Mars ou la Guerre jugée (1921)/13

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Éditions de la NRF (p. 33-34).

CHAPITRE XIII

LA TÊTE DE MÉDUSE

J’ai dit souvent que les hommes ne manquaient point de courage, contre le feu ou contre l’eau, et que par suite, bien loin de mettre en doute leur valeur militaire, il fallait s’attendre à les voir agir dans la guerre comme dans toute autre tempête, tout à l’action, résolus, dévoués, rois sur la peur. En ce rapprochement il y a du vrai ; celui qui porte un ordre, qui ravitaille ou qui répare un fil téléphonique, s’arrange de la catastrophe humaine comme de n’importe quelle autre, prodigieux par l’attention calme, l’audace, et la prudence. La guerre, en ses préparations et attentes, suppose bien ces vertus-là. Mais ce visage humain de la Guerre, dès qu’il s’anime, produit une autre épouvante et veut une autre résistance encore. Car il n’est point d’homme assez fou pour tenir contre le feu ou contre l’eau, avec l’idée de décourager ces choses par une invincible résolution. En ces luttes, qui ne sont point guerre, l’homme commence par se garder, et la prudence ne fait point que le feu aille à contre vent, ni que l’eau s’élève au-dessus du niveau déterminé par les forces cosmiques. Pareillement l’eau et le feu ne poursuivent point l’homme, sinon par métaphore.

À la guerre, tout au contraire, il est clair, et cela se voit aux moindres choses, que la force ennemie poursuit l’homme, et guette les moindres signes de la terreur ou de la fatigue, et que les forces de l’agresseur en sont redoublées. Ici les croyances jouent, et tout est miracle ; ce n’est point l’ordre des choses, c’est l’ordre humain, avec ses soudains revirements. Et, quand les effets matériels rendent la résistance réellement impossible, c’est alors que la guerre commence, parce que ces effets matériels dépendent de volontés humaines que l’on peut toujours étonner, inquiéter, détourner, fatiguer. Disons même que n’importe quel genre de résistance au-delà de ce qui semble possible contribue à affaiblir l’adversaire. C’est pourquoi, selon le véritable art militaire, il n’y a jamais aucune bonne raison de se soumettre à la volonté de l’ennemi, soit qu’on se rende prisonnier, soit que l’on recule. Comme un fantassin, qui y a laissé depuis ses os, me l’expliquait bien, c’est au moment où l’ennemi s’avance sur un terrain dévasté et rendu inhabitable, c’est au moment où il juge que la victoire sera facile qu’il suffit de quelques coups de feu pétillant sous son nez et d’une vive sortie, même d’un petit nombre, pour que l’étonnement se change en déroute. Inversement, dans l’attaque, l’expérience fait voir que, quelle que soit la nappe de projectiles, il faut toujours que quelques groupes pénètrent au delà ; et le spectacle de cette avance, jugée impossible, a souvent brisé la résistance. Il faut donc essayer, sans aucune faiblesse ni hésitation ; et aborder des positions imprenables, et tenir en des positions intenables. Le nombre des hommes qui tombent n’y fait rien ; tout dépend des renforts qui arrivent ; et le combattant n’est pas juge. Au commencement, l’ennemi savait cela mieux que nous. Sans doute nous comptions plus que lui sur l’ardeur naturelle, la colère, la chaleur du sang, l’amour de la gloire, qui ne suffisent pourtant jamais sans une contrainte inflexible et des sanctions immédiates. Enfin si un homme qui a donné mille preuves de son courage se couche trop tôt ou ne se relève pas assez vite, le tuer. Tel est l’ordre du combat, chacun poussant l’épée aux reins de celui qui le précède, et sentant une autre pointe derrière ; en sorte que nul ne peut savoir si ce n’est pas une grande peur qui va à l’assaut. Contre quoi il n’y a qu’une consolation, qui est d’admirer et d’acclamer les vainqueurs ; mais le visage de la Guerre n’en est pas touché comme on pourrait croire. Indéchiffrable. Il craint la pensée. Et ce n’est point fausse modestie, sachez-le bien.