Marius Grout - Le vent se lève/3

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Gallimard (p. 159-166).


III

LE DOCTEUR SAMUEL
À FRANÇOIS DECONIHOUT

J’ai reçu votre lettre. Celle que je vous écris ce soir est d’un vieil homme, et il n’y a guère de chance que vous la compreniez : les vieux hommes parlent pour eux et non pas seulement d’expérience ; ils disent encore, ou tâchent de dire — et eux-mêmes s’y perdent parfois — ce monde nouveau qui s’ouvre à eux. Ce qu’ils ont aimé se décolore, ils ne conçoivent plus la possession et s’étonnent d’y avoir cédé. La terre elle-même leur paraît manquer de densité. Les grands cris leur sont indécents. Ils y soupçonnent la comédie, le besoin de se faire valoir, comme une démangeaison de l’être. Les vrais cris et les vrais silences, même si leur vie a été longue et remplie d’événements multiples et de rencontres ineffables, ils peuvent les compter sur leurs doigts. Tant d’hommes, si peu d’humanité ! tant de cris et si peu de passion ! tant de silences — ou tant de prétendus silences — et si peu de contemplation !

M’entendez-vous ? Ce que je dis doit vous venir d’un autre monde, d’un monde ouaté et solennel un peu ; et peut-être même pensez-vous que cette sagesse lointaine et sentencieuse déguise une force à son déclin : vous tenez au plus juste accord, à la plénitude des mots ; pour moi, toute forme sûre m’échappe et je n’ai plus rien dans les mains dont je puisse dire : regardez-le. Les fruits se sont dissous dans l’herbe, les feuilles sont mortes et tombées. J’assemble à présent des branches sèches. Pour quelle hutte, vaine à vos yeux ? pour quelle cabane qu’emportera le vent ? Je ne suis plus qu’un homme qui fait semblant. Pourtant, François, dans la hutte si fragile, tellement sensible aux frémissements de la nuit, s’abrite déjà, ou tente de s’abriter, le clair esprit tombé des mains d’un dieu, et cet hiver, moins que la mort de ce qui fut et son repos parfait dans l’éternel, est la naissance de ce qui est. La nuit se creuse à l’infini. Les mages ont scruté le ciel. Bientôt ils se mettront en route, et quelquefois, penchés sur les citernes, lisant en elles des signes trop lumineux… — François, ayez confiance tout de même en ce vieil homme : s’il bégaie misérablement, c’est qu’il commence d’apprendre une autre langue.

Une seule question se pose dans le monde, et elle est aussi vieille que l’homme, et elle est peut-être tout l’homme : la question de la connaissance. Nous sommes faits pour la connaissance. Il ne s’agit que de savoir quelle lumière nous pouvons supporter et ce que nous devons faire de la lumière. Il y a ceux qui vivent dans l’ombre et qui, tentés, s’approchent des lampes, mais leur vie était faite pour l’ombre, pour la facile rumination de reflets et de jeux éteints. Il y a ceux qui veulent les lampes elles-mêmes, et ces lampes ne leur suffisent pas, ainsi offertes à tout venant. Il leur faut le feu clair pour eux, rien que pour eux, et ils le prennent, et ils le cachent sous leur manteau. Et ils s’enfuient. Il y a ceux, François, qui, venus de l’ombre comme vous, avec les yeux, encore tout grands de nuit, se sont approchés silencieusement de la lumière, — silencieusement, insensiblement, comme s’ils craignaient d’en être indignes. Et les voici dans la clarté, et maintenant ils ne demandent plus rien. Ils ne demandent plus rien, François, ils ne font pas un geste vers la flamme. Ils ont prévu pourtant qu’ils en seraient tentés, et c’est pourquoi ils ont noué leurs mains. Ils désapprennent graduellement ces choses précieuses qu’on leur avait apprises. Ils ne savent plus parler aux autres, ils oublient même ce dialogue avec eux-mêmes qui leur était, à eux, plus cher qu’un entretien. Ils apprennent à ne plus convoiter. Ils apprennent à ne plus exister, et, peu à peu, ils deviennent ce qu’ils sont jusqu’à ce qu’enfin ils se transforment en ce qui est, tout ce qui est. Leur présence même est insensible. Ils ont reçu, si humblement, leur nourriture de la lumière qu’ils se sont transmués en elle. Pour avoir refusé le monde, le monde leur a été donné. Et plus personne n’a su qu’ils existaient.

