Mars ou la Guerre jugée (1921)/11

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Éditions de la NRF (p. 29-30).

CHAPITRE XI

MÉCANISME

La vraie ressource de la plus profonde philosophie contre les passions est de les voir comme elles sont et de les nommer comme elles méritent, ainsi que les Stoïciens l’ont bien vu. Car, sous les ornements de la raison captive, ce sont des mouvements mécaniques seulement, aussitôt jugés et méprisés. Par exemple une Colère, ou une Mélancolie, ou une Amertume, ce n’est qu’Humeur dans le sens plein du mot.

La Guerre, qui n’est que la Passion, en tous les sens aussi de ce beau mot, nous éclaire là-dessus par son développement propre, qui est mécanique ; mais il faut l’avoir vue ; si on l’imagine seulement, l’Épique revient avec la pensée de l’ensemble. Le réel de la Chose est tout près du métier, comme les Praticiens véritables ont fini par le dire. Aussi la première floraison des vertus imaginaires est promptement flétrie par l’action de cette rude machine, où l’homme prend figure de chose. À mesure que l’on approche de l’Événement abhorré, redouté, admiré, désiré, le tout ensemble par les tumultes du cœur, à mesure tout s’égalise, tout devient petit par l’importance des moindres actions. Tout se passe comme dans l’Usine, où la fin est de produire, sans jamais se demander pourquoi, et où même chacun perd l’idée de l’objet à faire, par la division des travaux. Aux premiers actes de guerre, les fins transcendantes périssent aussitôt, comme étrangères en cette mécanique, ajustée pour se passer de tout, et même de courage. Les moyens matériels règlent tellement tout qu’une arrivée de munitions éveille l’énergie combattante, et qu’inversement la pénurie établit aussitôt une paix armée et une indifférence philosophique. Tout étant ainsi extérieur, l’âme maigrit ou grossit, si l’on ose dire, selon le flux et le reflux des moyens ; l’alcool, le vin et les quartiers de bœuf sont ici d’énergiques symboles du matérialisme envahissant.

L’idée dominante en ces heures qui sont même au-dessous de l’effrayant, du triste et du désespéré, c’est que l’on se voit de toute façon conduit par les circonstances extérieures. Et, par cette Mécanisation, mot nécessaire ici, un genre de consolation est aussi apporté, qui n’est point du genre pensée. Alors revient la puérilité, attribut du soldat. Aussi, par une réaction, la pensée y trouve sa Retraite et son Monastère, avec tous les avantages et les inconvénients de l’institution, qui tend naturellement à séparer l’âme du corps et l’intention de l’acte. Le soldat pensant pense pour l’avenir seulement, pour le Ciel, dirait-on presque.

Ce genre d’inertie, dont les effets frappent le Visiteur et en général celui qui n’est point dans le métier, crée un danger imaginaire qui viendrait d’indifférence totale. Aussi les renforts de l’ordre moral sont bientôt envoyés, mécaniques aussi, lieux communs et formules oratoires, puissants seulement sur les Imaginations qui ne sont pas assez nettoyées par le Feu proche. Mais les Praticiens sentent assez que la mécanique se suffit à elle-même, et que le souci de vêtir et de nourrir, joint à une rigueur de discipline sans aucune faiblesse, rétablissent le plus simplement du monde ce que l’on appelle très improprement le Moral du combattant. Les Causes l’emportent ici sur les Fins à tel point que le plus humble en a le sentiment juste. Aussi, dans les instants de relâche, le rire règne sur ces régions désolées. Ainsi se poursuit, par la structure propre de l’armée en ligne, ce massacre mécanique, où la force morale ne s’emploie jamais à choisir, mais toujours à supporter. Préparation ascétique, qui nous renvoie dépouillés d’orgueil et même de vanité, d’après cette vue que la vanité ne va pas loin si elle ne peut s’orner. La simplicité honore les héros et déshonore la guerre.

Un des jeunes qui en sont revenus me disait : « Si simplement qu’on parle de la guerre, on l’orne trop ; et les enfants qui nous écoutent ont toujours trop d’envie de la faire. Il vaut mieux n’en point parler. » Mais cette vaste étendue de silence était le mieux ; signe effrayant pour les rhéteurs. Et je sais maintenant que la jeunesse l’a très bien compris. Les discours n’arrivent pas à remplir ce grand espace de silence.