre salut ?… Allons, allons, nous connaissons tout ça. J’irai aujourd’hui même, bien que ce ne soit pas le jour, voir mademoiselle de Saint-Englebert, et, afin que tout soit parfaitement clair, je lui parlerai de François. Comme j’aimerais, mon Dieu, que M. le Curé dormît un peu plus silencieusement !

« Monsieur l’Abbé, il ne faut pas me rêver. Il ne faut pas me demander plus que je ne puis ; plus peut-être, monsieur l’Abbé, que Dieu ne me demande à moi-même… »

Nous étions dans le petit salon. Mademoiselle de Saint-Englebert, à qui j’avais parlé de François, m’avait dit son indifférence : « Il est gentil, il est sérieux, mais… Enfin, dites-lui bien, monsieur l’Abbé, qu’il ne se fasse pas d’illusions. » J’ai cru alors pouvoir parler à mademoiselle de Saint-Englebert des desseins que Dieu a sur elle. Elle m’a répondu ce que j’ai rapporté plus haut.

Comme je la quittais, madame de Saint-Englebert est apparue. Quelle dignité ! Quelle race, dirais-je plutôt. Elle se tenait droite dans l’embrasure, à la fois silencieuse et souriante. Nullement dédaigneuse. Non, c’est comme si elle fût venue d’un autre monde. J’ai admiré la simplicité avec laquelle mademoiselle de Saint-Englebert l’a entretenue de la démarche que je venais de faire, et j’ai compris tout d’un coup que c’est à madame de Saint-Englebert elle-même que j’aurais dû m’adresser. Elle n’en a point paru surprise. « Je vous remercie, monsieur l’Abbé, si les choses se passaient toujours ainsi, je veux dire dans une telle clarté, il y aurait moins de malheur pour nous. » Pour nous ? De qui donc voulait-elle parler ? de tous les hommes ? ou seulement d’elles deux ? M. de Saint-Englebert est à présent lié, et d’une liaison infernale, avec la femme d’un pharmacien d’Etretat. Tout Fécamp en parle, et madame de Saint-Englebert, assurément n’ignore pas ces choses.

Elle n’est restée que quelques minutes avec nous. Comme je me disposais à partir, mademoiselle de Saint-Englebert m’a dit : « Vous êtes donc si pressé, monsieur l’Abbé ? Vous n’avez donc pas une minute pour entendre un disque ? » À la vérité, j’étais en effet un peu pressé : c’était mercredi soir et j’avais à confesser pas mal de gamins ; j’aurais dû refuser, mais il est difficile de refuser un disque de Solesmes. Nous avons écouté le Salve Regina, et nous sommes restés, après cela, assez longuement silencieux. Mademoiselle de Saint-Englebert avait la tête inclinée. Peut-être priait-elle ? Je n osai rompre ce silence. Elle se leva, alla vers un petit secrétaire, en sortit un carnet, et me dit : « Monsieur l’Abbé, je pense, depuis quelques jours, que je dois vous faire connaître cela. Ce sont des notes. C’est — comment dire ? — une sorte de journal spirituel. Vous me direz tout bonnement ce que vous en pensez… Ce que vous en pensez… entendons-nous… Vous me direz si ces choses-là peuvent être écrites, si, les écrivant, je reste bien fidèle aux enseignements de l’Église. N’est-ce pas ? » Elle a une façon curieuse, et un peu autoritaire, de dire « n’est-ce pas ? » Sans doute mademoiselle de Saint-Englebert ressemble surtout à sa mère, mais elle a gardé de M. de Saint-Englebert une fermeté de discours et d’allure dont on s’étonne chez une jeune fille.

Le soir-même, j’ai revu François. Je crains d’avoir été brutal avec lui. J’aurais dû, peut-être, user de ménagements. Mais quoi, il y a des moments où il faut savoir trancher dans le vif. François m’a paru plus grêle que jamais, presque insignifiant. Tout compte fait, il n’a pas la force suffisante pour ce que j’avais rêvé de lui. Une âme délicate ? Oui, bien sûr, mais nous ne manquons point d’âmes délicates. François va nourrir toute sa vie de cet amour déçu. Il attendait, obscurément, d’être meurtri : oui, je lui ai vu, à travers ses larmes, ce sourire qui ne trompe pas. Il aspirait à la volupté de la souffrance, au demi-partage avec les autres, à une existence de malade, ouatée, réservée, délicieuse. Il est de ces hommes qui ne prennent pas, qui ne savent que jouer la vie. Il est de ces faibles qui, plus que des pécheurs peut-être, compromettent le christianisme en lui donnant figure de religion d’esclaves. « Comme vous êtes dur, monsieur l’Abbé ! oh ! je n’aurais pas cru, je n’aurais pas cru ! » Et je n’étais pas dur pourtant. Je disais seulement ce que je sais, et qu’il n’y a aucun espoir, et que la sagesse est d’accepter.

