Maroussia/09

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J. Hetzel (p. 119-127).

IX
LE RÉVEIL D’IVAN.

Il était presque midi ; il n’y avait point d’ombre ; si l’on trouvait un petit endroit ombragé par un arbre touffu, les chauds rayons de l’astre du jour savaient passer à travers les feuilles, sous le vieux cerisier de la cour. Une toile d’araignée en or se mouvait à chaque coup de brise qui agitait le feuillage.

Depuis quelque temps, un brûlant rayon avait pénétré à travers la petite fenêtre près de laquelle s’était endormi, après son copieux repas, le soldat Ivan, et tombait d’aplomb sur sa joue. Sa figure était toute rouge sous l’action du soleil. Ivan sentait bien vaguement qu’il était en train de cuire ; mais il était si heureux, en somme, qu’il n’avait pas du tout envie de se réveiller. « Si j’ouvre les yeux, se disait-il tout en dormant, si je change de place, c’en est fait de toute cette béatitude, je ne me rendormirai plus ! » Un sourire plaintif, errant sur ses lèvres, aidait à lire dans les incertitudes de sa pensée.

Cependant, tout à coup, il fit un bond, comme si on l’avait touché avec un fer chaud. La vérité est que sa joue était en feu. Il y porta la main et l’en retira comme s’il s’était brûlé à son contact.

Il s’éloigna de la fenêtre ; ses regards appesantis se portèrent sur l’intérieur de la chambre ; machinalement il rajustait son uniforme, et son visage s’efforçait de reprendre l’aspect d’indifférence qui lui était habituel.

Où était-il ? Peu à peu la mémoire lui revint. Ses yeux méchants interrogèrent jusqu’aux murs blancs de la cabane. Elle était vide, la cabane ! Il était seul ; pourquoi ? Bah ! le vieux Knich s’était probablement éloigné pour mieux laisser reposer son hôte.

Mais depuis quand dormait-il ? L’inquiétude le prit.

Maître Ivan se mit à crier ; sa voix ne péchait point IX

où est-il ce vieux maudit ?
par la douceur ; elle était enrouée et stridente, et avait des éclats inattendus de branche qui casse. Ses cris retentirent bientôt dans tous les coins de la cour.

« Holà ! hé ! vieux sourd ! tonnerre ! arriveras-tu enfin ? »

Maroussia et le petit Tarass, à ces cris, coururent vers la cabane ; mais, trouvant inutile d’affronter un si terrible réveil, ils se cachèrent derrière des touffes de lilas, et se mirent aux écoutes.

Quand Ivan se taisait, on n’entendait rien, si ce n’est le doux frémissement d’une belle journée d’été, alors que toute la nature s’épanouit, que chaque petite feuille respire, et que les brins d’herbe eux-mêmes semblent frissonner de bonheur.

Lorsque les vociférations du soldat reprenaient, ce n’était plus cela ! Mille diables n’auraient pas fait plus de bruit.

« Où est-il, ce vieux maudit ? »

Ivan sentait qu’il s’était attardé ; d’un violent coup de pied, il ouvrit la porte, et, le sabre en main, il apparut sur le seuil, tournant alternativement la tête à gauche et à droite, comme un homme indécis sur la direction qu’il doit donner à ses coups.

« Que le diable m’emporte, si je sais de quel côté je dois tourner ! » s’écria enfin le soldat furieux.

Il fit rapidement le tour de la cour, fendant l’air de la lame de son sabre, piquant ici un mur, là un arbre, comme un homme qui ne serait pas fâché de trouver quelque chose à pourfendre. Il trébucha enfin sur le tas de pierres, près de la cave, — cela fit pâlir Maroussia dans sa retraite, — mais il se releva en maugréant et finalement se retrouva à son point de départ devant la porte de la maison, toujours furibond.

Cependant on entendait déjà la voix affable du vieux Knich, entrecoupée par sa petite toux sèche ; il arrivait à petits pas précipités, comme un homme désolé d’avoir fait attendre un personnage d’importance.

« Je viens, maître Ivan, je viens, disait-il avec bonhomie et affabilité ; je suis tout à vos ordres. »

Ivan entendait très-bien la voix du vieux Knich, mais il ne parvenait pas à se rendre compte de quel point elle venait.

« Où diable es-tu ? lui criait-il.

— Je suis là, répondait la voix du vieux Knich.

— Là ? mais où ? hurlait le soldat.

— Mais devant vous, militaire : ne me voyez-vous pas ? »

Et le fait est qu’Ivan se trouvait en face du vieux Knich, radieux, aimable, très-essoufflé, mais lui souriant comme un ami.

« Êtes-vous bien reposé, maître Ivan ? demanda le vieux Knich, cherchant un oui dans les yeux irrités du soldat avec une sollicitude presque paternelle.

« Les mouches ne vous ont point trop piqué, je l’espère. J’avais tout fermé pour qu’elles vous laissassent plus tranquille.

— Que le feu du ciel les rôtisse, tes mouches ! je m’en moque pas mal de tes mouches ! répondit maître Ivan ; elles auraient mieux fait de me réveiller plus tôt, entends-tu ? »

Après avoir trop bu, trop mangé et trop dormi, M. le militaire ne se sentait pas très à son aise.

« Je suis de votre avis, maître Ivan, je suis tout à fait de votre avis, » répondit le vieux Knich.

