Mars ou la Guerre jugée (1921)/10

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Éditions de la NRF (p. 27-28).

CHAPITRE X

LES RÈGLES DU JEU

Un journal a raconté l’histoire d’un fantassin, père de famille et deux fois cité pour son courage, qui, revenant à la tranchée avec des vivres, entra dans un abri pour laisser passer un moment dangereux et par malheur s’y endormit ; à la suite de quoi il fut accusé d’avoir abandonné son poste devant l’ennemi, et finalement fusillé. Je prends le fait pour vrai, car j’en ai entendu conter bien d’autres du même genre. Ce qui m’étonne, c’est que le journaliste qui racontait cette histoire voulait faire entendre que de telles condamnations sont atroces et injustifiables ; en quoi il se trompe, car c’est la guerre qui est atroce et injustifiable ; et, dès que vous acceptez la guerre, vous devez accepter cette méthode de punir.

Le refus d’obéir est rare, surtout dans l’action ; ce qui est plus commun, c’est la disposition à s’écarter des régions les plus dangereuses, en inventant quelque prétexte, comme d’accompagner un blessé ; d’autant qu’il est bien facile aussi de perdre sa route ; quant à la fatigue, il n’est pas nécessaire de l’inventer. D’après de telles raisons, et en supposant même chez le soldat prudent une espèce de bonne foi, par la puissance que la peur exerce naturellement sur les opinions, on verrait bientôt fondre les troupes, et se perdre comme l’eau dans la terre, justement dans les moments où l’on a un pressant besoin de tous les combattants ; j’ajoute que c’est ce que l’on voit si l’on hésite devant des châtiments qui puissent inspirer plus de terreur que le combat lui-même.

Chacun a toujours une bonne excuse à donner, s’il ne se trouve pas où il devrait être. Si ces excuses sont admises, la peine de mort, la seule qui ait puissance contre la peur, est aussitôt sans action ; car, bonne ou mauvaise, l’excuse paraîtra toujours bonne au poltron ; il aura quelque espérance d’échapper au châtiment ; et cette espérance, jointe à la peur, suffit pour détourner imperceptiblement du devoir strict l’homme isolé à chacun de ses pas. Il faut donc que celui qui n’est pas où il doit être ne puisse invoquer ni une défaillance d’un moment, ni une fatigue, ni une erreur, ni même un obstacle insurmontable ; d’où la nécessité de punir sans aucune pitié, d’après le fait, sans tenir compte des raisons.

Le spectateur éloigné ne peut comprendre ces choses, parce qu’il croit, d’après les récits des combattants eux-mêmes, que les hommes n’ont d’autre pensée que de courir à l’ennemi. J’ajoute que les pouvoirs ont un intérêt bien clair à faire croire cela ; car on aurait honte, à l’arrière, de réclamer une paix seulement passable, quand les combattants sont décidés à mourir. Mais, à ceux qui ont la charge de pousser les hommes au combat, l’art militaire a bientôt durement rappelé ses règles séculaires, qui ont pour objet d’enlever au combattant toute espèce d’espérance hors des chances du combat. Au surplus qu’il s’agisse de faire un exemple ou de chasser l’ennemi de ses tranchées, l’homme est toujours moyen et outil. Et les plus courageux et les plus dévoués étant destinés à la mort, il n’est pas étonnant que l’on sacrifie encore sans hésiter quelques poltrons ou hésitants.

Mais si l’homme a fait ses preuves ? Il n’y a point de preuves, et l’expérience fait voir que tel qui s’est bien conduit quand il était entouré et surveillé, sans compter l’entraînement de l’action, est capable aussi de s’abriter un peu trop vite, s’il est seul. Il faut dire aussi que les épreuves répétées, auxquelles se joint la fatigue, épuisent souvent le courage. Eût-on fait merveilles, il faut souvent recommencer encore et encore ; et c’est un des problèmes de l’art militaire de soutenir l’élan des troupes bien au delà des limites que chacun des combattants s’est fixées. Il est ordinaire que celui qui a gagné la croix essaie de vivre désormais sur sa réputation sans trop risquer. Ainsi le bon sens vulgaire, qui veut que l’on tienne compte des antécédents, est encore redressé, ici, par l’inflexible expérience et la pressante nécessité. C’est pourquoi des exécutions précipitées, effrayantes et même révoltantes, ne me touchent pas plus que la guerre elle-même, dont elles sont l’inévitable conséquence. Il ne faut jamais laisser entendre, ni se permettre de croire que la guerre soit compatible, en un sens quelconque, avec la justice et l’humanité.