L’avouerai-je ? J’ai été tout heureux d’abandonner François. Au surplus, que puis-je faire pour lui ? Prier, sans doute : oui, et c’est tout. Et c’est beaucoup. Et c’est tout, peut-être, dans un autre sens.

Monté ici, j’ai feuilleté le carnet de mademoiselle de Saint-Englebert. J’y ai trouvé des choses admirables. Celle-ci par exemple :

« Seuls les convalescents parlent des richesses de la maladie. Ou les proches qui ne le sont pas trop. Il y faut de la distance. De même sans doute, pour la mort : ce n’est que lorsque j’en serai convalescente que j’en parlerai bien. »

Et ceci (mademoiselle de Saint-Englebert lit régulièrement la Bible) :

« Ne vaut-il pas mieux pour nous retourner en Égypte (Nombres XIV/13). » — « La faute impardonnable, l’éternelle faute (celle aussi de la femme de Loth), ce lâche attachement au passé, au nid tout fait — même puant de fientes — et, pour tout dire, ce manque au vouloir vivre ! »

Quelle énergie dans la pensée et dans les mots ! Mademoiselle de Saint-Englebert est encore plus forte que je ne le croyais.

Et ceci encore :

« Il y a des créatures qui sont faites pour s’en aller vers la mort de leur pas à elles, et d’autres qui sont faites pour être saisies, comme volées et comme arrachées, et ni séduites ni vaincues. »

Elle voit clair. Elle voit même férocement clair :

« Assisté à l’office des Ténèbres. Très pure voix d’enfant. Mais l’ensemble gâté par la voix terrible d’un jeune vicaire au cou de taureau (mon prédécesseur, je pense, l’abbé Videcoq), qui écrase le plain-chant, et la distraction des enfants de chœur ; et puis, en dépit du symbolisme touchant des cierges, par l’électricité. »

Sur une des dernières pages, j’ai lu encore :

« Il ne faut pas se rêver, il faut s’accomplir. »

Je serais inquiet d’une telle violence, — et d’un certain regard de mademoiselle de Saint-Englebert, si je ne la savais tellement soumise aux enseignements de Notre Sainte Mère l’Église, et tellement souple à mon conseil.

Je rouvre ce matin le carnet de mademoiselle de Saint-Englebert, et j’en détache, parmi des pages aussi profondes que celles que je citais l’autre jour, cette petite page à laquelle je ne puis demeurer insensible :

« … Nous habitions alors à Veules une vieille maison tout enclose comme un presbytère. Ah ! le jardin ! je n’en connais pas de plus beau… Cette « avancée » des fleurs au long de l’année ! Ne dire qu’un nom pour chacune d’elles, et dans l’ordre où elles apparurent, c’est suffisant : perce-neige, primevères, saxifrages, violettes, jonquilles, jacinthes des bois (et les poiriers en fleurs que j’oubliais !), jacinthes, corbeille d’argent, pivoines, et le seringa fleurissait, et la glycine s’ouvrait sous nos fenêtres (cette lourde grappe qu’un soir j’avais cueillie…), tulipes, œillets et premières roses, et puis les phlox et les fuchsias. Et les dahlias. Jusqu’à ce qu’enfin les chrysanthèmes…

« Et l’aubépine ! Tu n’as rien dit de l’aubépine ?… »

Je ne savais pas que les noms des choses pussent être si beaux, que chacun d’eux fût si riche de la chose elle-même…

Il est curieux que mademoiselle de Saint-Englebert, à l’ordinaire si rude et si virile, tellement peu femme — au mauvais sens du mot — puisse quelquefois s’attendrir un instant, sans appuyer, — avec quel tact et quelle mesure ! — sur d’humbles choses comme les fleurs. Je pense à saint François et à Claire d’Assise. Je pense que nous aussi, peut-être, et si les temps étaient tout autres… Mais les temps sont toujours tout autres. Il dépend de votre grâce, Seigneur, et de notre bonne volonté à tous deux que dans ce monde il y ait un autre François et une autre Claire.

