Mars ou la Guerre jugée (1921)/04

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Éditions de la NRF (p. 15-16).

CHAPITRE IV

ANIMAUX DE COMBAT

J’ai vu sur les murs une affiche honorable, mais qui vise à côté. On y dénonce cette corruption des jeunes gens, visible par les spectacles et les chansons. Mais je pensais aussitôt à ce que j’ai vu de la caserne quand la classe quatorze y vint apprendre le métier de soldat. Ici sont les racines de la guerre, et ses moyens secrets. Jeunes hommes séparés de leurs familles, captifs et exilés. Soudain jetés dans l’ordre humain le plus effronté, le plus cynique, le plus puissant aussi par la hiérarchie, par la moquerie, par la domination des plus corrompus. L’homme est dévêtu alors de ce qui l’orne et le protège, comme la sinistre cérémonie du Conseil de Révision l’annonce assez. Dépouillés de toute pudeur, à l’âge où il faut que la pudeur soutienne la sagesse. D’un côté soumis à un pouvoir hautain et lointain qui ne voit en eux que moyen et matière ; et de l’autre soumis à un pouvoir d’opinion proche, familier, bientôt grossier par le règne des impudents et des brutaux. Ainsi se forme et grandit de mois en mois un sauvage esprit de révolte, mais purement animal et bas, découronné, qui gronde et n’agit point ; cette mauvaise volonté sans tête est le pire des produits humains.

L’art militaire, aussi ancien que l’escrime, a, de même que l’escrime, des finesses de praticien, qui étonnent d’abord, et bientôt effrayent par leur action concordante qui va toujours à la même fin. Tout ce cynisme appris et tout ce désespoir informe iront enfin à l’assaut après bien des détours ; cette colère ne peut s’échapper que par là. Tout y concourt, jusqu’à ces costumes étudiés qui dirigent si bien le respect et l’humiliation. Tout est calculé, quoique sans pensée, pour que la moquerie des plus vils coquins assure encore cet ordre terrible. Et, par réaction, les puissantes cérémonies et les actions en masse sont belles, touchantes, enivrantes encore plus. D’où ce désir de l’action suprême qui réhabilitera. C’est pourquoi l’on n’ose point dire que l’on ferait la guerre aussi bien si les hommes n’étaient décapés et trempés par ces procédés traditionnels. Mais aussi cet entraînement veut la guerre, parce que l’idée de la guerre ramasse en elle toutes les espérances et toutes les vengeances, qui sont nourries et comprimées, et enfin conduites là. C’est pourquoi cette corruption des jeunes et la guerre doivent être voulues ensemble ou niées ensemble. C’est pourquoi aussi j’attends beaucoup des femmes dès qu’elles seront juges de ces choses.

Sous une condition pourtant, et qui est singulière, c’est qu’elles abandonnent de leur côté un peu de cette pudeur d’esprit qui les détourne de penser à ce qui est laid, répugnant et vil. Car tout se tient, en ce difficile problème ; et, par les solides traditions d’une société fondée et maintenue par la guerre et pour la guerre, la pudeur féminine va aux mêmes fins que l’impudeur masculine ; ainsi la science des manières, qui veut que l’on n’use que de mots honnêtes, s’accorde avec l’art militaire, que l’on ne peut nommer honnêtement. D’où vient que Madame de Maintenon est aussi une espèce d’adjudant. Mes amis, tirons un fil après l’autre, sans quoi nous serrerons le nœud.