Maroussia/10

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J. Hetzel (p. 128-135).

X
LE VRAI KNICH

Tandis que les yeux perçants du petit Tarass suivaient maître Ivan détalant à travers les hautes herbes, les regards de Maroussia se tournèrent vers le vieux fermier.

Le vieux fermier se tenait près de la porte cochère et regardait, à ce qu’il paraissait, sans aucune arrière-pensée, son hôte s’éloigner. On aurait dit que ça lui faisait tout simplement plaisir, comme au petit Tarass, d’admirer cette course rapide et d’écouter les hennissements du noble animal qui emportait le soldat. D’une main le vieux fermier caressa son chien, qui s’approchait de lui en remuant la queue en guise de félicitation sans doute, et il se couvrit les yeux de l’autre pour se garantir des rayons ardents du soleil.

Après avoir regardé ainsi pendant quelques minutes, qui parurent très-longues à Maroussia, il se dirigea vers la maisonnette. Il allait tout doucement, sans se presser, jetant d’un côté et d’un autre le regard d’un propriétaire économe et vigilant qui a souci de réparer le désordre accidentel survenu dans sa maison.

« Grand-père ! s’écria Tarass qui courut après lui, dis donc, où campe l’ennemi ? Je crois bien qu’il est à la Vélika-Jarouga, mais…

— Ah ! vous êtes là, mes enfants ! » dit le vieux fermier d’une voix affectueuse.

Il s’arrêta en branlant la tête avec bonhomie :

« Vous êtes-vous bien amusés au jardin ? Êtes-vous fatigués ? Avez-vous faim ? Eh bien ! venez, venez, on vous servira de bonnes choses, le soldat n’a pas tout mangé. Suivez-moi ; dépêchez-vous ! »

Et il marcha devant eux, un bon sourire sur les lèvres, toussotant parfois comme un bon vieux brave homme. Tarass et Maroussia trottinaient à sa suite. En un clin d’œil, la bouteille et le verre qui avaient servi au soldat avaient été enlevés par Maroussia. Une fenêtre avait été ouverte, l’air pur était entré, et l’odeur désagréable et pénétrante de l’eau-de-vie fut remplacée par l’odeur appétissante d’un bon pâté chaud. Une jolie jatte de crème fraîche fut mise à part pour le dessert.

Tarass, quoique très-soucieux de savoir exactement le lieu où campait l’ennemi, ne se laissait pas abattre. Il mangea comme un petit loup ! Les morceaux disparaissaient dans sa bouche comme par enchantement ; on eût dit qu’il ne les avalait point, qu’il les lançait derrière lui.

Mais Maroussia mangea peu. Tandis que ses petits doigts effilés cassaient le biscuit, ses yeux ne pouvaient se détacher de la figure du vieux Cosaque.

« Grand-père ! écoute-moi, grand-père ! cria Tarass qui n’avait plus faim ; si ce soldat galope vers les Stary-Kresty, cela veut dire que l’ennemi ne campe plus à la Vélika-Jarouga ? Pas vrai, grand-père ?

— Je le présume, mon enfant, je le présume, répondit l’affable, l’indulgent grand-père, en présentant encore aux enfants quelques pâtisseries. À propos ! tu me rappelles une chose : il faudrait voir ce que deviennent les filets à pêcher que nous avons tendus l’autre jour à l’endroit que tu m’avais conseillé. Il se peut que nous ayons déjà attrapé quelques magnifiques brochets ; qu’en penses-tu ?

— J’ai tout à fait oublié ces filets ! s’écria Tarass, oui, tout à fait !

— Eh, eh, maître sans-souci ! dit Knich en souriant.

— Sais-tu quoi, grand-père ? Je ne comprends pas du tout comment j’ai pu n’y plus penser ! »

D’un bond il se trouva au milieu de la chambre et resta là devant le vieux grand-père, les yeux tout ronds, la bouche pincée, ayant l’air d’un personnage sérieux qui se trouve tout à coup dans une position équivoque peu en rapport avec ses habitudes d’ordre et de ponctualité.