Avais-je le droit d’écrire cela ? n’est-ce pas d’un monstrueux orgueil ? Mais n’appelons-nous pas aussi quelquefois notre faiblesse humilité ? et pour dire et redire que nous ne sommes que de pauvres créatures, ne manquons-nous pas aux desseins que Vous avez sur nous ?

Nos cercles d’études ne marchent pas fort. François ne m’est à présent d’aucun secours. Quant à mademoiselle de Saint-Englebert, elle me disait il y a une semaine que sans doute nous avions été trop ambitieux : « Ne croyez-vous pas, monsieur l’Abbé, qu’il ne faudrait jamais vouloir faire quelque chose ? Tout ce qui est vivant sort de terre par la grâce de Dieu et puis fleurit, et fructifie… Il faudrait davantage penser aux plantes. Nous sommes pressés, monsieur l’Abbé, nous sommes mécaniques et barbares. »

Sans doute et quand je réfléchis aux raisons qui nous déterminèrent, M. le Curé et moi, à cette décision, je ne trouve rien qu’un vain désir de faire quelque chose, et, pour tout dire, de l’agitation.

Mademoiselle de Saint-Englebert m’a dit encore : « Monsieur l’Abbé, c’est à la vie contemplative que nous manquons… Dieu perdu, tout est perdu. » Je me suis rappelé tout d’un coup, revenant au presbytère, qu’il y a un mois, M. Rousseau, lors d’une visite à M. le Curé, m’avait à peu près dit la même chose. Cela m’a gêné un court instant, puis j’ai compris que les mêmes mots ne signifiaient pas nécessairement les mêmes choses. Mais, tout de même, quel chemin j’ai fait ! Quand je pense que j’ai pu discuter dom Chautard et — dans quelle innocence, grand Dieu ! — vanter la vie apostolique !

Il semble que je sois en train de tout réviser. Mes jugements mêmes sur les êtres sont différents. Comment, par exemple, ai-je pu sourire de M. le Curé ? Il y a, dans l’apparente facilité de sa sagesse, tant de culture et tant de vraie piété ! Je l’ai entendu hier qui consolait le père Thomas de la perte de sa femme. Il parlait du paradis avec une si simple assurance que le vieil homme regardait là-haut, persuadé que c’était sa faute à lui s’il ne voyait rien, mais qu’il verrait sûrement un jour, qu’il ne fallait que prendre patience.

Je mesure aussi ce qu’il y avait de raide et de ridicule dans mon refus, aux repas de midi, du petit verre de calvados que me proposait M. le Curé. Je l’accepte maintenant, et sans l’ombre d’une inquiétude. Ah ! la vie n’est pas tellement simple, et il est difficile de bien voir clair en soi !

Quelqu’un encore sur qui je me suis trompé, c’est la mère Bisson. Pourquoi lui avoir supposé je ne sais quelles intentions machiavéliques ? J’observais hier comme elle est sensible à la pureté et à la noblesse de mademoiselle de Saint-Englebert. Elle disait : « Ah ! des jeunes filles comme ça… voyez-vous, monsieur l’Abbé ! » Et se retournant vers une rose qu’elle avait derrière elle — nous étions alors au jardin — : « Tenez, une jeune fille comme ça, c’est aussi pur qu’une fleur toute fraîche, et ça s’ouvre au Bon Dieu comme une belle rose au grand soleil… Il n’y a personne dans le monde, monsieur l’Abbé, pour épouser une jeune fille comme ça. Le petit François est bien gentil, mais ça ne deviendra jamais un homme. C’est grêle, c’est… et, ne trouvant pas d’autre mot, elle reprend simplement : c’est gentil… » Elle s’interrompt, tâte un drap qui sèche dans l’allée, et, alors, les deux poings sur ses hanches, et me regardant bien en face : « Tenez, monsieur l’Abbé, vous allez me dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais une pareille jeune fille, ça n’est rien que pour le Bon Dieu ! »

Ma vie est à présent très calme, et comme exempte de tentations. Une âme naturellement tourmentée est une proie facile pour le démon. Je ne suis plus tourmenté. Et pas même, bien sûr, de continuer à grossir.

Et je vais fumer ce soir ma première pipe.