J’ai bien connu M.  Rousseau. Je le vois quelquefois encore. Il était faible. C’était une créature de l’ombre. Et il y a un bonheur de l’ombre, et il y a une vérité de l’ombre. Il voulait vivre ? On ne vit que ce que l’on est. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ? » Jamais tenter. Il ne faut simplement que vivre. Cela ne se veut ni ne s’apprend. Le vent se lève, et il t’emportera peut-être, mais guère plus loin que tu ne serais allé toi-même. Et s’il t’emporte, comment reviendras-tu ? Car il te faudra revenir. M.  Rousseau, sur quelque plage déserte, attend que souffle un vent contraire… Certaines créatures n’ont point de forme. On dirait qu’elles sont inachevées, que Dieu les a abandonnées, avant sans doute affaire ailleurs. M.  Rousseau n’a point de forme.

L’abbé Courtin, Dieu l’a bien pétri dans sa main, l’a bien fini. L’abbé Courtin était fait pour prendre. La force ne lui manquait pas. « Le vent se lève… » C’est en lui que le vent s’est levé, comme une puissance, comme la puissance. Et alors il s’est approché, et il a saisi la lumière, cette petite lampe, parmi tant d’autres, que vous savez. Et il l’a emportée dans la nuit, sous son manteau. Combien de temps la petite lampe brûlera-t-elle ? Il a voulu posséder la lumière ; on ne possède pas la lumière, on ne saisit pas la lumière ; c’est elle plutôt qui vous saisit et vous illumine. Toute connaissance détruit ce qu’elle prétend connaître et détruit l’être même après la possession. La Genèse ne nous dit pas ce que devint l’Arbre de Science, et les divins fruits qu’il portait, lorsque Adam et Ève y eurent goûté. Pour moi je présume qu’il se dessécha, qu’il ne fut bientôt plus, aux vents du soir, qu’un peu de cendre dispersée. À l’homme qui n’aura su que vivre, il ne restera pour finir qu’un peu de cendre dans les mains. Et alors, comme dit la Genèse, alors il connaîtra sa nudité, et il connaîtra la nudité de l’autre, et de tous autres. La possession exige de telles richesses qu’on n’a même plus la force, les ayant dépensées, de vouloir continuer de vivre. Et nulle lumière, d’ailleurs, sur le chemin : on ne sait pas, pour avoir vécu dans l’erreur, ce qu’est la vie en vérité ; on ne sait que ce qu’elle n’est pas, on nomme cela une expérience : jamais terme n’aura mieux convenu, car l’homme ici n’est qu’un objet, une chose dont l’Éternel se sert, dont il éprouve la résistance, et qui Le dira, à la fin, comme l’être dit l’absence de Dieu, par ces rides sur un front vaincu, ces plis secrets au fond de l’âme. Le dur caillou rongé dans les falaises témoigne aussi des vents et de la mer, bien qu’il ne dise rien a l’oreille.

Les plus sûres de nos expériences, les seules vivantes, celles de quoi nous nous nourrissons, dont nous pourrons peut-être un jour nourrir les autres, qui nous justifieront, je crois, aux yeux de Dieu, ce sont les expériences que notre chair n’a point vécues. Tout le passé s’inscrit en nous, meurt avec nous ; seul subsiste le dépassé.

Avec les fruits que je n’ai pas goûtés, avec les femmes aimées que je n’ai pas connues, j’ai édifié une œuvre silencieuse dont rien encore n’a paru au dehors, dont rien peut-être ne paraîtra jamais, je veux dire en ce monde grossier : il semblerait qu’à mesure qu’elle s’élève, elle se détruise aussi, dans l’ombre où elle s’enfonce, comme rongée invinciblement. Je ne saisis que cette clarté dans laquelle mes deux mains travaillent, mais l’œuvre entière sera lisible au dernier jour.

Que dire de plus ? j’ai trop parlé et n’ai fait que parler pour moi. Il me semble même avoir prêché. Les mots de Dieu, de vérité et de lumière, je n’eusse pas dû les employer : tant d’autres l’ont fait avant moi et leur ont donné un tel sens J Et puis voilà que je vous ai voulu, parce que je vous aime, naïvement à ma ressemblance. J’ai dessiné votre chemin. Il eût sans doute fallu se taire, attendre encore : notre sagesse, celle des vivants, fussent-ils vieux, et humbles de cœur, est imbécile et sans douceur. Et parfois même elle terrifie. La seule sagesse que nous puissions comprendre, nous la lisons, quand ils sont morts, sur le visage de ceux que nous avons aimés.