Mars ou la Guerre jugée (1921)/14

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Éditions de la NRF (p. 35-36).

CHAPITRE XIV

DE LA DIGNITÉ HUMAINE

Se sentir libre, plus fort que tout par là, et comptable aussi envers soi de cette liberté, c’est la source du courage. Aussi n’ai-je pas compris tout de suite par quelles raisons cet être à nobles prétentions, et dont on peut attendre merveilles dès qu’il s’estime assez lui-même, était méthodiquement écrasé et mis à plat par un régime de mépris affirmé.

Car, me disais-je tout en modérant mes passions par le tabac, passe pour obéir ; si j’obéis volontairement, je ne suis plus esclave ; voilà une pensée qui me relève et sauve l’énergie en même temps que l’ordre. Mais nos brillants messieurs ne s’en tiennent pas à commander ; ils s’appliquent à mépriser ; par mille détails d’intonation et d’attitude, par une furieuse colère et sans précaution, comme celle que l’on exerce seulement contre les choses dans l’ordinaire de la vie. Il est toujours sous-entendu, en ces coutumes militaires, et même il est souvent exprimé ceci : « Vous n’êtes rien ; votre effigie humaine est effacée à mes yeux ; vos opinions et vos affections ne sont rien pour moi ; et vos discours, surtout mesurés et sages, ne sont qu’un bruit importun. » J’avais subi plus d’une fois ce mépris parfait ; et heureusement j’exerçais par ma nature, et sans sortir de mes infimes fonctions, un mépris supérieur sans paroles. Mais je ne pouvais entendre sans m’indigner ces accents qu’on prend pour des chiens ou des chevaux, et visant des hommes naïfs et pleins de bon vouloir, pour la plus faible des fautes, et souvent même pour quelque initiative maladroite, aisément louable. Quoi donc ? Ces faibles essais pour être homme, fallait-il les rejeter au désespoir ? Quel serait le fruit de ces sombres méditations de l’esclave rebuté, de l’homme outil et moins qu’outil ? Où mèneraient ces sauvages colères ensuite, dont j’entendais la sauvage expression ?

Homme à courte vue. Il fallait suivre ce beau Système jusqu’à ses derniers effets, qui sont en ceci, que l’homme humilié méthodiquement, si borné qu’il soit, finit par sentir sa puissance d’oser, en accord enfin avec les opinions, avec l’exemple, avec les ordres. Et vienne l’occasion, elle vient souvent, de dépasser par le courage, en action et en attitude, ce chef si habile à mépriser ; l’inférieur y trouve sa revanche, et se réhabilite, et force l’estime par une audace surhumaine ; et dès qu’il trouve occasion de donner cette preuve, et d’abaisser l’autre, sans doute possible, en courant le premier au risque, aussitôt il s’élance, sans aucun souci de se conserver, mais voulant plutôt conserver figure d’homme, au prix même de sa vie. Ainsi la dignité prend un ressort étonnant par cette méthodique compression. Oui, du haut en bas du système, toujours le chef méprise, toujours le subordonné songe à vaincre le mépris. Et ils courent, le plus humble et le plus méprisé toujours devant, comme l’art militaire l’exige.