Journée fatigante et fatigante sans doute parce que quelconque. Un mariage, ce matin, celui de mademoiselle Journel avec le fils Bourgeois. Us appartiennent, l’un et l’autre, à des familles de cultivateurs — les deux plus grosses fermes, ou à peu près, de la commune : près de 300 hectares pour Journel, des champs immenses, et 170, je crois, pour Bourgeois. Les deux jeunes gens, comme on dit ici, se plaisaient-ils ? je n’en sais trop rien. Le père Bourgeois et la mère Journel n’ont dû voir là qu’une affaire de gros sous. Et peut-être que les jeunes gens eux-mêmes n’y voient rien d’autre. Ce pays est dur, plus dur encore que je ne pensais. L’impiété est lamentable. Que dis-je ? il n’y a même pas impiété : on ne sait pas Dieu, on dirait qu’on ne l’a jamais su. On dirait même que Dieu n’est jamais venu ici. Les missionnaires en pays païen rencontrent encore des signes de Dieu, les témoignages brisés d’une connaissance meilleure ; ici, plus rien. Mademoiselle de Saint-Englebert m’écrivait avant-hier (elle a pris cette habitude depuis trois semaines déjà : elle juge que l’écriture exprime le mieux sa vraie pensée), mademoiselle de Saint-Englebert m’écrivait : « Je me promène parfois toute seule sur le plateau, parmi les champs et il m’arrive d’être saisie par la pensée — comprenez-vous ? — de l’absence, de l’effrayante absence de Dieu. Et je reste là immobile — ou je cours devant moi comme une folle, si j’en ai la force pour échapper à ce grand vide d’avant la création du monde… » Mademoiselle de Saint-Englebert ajoutait : « ’Connaissez-vous cela, monsieur l’Abbé ? » J’ai dû lui répondre que non ; que pour moi-même, en ce moment, les choses elles-mêmes s’emplissent de Dieu. J’ai demandé à mademoiselle Odette d’être plus confiante, plus abandonnée, de ne jamais prendre au sérieux aucune « absence ». J’ai ajouté : « car cette absence qui se fait prendre pour une présence, c’est proprement la présence du démon. Affirmez Dieu d’un signe de croix ou d’une courte prière, et le Malin s’évanouira. » Et j’en reviens à mon propos. Il m’a donc fallu aujourd’hui, M. le Curé souffrant de lumbago, accepter de le représenter au dîner du mariage Bourgeois-Journel. Nous nous sommes mis à table à une heure ; à quatre heures nous y étions encore. Je ne sais plus ce que j’ai mangé. Et je négligeais de dire qu’il fallut s’interrompre, vers deux heures et demie, pour le « trou normand », c’est-à-dire pour ce petit verre d’eau-de-vie de cidre qui permet de tenir vaillamment, et de continuer. Il n’a été parlé, au cours du repas, de rien d’autre que des récoltes à venir, du prix des veaux, des cochons et des oies. Quand je suis parti, l’alcool aidant, on en venait doucement aux histoires grasses. Visiblement, on attendait de moi, non pas un encouragement, mais une tolérance souriante. Je ne sus pas la leur refuser. Le père Bourgeois m’a dit, en me mettant la main sur l’épaule : « Voyez-vous, monsieur l’Abbé, on gagne toujours à se connaître. C’est bien ce que je dis : on ne se fréquente jamais assez. Vous, vous voyez les choses de votre église, pas vrai ? Nous, on les voit de la ferme où qu’on est né, pas vrai ? Et alors… » Ici, il s’est embrouillé dans ses explications. Son haleine empestait l’alcool. « Enfin, monsieur l’Abbé, vous êtes intelligent et vous avez fait des études, je suis bien sûr que vous comprenez ce que je veux dire… »

Gomme je passais, pour revenir, tout près d’une grange, j’ai entendu les rires des garçons et des filles.

Laissons cela. Me voici donc au presbytère, et dans ma chambre. Asile. Je vais relire ces trois poèmes que m’a envoyés M. Rousseau. Ce sont des poèmes d’autrefois, d’avant « l’histoire ». Ils sont assez obscurs, je doute de les vraiment comprendre, mais j’en aime le chant. Je me les récite à voix haute, et il semble que je fasse mieux que les comprendre.

Il faudra que je les prête à mademoiselle de Saint-Englebert.

Et il faudra aussi que je demande au docteur Samuel, qui s’y connaît, de m’apprendre le nom des étoiles.

