Mars ou la Guerre jugée (1921)/27

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Éditions de la NRF (p. 61-62).

CHAPITRE XXVII

MAUX HUMAINS

Le territorial regardait la Seine ; et reportant ses yeux à ce ciel noyé, il dit : « Je vois bien ce que Nature nous annonce par ces signes ; un peu d’eau autour des pieds ; un fil d’argent miroitant le long du parapet, un peu plus haut que la place de la Concorde ; un ou deux égouts qui crèveront ; des entonnoirs dans les pavés de bois et quelques passants avalés ; encore n’est-ce pas sûr, car ces années nous ont rendus méfiants tous, ou résignés, ce qui est presque la même chose. Ce sont de petits malheurs, allez. Et quand ce seraient de grands malheurs, quand la Seine passerait un peu par-dessus les ponts, eh bien, on se rangerait, on se tasserait, en amitié, sans colère, sans souvenirs amers, sans idée de vengeance contre personne. »

Après avoir tiré sur sa pipe et craché militairement, il continua, promenant ses yeux sur les tourbillons d’eau et sur les épaves. « Remarquez que cette planète ne nous a rien promis. Sur la pluie qui peut tomber en trois mois, rien n’a été réglé entre nous et elle. Et même, en regardant de plus près, je vois que cela n’aurait point de sens ; car cette pluie et ce courant sont comme ils sont, et ne peuvent être autrement. On raconte d’un roi qu’il essayait de dire au flot : tu n’iras pas plus loin ; mais ce décret n’était pas motivé convenablement. Si je savais, moi qui ne suis même pas caporal, si je savais ce qu’il est tombé de pluie à l’hectare, combien l’évaporation en a repris, et si les masses poreuses de la terre sont rassasiées d’eau, et la pente, et le débit de ce fleuve enchaîné, je pourrais dire à coup sûr à ce flot sournois : tu n’iras pas plus loin. Bref tout sera toujours en ordre dans ces choses. Faire une digue ou s’en aller. Travail, non Guerre. Et il s’agit de ne pas se tromper là-dessus, car, voyez-vous, tout est là ».

Un silence. La Seine bavardait comme au temps du Mammouth. « L’autre Chose, dit-il, n’est point supportable du tout. Voir devant soi la Haine et la Fureur ; pire, les sentir en soi-même comme une crue ; chercher les causes de cela ; n’en point trouver qui suffisent ; ne pouvoir jamais inventer en aucun homme assez d’erreurs, de notions confuses, d’infatuation et de vanité pour rendre compte, si l’on peut dire, de ce cataclysme humain ; voir tous les héros à la roue et tous les lâches levant le fouet ; sans aucune colline ni montagne où se retirer, où ce flot n’arrive point. Savoir que, quand on se serait sauvé dans la lune, on en reviendrait aussitôt, non point pour faire digue, mais pour être flot ; par des raisons flamboyantes qui mordent le cœur ; par une émulation de souffrir, qui rend impitoyable ; par un amour, par un fol espoir ; par un remords aussi, d’avoir approuvé trop légèrement tant de discours emphatiques ; et, il faut le dire, quoique ce soit le plus amer, par une profonde paresse, un appétit de dormir, et, en dormant, d’être ouragan, avalanche, torrent ou flamme, sans pensée aucune, sans vouloir aucun. Car, dites-moi qui nous a donné cette pensée, cette arme qui est la pensée, sans nous en expliquer l’usage ? »

Cet autre bavardage couvrait celui des flots. Et le regard noir de l’Homme ne voyait plus aucune chose.