Mars ou la Guerre jugée (1921)/26

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Éditions de la NRF (p. 60).

CHAPITRE XXVI

MENSONGES À SOI

J’ai lu beaucoup de ces lettres dites admirables, et admirables en un sens ; quelques-unes adressées à moi par de jeunes amis bien chers, et tous tués ou peu s’en faut. Lettres aussitôt brûlées. Sans réponse. Car il aurait fallu dire ceci : « Vous écrivez de cette guerre que vous faites, et de cette guerre qui vous attend. Mais je vois que vous voulez mourir avec grâce. Et cela je ne vous le demande point. Cette beauté est de trop ; je ne suis point César. Je suis un pauvre homme que vous ne consolerez point. Non. Non. J’aimerais mieux que vous n’ayez point détourné les lèvres de ce calice, que vous l’ayez bu amer. Mais vous l’avez bu amer. Vous ne me trompez point. On ne trompe pas le vieux maître. Vous pouviez être cyniques un peu ; droit assez payé, je pense. Et enfin vous étiez forcés ; commencez par penser cela, ou ne pensez rien. Qu’est l’obligation, si la force vous prend ? Quel est-ce mélange de morale et de guerre ? Mauvais mélange. Vous étiez forcés. Forcés comme le dernier des fantassins ; et sous peine de mort. On vous y aurait portés, à cette tranchée. J’ai entendu conter que des hommes, au moment de l’attaque, ont élevé l’officier sur le parapet, disant : « Marchez devant ». Vous n’avez pas, vous, attendu cela. C’est bien. Vous avez couru plus vite que le destin, rassemblant vos forces d’hommes et composant une belle figure d’innocent condamné et marchant au supplice. Mais pourquoi vouloir me consoler moi ? Pourquoi ne m’avoir pas dit après cela que vous aimiez la vie, et qu’il vous a été dur de la donner. Il fallait laisser ce reproche à tous. « Seigneur, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Vous deviez être sévères un peu, et justes avant tout. Et vous n’aviez pas le droit peut-être de consoler en mentant, même aux femmes. Ce mensonge peut tuer encore un million de jeunes hommes avant dix ans. »