Bonne conversation, ce matin, avec M. le Curé. Il m’avait fait appeler dans sa chambre, où il est toujours retenu par un lumbago. Le cœur non plus ne va pas très fort, et le docteur Samuel, à ce qu’il m’a semblé, est un peu inquiet.

M. le Curé m’entretient d’abord de questions de « ménage » : « Il va falloir acheter du-vin, vous devriez écrire à M. Lacroix, n’est-ce pas ? C’est lui qui approvisionne Monseigneur. Il a du bon vin, et il est aimable, et c’est un excellent chrétien… oui vous allez lui écrire et lui demander qu’il passe au presbytère. Dites-lui qu’il sera retenu à déjeuner. J’espère bien, d’ici là, être descendu. » Il essaie de se soulever et fait une grimace. « Vous ne devez pas manquer d’occupations, mon enfant, et ces deux semaines ont été bien lourdes ! On meurt beaucoup, en ce moment. Je ne comprends pas pourquoi. D’ordinaire, c’est à l’entrée de l’hiver, ou du printemps. Mais il est vrai que le temps est si malsain ! toutes ces grandes pluies depuis un mois… Ah ! je voudrais bien être debout au moins pour la Communion ! Enfin, ce sera comme le Bon Dieu voudra. In manus tuas… » Je ne puis m’empêcher de sourire, à la pensée que M. le Curé remette ainsi, et si bonnement, si innocemment, son lumbago entre les mains de Dieu. Mais que pourrait-il donner d’autre ?

Il me regarde : « Mon enfant, je suis bien content de vous avoir, oui, très content. Vous m’inquiétiez un tout petit peu, au début. Oui, et j’en avais même parlé à monsieur l’Archiprêtre. Je vous trouvais — comment dire ? — un peu dur et un peu barbare. Il me semblait que vous ne pourriez jamais acquérir toute la souplesse, toute l’humanité désirables. Il me semblait que vous manquiez de tendresse. Et puis, cela est venu. Et l’on vous aime beaucoup, ici. Madame de Saint-Englebert elle-même, que vous aviez un peu heurtée, a été conquise. Allons, je crois que c’est la dernière année que vous passez ici. »

Il tente une nouvelle fois de se redresser, et n’y parvient pas. Alors, je passe mon bras derrière son dos, et je l’aide un peu. Sa chemise est moite. Il a un bon sourire. « Et, au moins, est-ce que vous reviendrez me voir un jour, quand vous aurez votre paroisse ? »

Je prépare activement les enfants à la première communion. M. le Curé n’est pas rétabli, et je doute qu’il le soit d’ici là. J’aurais aimé avoir de l’aide chez les jeunes gens et les. ; jeunes filles. Tous se récusent, ou s’excusent, avec légèreté. Comme s’il s’agissait de n’importe quel service ! Comme si le Bon Dieu, et le travail du Bon Dieu, c’était une affaire qui peut attendre, qui peut se remettre : « Est-ce qu’il n’a pas l’éternité pour avoir raison ? Mais nous, il nous faut faire la fenaison, il nous faut J’ arracher les lins. » Ou bien encore : « Mais, monsieur l’Abbé, nous devons, justement, avoir ? notre cousine Juliette, vous savez ? celle qui habite Paris et qui est sourde ? » François va m’aider. Mais je ne sais plus lui parler. Il y a de la distance et de la froideur entre nous. Avec lui, je redeviens dur, je redeviens barbare, comme disait si bien M. le Curé. J’ai devant lui ces réactions brutales, « organiques » dont, par ailleurs, j’ai pu me délivrer ; et si je lui parle avec douceur, c’est avec une feinte douceur, et que je perçois moi-même, et dont j’ai honte.’Comment cela se fait-il ?

Mais peut-être cela tient-il à lui. Ne se met-il pas en travers des desseins de Dieu ? Comprendra-t-il un jour qu’il faut se démettre devant Lui et que toute joie durable est faite de renoncement ?

Je ne voudrais pas me proposer en exemple, mais combien j’éprouve la vérité de la vie chrétienne ! Qui veut gagner sa vie la perdra. Mais à celui qui l’a perdue… Oui, Seigneur, il m’est redonné infiniment plus que je n’ai donné, et je sens, encore, que Vous ne m’avez pas fait tous Vos dons.

Mademoiselle de Saint-Englebert, pendant les trois jours de retraite, va s’occuper des petites filles. Nous avons préparé ensemble les textes qu’elle lira. Nous nous sommes mis d’accord très facilement. Ce sera, comme chaque année, quelques vies édifiantes et propres à frapper l’imagination des enfants. Nous y avons ajouté l’histoire de sainte Claire, et quelques-unes des Petites Fleurs de François d’Assise.


