Mars ou la Guerre jugée (1921)/05

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Éditions de la NRF (p. 17-18).

CHAPITRE V

LA FORGE

Il faut battre le fer. Toute la force des coups de marteau se retrouve dans la barre. La trempe est encore une violence. Or c’est à peu près ainsi qu’on forge une armée. La nature humaine est ainsi faite qu’elle supporte mieux un grand malheur qu’un petit. En d’autres termes, c’est le loisir qui fait les jugeurs et les mécontents. Si donc le peuple gronde, cela indique, comme Machiavel voulait, que vous ne frappez pas assez fort. N’ayez pas peur ; celui qui frappe fort est premièrement craint, deuxièmement respecté, et finalement aimé.

C’est ce qu’ont méconnu tous les esprits faibles, qui comptaient surtout sur l’amitié et sur l’enthousiasme. Mais ces sentiments vifs ne durent pas assez ; ils ne peuvent rien contre des jours de terreur et d’épreuves.

C’est une réflexion bien naturelle que celle-ci : « Soyons indulgents ; car ils ont beaucoup souffert, et ils souffriront encore ». Mais ce raisonnement se trouve toujours mauvais, parce que la moindre partie de liberté conduit à réfléchir. Les vues du praticien sont plus justes. « Soyons très sévères, car ils ont beaucoup souffert ; ils ne nous le pardonneront jamais, s’ils ont le loisir d’y penser ». Alors tombent les coups de marteau, et sur le point sensible ; alors la moindre liberté est pourchassée. Les exercices et les sanctions, tout, jusqu’aux faveurs, a pour fin d’abolir entièrement l’idée même d’un droit et le moindre mouvement d’espérance. Ainsi, quand on veut faire agir un gaz, on le comprime. Toute cette force jeune étant ainsi comprimée et contrariée avec suite, sans une faiblesse, par l’action d’un Système parfait, alors il n’y a plus d’échappée que contre l’ennemi ; et c’est lui qui paiera. Voilà en bref l’histoire d’un régiment d’élite, et la pensée constante d’un vrai chef.

Mais tout n’est pas noir en cette épopée. L’homme n’est pas si simple. Quand il s’est heurté aux barreaux vainement, il s’arrange pour y toucher le moins possible ; et comme c’est exactement sa liberté qui est contrariée, il trouve en lui-même de bonnes raisons d’y renoncer ; mais il faut d’abord qu’il soit assuré de n’en pouvoir rien faire. Et comme il n’en meurt point, il faut que sa puissance s’emploie. Frappez, durcissez l’homme. L’idée de se venger est bien forte en lui ; mais elle ne cherchera pas longtemps un passage si tout est bien fermé. Comme, dans les canons, l’obus ne partirait pas si la culasse n’était bien fermée. Ainsi la colère de l’homme, ayant fait le tour de la culasse hermétique, se lancera toute vers l’ennemi. Et voilà comment, par le travail continuel et par la discipline inflexible, on développe à coup sûr la valeur offensive d’une troupe.

Finalement l’homme qui a échappé aux dangers, qui s’est vengé comme il pouvait, et qui a admiré son propre courage, trouvera occasion, si les cérémonies sont convenablement réglées, d’adorer le Système et le Chef, un court moment, et ensuite par souvenir. Ainsi les survivants louent la guerre toujours plus qu’ils ne voudraient.