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Mars ou la Guerre jugée (1921)/34

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 75-76).

CHAPITRE XXXIV

DE L’AMBITION

L’Ambitieux prend les Pouvoirs comme fin, et les adore en tous ses actes. Cette piété est la marque du bien servir ; aussi c’est en considérant la partie de l’armée qui est propre, brillante et bien nourrie, que l’on peut comprendre la forte parole de Talleyrand : « Les manières sont tout. » Sur le visage d’un sous-lieutenant d’avenir, je vois se dessiner un sourire affectueux qui fleurit à l’approche du grand chef. Ainsi, en même temps que les pouvoirs reconstitués, nous avons vu revivre la figure du courtisan. Il faut que l’obéissance ait une grâce et soit flatterie. Il faut avoir vu un groupe d’officiers sanglés et cirés, attendant un chef. C’est l’ancien régime. Il n’y manque point le serf. Il est remarquable que, chez les deux nations militaires, l’homme de troupe a l’air d’un pauvre. On voudrait dire que ce contraste est cherché, mais c’est trop dire ; ce contraste est aimé, et cela suffit.

Il y a de l’aisance dans le terrassier, dans le paysan, et l’artiste y trouve à prendre ; mais je doute qu’un dessin de l’homme de troupe, en son allure réelle, puisse retrouver l’homme sous le vêtement ; j’y ai toujours vu quelque chose de gauche et de malheureux qui rappelle les estampes d’autrefois, et me les a fait comprendre ; je n’avais pas connu la disgrâce de l’esclave. Mais revenons aux marquis.

Il y a une obéissance sans grâce, bourrue, hérissée, plébéienne, qui me fait voir aussitôt un homme qui connaît les choses, qui a des opinions, qui y tient, qui discutera si on l’y invite, enfin qui sait. Ce genre d’homme est roi dans la paix, parce que c’est lui qui invente. Et même, dans la guerre, il pouvait beaucoup. Toutefois, il s’est trouvé, contre toute attente, déchu et méprisé, comme tant d’anecdotes l’ont rappelé. Mais il faut voir les causes. Le pouvoir absolu n’aime pas ce genre de services, parce que l’homme qui les rend n’est point courtisan du tout. Il est clair que le maniement des choses ne forme point du tout à la politesse, parce que les choses ne sont point sensibles à la politesse ; non, mais à la rectitude et fidélité du jugement. Les choses sont inflexibles ; elles ne cèdent point à la prière ; il ne s’agit pas de leur plaire ; il suffit de les bien connaître. Celui qui a observé des réactions chimiques, ou qui a réglé quelque appareil de précision, rapporte de ce travail un visage plébéien ; le chef n’aime pas ce mesureur et peseur.

Mais celui qui fait dépendre ses espérances et toutes ses pensées de ce qui plaît et déplaît au chef donne à son visage d’autres plis, son attention parle autrement. Car l’homme est changeant et flexible ; d’une heure à l’autre il est sensible à d’autres paroles ; on ne peut se faire une règle d’avance, et la méditation solitaire n’avance à rien ; il faut deviner dans l’instant, et se plier dans l’instant. Imiter, c’est ici la méthode naturelle ; de là ces visages qui semblent dire au puissant Seigneur : « façonne-moi », et qui se livrent au pouvoir comme une femme au costumier. « Je serai, dit ce charmant visage, ce que vous voudrez que je sois ; je croirai comme vous voudrez que je croie ; j’aurai l’humeur qui vous plaira. » Cet art occupe tout l’esprit. Ceux qui le pratiquent n’ont même pas l’idée de ce que serait une vérité qui pourrait déplaire ; même cette idée, dès qu’ils en devinent quelque chose, leur paraît scandaleuse. Dont la raison est que leurs faits à eux et leur expérience ce sont les chefs, et que ce qui plaît aux chefs est le vrai. Tel est le vrai chemin de l’ambitieux. Et c’est par là qu’on arrive à comprendre cette alliance naturelle entre l’actrice, le prêtre et l’officier.