Les autels sont actuellement tout embaumés. J’ai dit ma messe, ce matin, dans un ravissement infini.

Quelle délicatesse chez la mère Bisson : Je trouve ce soir des roses sur ma cheminée ! Et il y a des moments tels, Seigneur, qu’on souhaiterait se dissoudre en Vous. Il y a des moment où je rêve d’être cette hostie même que je Vous consacre.

Soir du troisième et dernier jour de retraite. Nous avons longuement parlé, mademoiselle Odette et moi. Me remontaient à la mémoire des souvenirs d’enfance et, plus émouvant que tous autres, celui de ma première communion. Je confie à mademoiselle Odette des choses que je n’ai dites à personne. Je lui dis combien, le soir du troisième jour de retraite, après la dernière confession, j’avais souhaité mourir. Je tente même de lui dire la joie du lendemain, de cet instant où, Dieu m’envahissant… « Et pourtant, mademoiselle Odette, j’étais un dur garçon, et mal élevé… »

Elle écoute. Elle est recueillie. Elle dit enfin :

« Il est bon de parler de ces choses. De ces choses dont on ne parle jamais, soit par doute que pour l’autre elles existent, soit encore… » Elle s’arrête un moment et reprend : « Soit encore qu’elles soient trop belles en soi pour qu’on ose les dire. »

J’ai cru pouvoir redemander à mademoiselle Odette si elle songeait à entrer dans les ordres, si elle ne pensait pas que Dieu l’appelait à Son service. Elle a répondu, et d’un ton très vif et décidé : « Non, monsieur l’Abbé, j’ai bien réfléchi depuis que vous m’en avez parlé pour la première fois et… excusez-moi, mais je suis sûre que non. » Elle déchirait alors en menus morceaux la feuille d’un vieux recueil de cantiques qu’elle avait ramassée à terre. Nous étions près du ruisseau qui, du presbytère, descend au moulin. Chacun des petits papiers, un instant porté par le vent, tombait sur l’eau et tourbillonnait, et se perdait dans le courant, parmi les herbes. Elle les suivait chacun du regard. « Non, monsieur l’Abbé, je souhaite demeurer ici. Tout simplement. Il y a beaucoup de travail à faire ici, monsieur l’Abbé. Et puis… et puis j’aime tant notre pays !… »

À cela peut-être j’aurais dû répondre, mais je n’avais alors rien à dire. Une grande paix tombait sur nous. L’angélus sonna, les enfants s’en revinrent du fond du jardin où ils jouaient presque silencieusement, vers la maison. Mademoiselle de Saint-Englebert me regarda et il me sembla, tant ses yeux étaient brillants, qu’elle venait de pleurer.


Quel beau jour, mon Dieu ! Oui, presque aussi beau, plus beau peut-être que celui de cette première communion que j’évoquais samedi devant mademoiselle de Saint-Englebert.

Comme je quittais la sacristie, après les vêpres, madame de Saint-Englebert s’est approchée de moi et elle m"a dit : « Monsieur l’Abbé, nous n’avons jamais eu ici une première communion aussi belle. Jamais personne, monsieur l’Abbé, jamais personne n’a prêché comme vous. » Elle ajouta après un silence : « Vous m’excuserez, n’est-ce pas, de vous dire les choses si… grossièrement, mais voyez-vous — elle pencha la tête — il y a des moments où il est bon de négliger toute forme… »

Je n’ai pas compris, ni ne comprends encore la grossièreté de madame de Saint-Englebert. Voulait-elle dire que tout compliment doit s’envelopper, et de telle façon qu’il devienne à peine perceptible ? S’agit-il là des lois d’un certain monde ? J’ai toujours peur, avec ce monde-là, et précisément avec mademoiselle Odette, de faire quelque sottise. Certes, je me suis enrichi depuis un an, et affiné sans doute aussi, mais je suis rustre encore, et invinciblement.

J’en arrive parfois à me demander si l’approche de Dieu elle-même n’est pas rendue plus facile par une certaine délicatesse. La façon dont elle plonge la tête dans ses mains, me paraît inséparable de la prière elle-même. Il doit y avoir les « usages » de Dieu. Oui, comme il y a les usages du monde.