Et comme maître Ivan, devenu très-pensif, tirait d’un air irrité ses longues moustaches, le vieux crut devoir réfléchir un peu de son côté. Il laissa écouler une minute, puis :

« Pourtant, maître Ivan, je vous avoue qu’une fois endormi on n’aime pas à être réveillé par des mouches. Je vous l’avoue franchement. Quand on pense qu’un honnête homme, qu’un soldat même, un homme intrépide par métier, ne peut pas plus qu’un autre se défendre de cette misère…

— Quelle misère ? demanda maître Ivan, comme s’il se réveillait de nouveau.

— Mais des mouches, maître Ivan. Quand on pense que ces insectes insupportables tombent indifféremment sur un général, sur un paysan ou sur une tartine de miel… on se demande à quoi sert la différence des professions et des mérites. »

Maître Ivan l’interrompit :

« J’ai mal à la tête, dit-il ; au lieu de bavarder, tu ferais mieux de m’apporter un verre d’eau-de-vie.

— Oh ! avec plaisir, maître Ivan, avec le plus grand plaisir ! s’écria le vieux Knich. Quel bonheur de pouvoir vous servir, maître Ivan, quel bonheur !… »

En regardant son visage radieux, c’était à se demander s’il ne s’estimait pas trop heureux de pouvoir, une fois de plus, servir maître Ivan.

Il courut, fier comme un roi, au buffet. Maître Ivan le suivit.

Le soldat gardait son air farouche, mais il se mit à relever ses moustaches comme quelqu’un qui s’attend à de bonnes choses.

« Mettez-vous là, maître Ivan, mettez-vous là, disait le vieux, je vais à l’instant remplir le petit verre… Prenez place, prenez place…

— Je n’ai pas le temps de m’asseoir, répondit maître Ivan, insensible aux prévenances du vieux, donne vite, j’avalerai debout… Tiens-tu l’argent prêt ? Je suis pressé, je dois filer…

— Vous êtes pressé, maître Ivan ? Quel contretemps ! C’est une eau-de-vie comme on n’en trouve plus, et, si vous n’étiez pas pressé, vous pourriez la déguster comme il faut. Je vous dirai, maître Ivan…

— Tiens-tu l’argent prêt ?

— Je le tiens prêt, maître Ivan, à votre service ; cependant, il ne laisse pas d’être dur pour nous autres pauvres gens… »

Le vieux poussa un gros soupir et regarda avec mélancolie un sac en cuir qu’il tira de sa poche.

« À quoi peut mener ce bavardage ? » lui répondit maître Ivan, tout en avalant l’énorme verre d’eau-de-vie de Knich comme il eût fait une goutte de lait sucré.

Le vieux Knich poussa un autre soupir, mais cette fois, c’était un soupir capable de renverser un chêne. Toutefois, il ne raisonna plus, et, ayant tiré une poignée de cuivre de la sacoche, il commença à la compter pièce à pièce en disposant avec symétrie la monnaie sur la table.

« Voyons, es-tu capable de compter jusqu’à trois ? » demanda le soldat au paysan.

On ne pouvait certainement affirmer que cette question fût faite avec amabilité, mais le ton n’avait rien de dur ; il avait plutôt l’intention d’être plaisant, car maître Ivan s’était, tout en la faisant, versé lui-même un autre verre d’eau-de-vie, et ce n’est pas la colère qui accompagnait chez lui d’ordinaire une action de ce genre. Trouvant sans doute sa plaisanterie agréable :

« Je te demande, dit-il encore d’un air goguenard, si tu sais compter jusqu’à trois ? Comment comptes-tu, voyons !

— Vous allez voir, maître Ivan, répondit Knich. Cinq, six… C’est la meilleure manière de compter selon moi… sept, huit… Mon feu père, — qu’il repose en paix ! — comptait toujours ainsi… neuf, dix… et il comptait si bien que les plus habiles ne réussissaient jamais à le tromper… onze, douze… »

Ivan avait laissé dire ; seulement, d’un air distrait, il s’était versé une troisième rasade, et pendant qu’il la dégustait, il écouta silencieusement les réflexions de Knich sur les mœurs des prêteurs d’argent polonais et sur leur aptitude pour les affaires.

Peu à peu les piles de cuivre s’étaient alignées, et sa sacoche était vide.

Maître Ivan se versa une quatrième rasade, l’avala d’un trait et, cela fait, il apparut à Knich plus farouche que jamais. Son front s’était couvert de plis qui n’annonçaient rien de bon ; sa figure s’était assombrie de nuages menaçants. Il ne sonna mot aux adieux affectueux que lui adressait le vieux fermier. Il se souciait bien, vraiment, des politesses du pauvre homme ! Il compta d’un air sévère la somme qui lui était destinée, la mit dans sa poche, sortit d’un pas rapide, détacha son cheval, qui mangeait tranquillement de l’avoine, donna à la pauvre bête un coup de poing en l’appelant « goulue, » sauta dessus, daigna relever un tantinet la visière de sa coiffure, en réponse aux saluts multipliés de Knich, la rabattit ensuite d’un air terrible sur ses noirs sourcils et, partant au galop, disparut dans la steppe immense ; les vagues de cette mer verdoyante se refermèrent derrière le cheval et le cavalier.

« Bon voyage ! » murmura le vieux Knich.