« J’y vais, j’y cours ! » s’écria-t-il enfin ; et s’élançant par la porte, on n’entendit plus que sa voix qui appelait son chien à lui, Riabko, le fils de Corbeau.

Alors, tout devint silencieux. Maroussia était enfin restée seule avec le vieux fermier. Celui-ci la regardait maintenant avec attention ; il la regardait d’une façon si étrange que son cœur commença à battre comme un petit marteau.

Sous ses yeux venait de s’opérer, dans toute la personne de Knich, un changement soudain. Le vieux paysan s’était subitement transformé. Au lieu d’une figure de bonhomme simple, un peu poltron, un peu vaniteux de ses pâtés, de ses liqueurs et de ses autres biens terrestres, elle voyait maintenant briller sous ses sourcils des yeux étincelants, dont le regard entrait en elle comme la pointe d’un poignard ; toutes les rides de son front avaient disparu comme par enchantement. Ses traits s’étaient dessinés rigides et sévères. L’homme tout entier avait grandi. Ses épaules étaient plus larges, sa stature vraiment imposante.

Pendant quelques instants, Maroussia regarda Knich, comme un petit oiseau fasciné. Knich parla. Sa voix ne ressemblait pas plus à la voix qui tout à l’heure disait des choses prévenantes au soldat Ivan qu’un violon de maître ne ressemble au violon d’un pauvre aveugle mendiant son pain de la charité des passants.

Il lui dit :

« Maroussia, ton ami désire te voir. Il n’est pas loin. Veux-tu savoir ce qu’il a à te dire ? »

Les yeux de Maroussia répondirent pour elle, la joie lui avait ôté la voix ; mais Knich l’avait comprise et lui avait fait signe de le suivre.

Il sortit, arriva d’un pas ferme dans la cour. Les yeux de Maroussia cherchèrent du côté de la vieille cave le tas de pierres couvertes de mousses et de plantes sauvages d’où la voix de son ami était arrivée jusqu’à elle ; mais Knich ne se dirigea point de ce côté.

Après avoir bien regardé de tous côtés, Knich siffla. Le grand chien Corbeau, qui se tenait près de la porte cochère, en deux bonds fut près de son maître, s’assit sur ses pattes de derrière, et, attachant ses yeux intelligents sur le fermier, attendit.

« Il n’y a pas d’étranger dans les environs, Corbeau ? » dit Knich au fidèle gardien de sa maison.

Corbeau hurla doucement, d’une manière toute particulière, qui disait clairement à son maître : « Soyez tranquille ! » Et comme preuve que tout était, en effet, parfaitement tranquille au dehors et qu’on pouvait, par conséquent, prendre ses aises au dedans, Corbeau se mit à faire la chasse aux mouches. Évidemment Corbeau ne se serait pas amusé à gober des mouches, si quelque danger eût menacé la maison. Knich, rassuré, retourna avec Maroussia du côté de la ferme, mais, en entrant dans la petite galerie, il dépassa la porte à droite qui donnait dans la salle où on avait déjeuné et ouvrit une porte à gauche qui communiquait à un garde-manger.

Ce garde-manger était plein de tout ce qui sert pour la nourriture des campagnards. On ne passait qu’avec une extrême difficulté entre les gros sacs de farine, de gruau, de seigle, de pois secs et de haricots.

Les fenêtres étaient assez grandes, mais la lumière y pénétrait à peine. Les provisions de houblon, de saucissons, de prunes sèches, de cerises en bocaux, de pommes, de poires, les pyramides d’œufs, les bouteilles entassées devant les vitres, l’obstruaient presque complétement.

Maroussia s’arrêta indécise sur le seuil de cette pièce, si encombrée qu’il semblait impossible de s’y faire un passage. X

prends bien garde à tes pieds, c’est glissant.

« Prends à gauche, » lui dit Knich ; et, enlevant alors de ses bras robustes un baril rempli d’eau-de-vie, du pied il appuya sur le plancher, qui s’ouvrit et découvrit pour Maroussia un petit escalier de bois qui semblait conduire dans un souterrain.

« Va doucement, fillette, dit Knich, prends bien garde à tes pieds, c’est peut-être un peu glissant. »