Les usages du monde… Peut-être n’aurais-je pas dû refuser non plus cette invitation pour ce soir, chez les Ferry. Leur fille a communié aujourd’hui. « Vous nous feriez un si grand plaisir, monsieur l’Abbé… » Mais je ne pouvais pas accepter. Je sentais le terrible besoin — que j’éprouve souvent à présent — d’être parfaitement seul à la fin du jour. Parfaitement seul. Au point même que je ne puis laisser la fenêtre ouverte et que j’arrête la pendule pour n’en plus entendre le battement.

Quelle heure est-il ? Je n’en sais rien, et l’aube peut-être me surprendra tout à l’heure à cette table, ou, si je n’en devine la blancheur à travers les persiennes, la toute petite cloche de la première messe.

« Jamais personne n’a prêché comme vous… » Si j’avais été honnête j’aurais répondu et sans orgueil : « Non, Madame, jamais personne n’a prêché comme moi, jamais personne n’a été saisi pareillement par la main de Dieu… » J’en doute davantage à présent, mais alors encore je sentais sur moi la main de Dieu.

J’avais tout préparé. Très soigneusement.

Depuis plus d’un mois. Je montai dans la chaire bien calmement, m’y recueillis quelques secondes et plaçai devant moi le petit cahier sur lequel j’écris, en gros caractères, les points essentiels de mes sermons. Je toussai — par sotte habitude —, fis le tour de l’auditoire : pas une place qui fût libre aux derniers bancs, et me tournai vers les enfants groupés dans le chœur : c’était le sermon d’avant la communion, celui qui doit être, s’il est beau, comme l’annonce déjà de Notre-Seigneur, comme cette trompette soudain au fond de la route par laquelle Il apparaîtra.

’C’est par cette dernière image précisément que je fus saisi. Je dis : « Mes enfants, Notre-Seigneur est en route à présent vers vous, et c’est moi qui suis chargé de vous l’annoncer. .. » Et dès lors la main de Dieu m’étreignit et ne me quitta plus. Et j’assistai moi-même, émerveillé et terrifié, au sermon que je prononçai. Un souffle inouï emplissait mes poumons. Je me sentais craquer au-dedans de moi comme une cabane dans la tempête. Et parfois tout devenait calme, calme et je me fondais dans une tendresse indicible. Il n’y avait plus rien dans l’église que le tabernacle, et ces enfants qui attendaient qu’il s’ouvrît…

Universelle présence de Dieu ! Ai-je donc pu vivre si longtemps sans en rien savoir ! Car que savais-je de Vous, mon Dieu ? J’étais le serviteur imbécile qui ne connaît même pas son maître. Toute ma joie était dans l’obéissance ; je sais à présent la joie de l’amour, je sais qu’on n’est sauvé que par l’amour.

Seigneur, qu’aucune de ces petites âmes que j’ai conduites vers Vous n’oublie jamais qu’elle fut un temps Votre demeure !… Seigneur, qu’aux moments de tentation…

La cloche sonne pour la première messe. Et ce sera, deux heures après, la messe d’actions de grâces. Nous reconduirons en procession les enfants au presbytère : « Laudate pueri Dominum… » Quelqu’un qui a chanté cela, quelqu’un qui s’est laissé porter par ça, comment pourrait-il l’oublier…’Cette phrase et cette exultation, cette inflexion allègre et ineffable, comme si la joie des Anges fleurissait en musique ! … « Laudate pueri Dominum… » Et cette douce retombée ; comme la pluie même des roses que l’on avait lancées au ciel : Laudate Nomen Domini !

Maintenant, je sais. Nous étions assis sur ce banc près duquel nous nous tenions, elle et moi, samedi dernier. Nous n’avions que très peu parlé. J’allais me lever : il était près de cinq heures, et j’ai coutume, à cette heure-là, d’entrer à l’église pour une courte prière — j’allais me lever lorsqu’elle mit soudain sa main sur mon bras, et je compris que je l’aimais. Elle le comprit aussi, j’en ai la certitude, dans le même moment. Une feuille se détacha d’un arbre, d’un vol oblique et s’en vint tomber à ses pieds. Elle la regarda, et puis elle me regarda, moi, avec une douceur qui ne peut se dire. Et de nouveau elle posa son bras sur moi et me dit : « Je sais… oui, je savais que cela devait arriver, et je n’en ai aucun regret. » Elle parut hésiter un peu, sembla vouloir parler encore, comme l’essayer, et, de nouveau, elle baissa la tête, puis elle redit, baissant toujours la tête : « Aucun regret… » et elle attendit. Je savais alors les paroles qu’il me fallait dire, et le geste, d’abord, qu’il fallait faire. Je n’étais pas tellement troublé que je fusse incapable encore de me délier : je continuai de regarder la feuille tombée, je regardai sa nuque à elle, et ma robe de prêtre, et la croix de l’église en plein ciel. Tout était possible. Même la liberté. Même la tentation surmontée. Et une vie plus belle encore, parce que plus complète, que celle qui venait de s’achever. Tout était possible, cela, ou la connaissance d’autre chose, la connaissance du mal et par une vivante expérience, la seule, peut-être, qui me fût offerte. Et je décidai de savoir. Je me penchai vers elle et la pris dans mes bras.

Je me réveillai avant elle. Il n’y avait aucune amertume sur mes lèvres, rien de ce qu’enseignent les Écritures et que j’avais éprouvé autrefois, pour de moindres fautes. Simplement, certaines choses n’étaient plus possibles. Ce qui venait était-il meilleur ? Je n’en savais rien, je n’en sais rien encore à présent, mais c’était tout d’un coup le sentiment qu’une grande force commençait à vivre, et qui peut-être ne se satisferait point du monde mais demandait d’abord le monde.

Elle s’éveilla. Il me sembla qu’une nouvelle fois j’ouvrais les yeux, que ce court temps pendant lequel j’avais songé sans elle n’était pas la vie. Quand partirions-nous ? C’est de cela ensuite que nous nous entretînmes, et il fut convenu que ce serait cette nuit. Pas une fois elle ne parla de Dieu. Elle dit seulement : « Je sais que c’est mal et que c’est là peut-être notre perdition, mais il faut aller. Toi et moi, nous sommes de ceux… » Elle se reprit : « Tu es de ceux qui doivent aller… le reste… Ah ! qu’importe le reste : est-ce qu’il n’y a pas toujours un reste ? »

Il est dix heures. M. le Curé est endormi. Il va beaucoup mieux depuis quelques jours. Il pourra dire la messe dimanche. Je ne lui laisserai pas même une lettre : que lui dirais-je qu’il puisse comprendre ? Je vais tout ranger, méticuleusement, comme si je devais revenir demain. Dans une heure, une heure un quart, je partirai pour Saint-Martin. J’expliquerai tout. Ma mère comprendra. Odette frappera le soir à la maison. La nuit, oui, une seule nuit, puis le départ. Ce qui doit venir ensuite n’est que détail. La chose à faire, l’action qui engage tout, nous l’avons maintenant accomplie.

J’emporte ces notes bien que j aie pensé les détruire : que disent-elles de moi qui ne soit que mensonge et que rêves, ces pages surtout, écrites après l’hiver ! Avoir si mal compris ce qui naissait en moi ! Avoir pris pour la grâce de Dieu les plus grossières ruses du démon ! Ne m’être jamais méfié qu’à contre-temps ! Tant de superbe, tant d’imbécillité !

Me voilà dépouillé maintenant autant qu’il se peut. J’ai la claire connaissance du péché. Je sais que nous avons dit non, et dans un accord bien lucide, à ce qui est la volonté de Dieu. La volonté de Dieu ne pardonne pas, mais il y a parfois en nous plus que la volonté de Dieu : il y a l’obéissance à ce qu’on est, en dépit de Dieu, l’obéissance à ce qu’il faut qu’on soit, en dépit de Dieu. Si j’étais habile, j’ajouterais que ce qu’il faut qu’on soit, même si l’on doit être damné, c’est encore la volonté de Dieu. Mais je ne tiens pas à cette habileté. Il me suffit, il nous suffît, à Odette et à moi, d’assumer notre propre destin, et de l’accomplir. Si Dieu plus tard, après que nous aurons marché — au bout de la route — s’impose avec la force que je sens naître en moi ce soir, alors je m’écraserai sous Sa volonté. Mais pas avant.

Une demi-heure encore. Dans la maison toute silencieuse, Odette prépare notre départ. Elle portera cette cape que je lui vis la première fois, lorsqu’elle s’en vint au presbytère. Elle frappera à notre porte, et c’est moi qui lui ouvrirai. Elle s’avancera vers la lumière. Elle s’assiéra, mais à l’aube, à la première aube, sur les falaises, par le grand vent qui courbera les herbes…

Il est onze heures.